29 août 2018

Le Cinéma de F.F. Coppola VI. 1996-1997

Jack, 1996
Bizarrement, après le succès de son Dracula, Coppola semble progressivement disparaître de la scène, un peu comme John Landis ou Walter Hill à la même époque. Le cinéaste s'embourbe sans doute dans des projets trop ambitieux qu'il n'arrive pas à faire aboutir, endossant une fois de plus le rôle de l'incompris des studios. Même le lancement de Dreamworks par son copain Spielberg ne représentera pas une aubaine pour lui, tandis que sa propre société American zoetrope continue de vivoter (au moins aura-t-il la reconnaissance de Cannes dont il présidera la 49e édition). Adieu donc aux rêves d'indépendance de l'artiste, son retour sur les écrans se fera pour le compte de Disney.

Mais le film passe inaperçu, la promo exploitant à peine le nom du réalisateur. J'avais pour ma part raté ce Jack, franchement peu encouragé par son affiche qui semblait promettre une comédie familiale pleine de bons sentiments, véhicule sans risques pour un Robin Williams exploitant sa veine immature (Hook, Mrs. Doubtfire, Flubber, Docteur Patch). L'acteur a certes toute sa place dans cette histoire de régression infantile, jouant un enfant dans le corps d'un adulte. C'est un postulat qui a régulièrement fasciné le cinéma de divertissement, de Monkey business à Big, en passant par Freaky friday. Il peut également fonctionner dans un registre plus dramatique (Le Tambour). Je reste donc curieux du traitement choisi par le réalisateur, persuadé qu'il s'est efforcé dans la mesure du possible d'en faire une œuvre personnelle, à la façon de Peggy Sue. Il y conserve son équipe artistique (Dean Tavoularis aux décors), retrouve Diane Lane pour la troisième fois, et s'adjoint les services de Michael Kamen.




The Rainmaker (L'Idéaliste), 1997
Celui-ci aussi fut distribué dans une relative indifférence. Injuste destin puisque c'est un film que j'avais non seulement beaucoup aimé à sa sortie, craignant pourtant un opus mineur, mais dont chaque nouvelle vision confirme les qualités. Adaptant l'écrivain best-seller John Grisham, The Rainmaker prend les atours d'un film de procès très convaincant, grâce notamment à une distribution magnifique dirigée de main de maître : Danny De VitoJon VoightDanny GloverClaire Danes, l'incontournable Dean Stockwell, et même Mickey Rourke — occasion d'un sympathique clin d'œil à Rumble fish — y partagent la vedette avec un Matt Damon qui, suite au triomphe de Good Will Hunting, confirme tous les espoirs placés en lui (comme le fera également cette même année son Talentueux Mr Ripley).

Coppola avait déjà montré sa capacité à aborder ce genre si codifié avec Tucker, qui proposait des scènes de prétoire très réussies. Le réalisateur signe une mise en scène subtile, totalement au service de son scénario. L'intrigue contient suffisamment de suspense, de rebondissement et de situations qui en appellent à l'indignation du spectateur pour rendre le film passionnant à suivre, sans pour autant oublier de faire exister ses personnages, dépeints avec beaucoup d'humanité et rendus très attachants. Il y a de vrais et beaux moments d'émotion, accompagnés sans lourdeur. L'atmosphère chaleureuse du film est encore renforcée par la musique bluesy d'Elmer Bernstein. Un très beau film, sincère et touchant, à reconsidérer absolument.

24 août 2018

Trois romans français, qui furent aussi des films

Vercors, Le Silence de la mer, 1942
Une poignée de nouvelles écrites au cœur des ténèbres de la France occupée, publiées aux Éditions de Minuit, maison elle-même née dans la clandestinité. C'est merveilleusement écrit, absolument désespéré et véritablement poignant. Voire même assez courageux de la part d'un écrivain résistant que de concevoir un portrait humanisé d'officier allemand dans le récit qui donne son titre au recueil, et qui sera brillamment transposé à l'écran par Jean-Pierre Melville, à peine sonnée l'heure de la Libération.

De Vercors, je recommande également les extraordinaires Animaux dénaturés, étonnant conte philosophique, à mi-chemin entre le Huxley du Meilleur des mondes et le Pierre Boulle de La Planète des singes.









Roland Topor, Le Locataire chimérique, 1964
Une fable fantastique, digne de ces romans noirs sur l'absurde à la Kafka ou Gogol. Sur le fond, c'est une histoire assez horrible, et pourtant, parallèlement à ce sentiment, on est souvent tenté de jubiler face à la cruauté dont fait si généreusement preuve l'auteur envers son pauvre protagoniste. L'humour est grinçant mais derrière la caricature — et c'est la force du texte — la part de vérité fait froid dans le dos.

Se confronter à ce texte est évidemment aussi très intéressant comme occasion de constater à quel point le (génial) film de Polanski fit le choix de respecter à la lettre le roman de Topor.









Robert Merle, Un Animal doué de raison, 1967
Très bon roman. Le bouquin ne se résume pas à son seul postulat (des scientifiques qui tentent de percer le langage des dauphins), il est aussi étonnant dans son style. Merle y multiplie en effet les formats de texte, passant de gros blocs de paragraphes où pensées, dialogues et descriptions fusionnent, à de simples lignes dialoguées, issues d'enregistrements. Ça alterne ainsi entre la froideur militaro-scientifique et une vraie sensibilité dans l'introspection, avec des personnages forts et complexes. 

L'arrière-plan politique est également très présent. Un animal doué de raison date de la fin des années 60 et est inévitablement marqué par la Guerre froide et l'intervention américaine au Vietnam. Bref, c'est passionnant, et même parfois émouvant. Dommage que l'adaptation cinématographique, à laquelle fut un temps attaché Polanski, mais finalement réalisée par Mike Nichols, soit un rendez-vous manqué, car il y avait vraiment matière pour en tirer une fable intelligente et un spectacle riche.

16 août 2018

The Best offer, Giuseppe Tornatore, 2013

La Migliore offerta (The Best offer), Giuseppe Tornatore, 2013
Avec : Geoffrey Rush, Sylvia Hoeks, Jim Stugess, Donald Sutherland...


Malgré mon adoration pour Cinema paradiso, je n'ai jamais été plus que ça intéressé par le reste de la filmographie de Giuseppe Tornatore. Passé Marchand de rêves, je n'ai donc plus rien vu de lui et j'ignorais complètement l'existence de ce Best offer. On m'avait un peu survendu ce titre, et ça a plutôt fait illusion pendant les 3/4 du film.

J'ai adoré cet univers feutré et codifié du commissaire-priseur, plutôt rarement traité au cinéma. Tout le récit assénant son discours sur le faux, l'authenticité, le caché et le visible, on sait qu'on va assister d'une façon ou d'une autre à une manipulation d'envergure. Il est évident pour le spectateur que les rouages de l'automate, patiemment assemblés au cours du film, sont autant d'appâts, semés à dessein pour que Virgil les trouve. J'ai bien aimé aussi la façon de filmer les lieux et les mêmes coins de la ville. L'histoire se passe clairement à Rome, mais il me semble que le nom de la ville n'est jamais évoqué et n'y voir évoluer que des personnages anglais crée une bizarrerie qui fonctionne plutôt bien avec l'idée d'un univers un peu factice. Enfin, la façon dont Geoffrey Rush se laisse progressivement gagner par des émotions et une fièvre inconnues de lui est plutôt bien montrée.

Mais... lorsqu'arrive le moment de la révélation, inexplicablement on n'a même pas droit à la séquence typique de ce genre de films où le protagoniste va brutalement nous redonner à voir toutes les scènes passées en reconstituant le hors-champ qui lui avait échappé. Le genre de séquences toujours un peu artificielles mais qui peuvent être jouissives chez un De Palma (Mission : impossible) ou un Mamet (La Prisonnière espagnole). Ici, on se dit juste que le plan des voleurs est abusivement compliqué. Certes, c'est toujours le problème avec ces combines qui présupposent les réactions du pigeon, mais rien ne vient véritablement encourager l'indispensable suspension d'incrédulité pour faire passer la pilule.



C'est donc très clairement le scénario et ses articulations qui pêchent, et peut-être que Tornatore, qui le signe seul, aurait du s'adjoindre un coscénariste pour rendre ça plus efficace. Parce qu'à l'arrivée, la promesse n'est absolument pas tenue et c'est vraiment dommage de finir sur une note aussi déceptive. Alors oui, je me console en me disant que ça fait toujours plaisir de voir encore en 2013 apparaître dans un générique la mention « music composed, arranged and conducted by Ennio Morricone. » Fidèle au réalisateur, le compositeur concocte un joli score, accompagnant bien la dimension de fascination appelée par cette histoire, et clairement empreint de sa patte. J'en retiens en particulier ce thème tout en voix envoûtantes :





GROS SPOILERS /// 
En gros, s'il s'était agit de simplement séduire le vieux beau pour accéder à son appartement, il y avait sans doute moins acrobatique (et je ne vois même plus la raison de s'acharner sur l'automate). Mais évidemment, il n'y aurait dans ce cas pas de film. Le plus dommage est que le récit s'achève sur une fin qui aurait pu être grandiose mais qui ne m'a pas semblé là non plus suffisamment explicite. De ce que j'ai compris, Virgil décide d'aller prendre racine dans ce resto de Prague, sur la foi de cette petite phrase lâchée par Claire lui disant que quoi qu'il arrive elle l'aimera toujours. Il se persuaderait donc que malgré le coup tordu dont il a été victime, cet amour a lui été bien réel. L'idée de ce personnage figé dans le temps et qui persisterait donc dans son aveuglement est plutôt puissante, mais ça aurait pu être un peu mieux appuyé. 
/// FIN GROS SPOILERS

10 août 2018

Les Nouveaux reporters américains

Hunter S. Thompson, Gonzo highway, 1997
Un recueil de la correspondance du journaliste américain, suicidé en 2005. Échelonnées de 1959 à 1976, ses lettres dévoilent une conscience particulièrement aigüe de son temps, loin de l'image de taré pittoresque et perché que véhiculait l'auteur culte de Las Vegas parano. Et c'est tout un panorama de l'histoire américaine contemporaine qui nous est offert ici : l'évolution des beatniks aux hippies, l'assassinat de Kennedy, la rupture de la guerre du Vietnam et la fin des idéaux, les mensonges de Nixon, et jusqu'à l'administration Jimmy Carter.

Certaines lettres sont aussi l'occasion pour Thompson d'exprimer son art poétique, c'est-à-dire ses méthodes particulières de journalisme. On trouve aussi ses réponses assez gonflées à ses créanciers divers, et quelques échanges sympathiques avec ses confrères Tom Wolfe, Kurt Vonnegut ou Joan Baez. Souvent jubilatoire, c'est en tous cas une sélection de premier choix.





Tom Wolfe, The Right stuff (L'Étoffe des héros), 1979
Grand fan du film de Philip Kaufman, je ne pensais pas que sa source se révèlerait aussi passionnante à lire. Manifestement parfaitement documenté, Wolfe injecte toute sa verve dans ce récit des débuts de la conquête spatiale, faisant à la fois le portrait d'hommes face à un destin qui les dépasse et d'une Amérique qui se retrouve. On est là dans le registre du documentaire romancé, tel que l'avait défini Capote avec son De sang froid.

C'est plein de piquant, de drôlerie et de vérité touchante. C'est aussi bien une farce hilarante qui n'épargne personne, qu'une comédie humaine qui s'efforce malgré tout de toucher juste. Et l'on finit par ne plus savoir s'il faut se montrer admiratif du style de l'écrivain, ou de la richesse de son travail de recherche.







Bob Woodward, Wired (La Folle et tragique vie d'un Blues brother), 1984
Biographie impressionnante à plusieurs titres. D'abord par la somme de recherches et la précision des faits rapportés, au point que ça en devient parfois impudique et gênant. Woodward (le binôme de Bernstein, qui révéla l'affaire du Watergate) a eu accès à un paquet de documents et s'est entretenu avec tous les témoins qui ont partagé l'existence de John Belushi. Son bouquin est sorti deux ans à peine après l'overdose du comédien, et vu les noms prestigieux cités ici (Nicholson, De Niro, Robin Williams...) et dont les addictions sont livrées au public, je n'imagine pas le scandale que ça a du causer.

Non content de pouvoir ainsi reconstituer quasiment heure par heure la dernière semaine de l'acteur — cercle infernal de débauche autodestructrice — il nous fait aussi partager de près le fonctionnement d'un milieu hollywoodien alors en pleine mutation. C'est en effet cette époque, à cheval entre les 70's et les 80's, qui voit l'émergence d'une nouvelle génération appelée à devenir les nouveaux rois du box-office : Spielberg, Landis, et tous ces acteurs issus du Saturday night live, dont Woodward raconte la passionnante genèse. Une époque où tous les excès semblaient possibles, avant que le succès condamne ses participants à rentrer dans le rang.

Le plus atroce est que si Belushi a été un acteur si populaire, c'est aussi parce que le public et surtout les producteurs attendaient de lui qu'ils reste dans son rôle d'allumé, quitte à assumer le fait que ça passe par la drogue. Le journaliste raconte les coulisses hallucinantes de la poignée de films laissés par Belushi (curieusement, c'est sur The Blues brothers qu'il s'étend le moins), où il semble finalement qu'il n'aura que trop rarement pu exprimer sereinement tout le potentiel de son talent. Le récit est donc bien triste, mais aussi souvent touchant, en particulier lorsque l'auteur évoque la tendresse et le soutien indéfectibles de ses proches amis, au premier rang desquels Dan Aykroyd, bien sûr.

8 août 2018

Le Cinéma musical de Brian De Palma IV. 1986-1989

Wise guys (Mafia salad), 1986
Le film fut à peine distribué, et sans aller jusqu'à dire qu'il mériterait d'être redécouvert, ça n'en fait pas non plus un objet honteux. Bien avant The Sopranos, Wise guys s'inscrit dans le genre de la comédie mafieuse, comme il commence à s'en tourner à l'époque (L'Honneur des Prizzi, Premiers pas dans la mafia), Hollywood ayant un peu épuisé les possibilités de singer sérieusement Le ParrainIl faut juste oublier que c'est le réalisateur de Blow out derrière la caméra, et n'espérer aucune étincelle de mise en scène. Cinématographiquement c'est en effet assez nul. Tout passe par un scénario vaudevillesque aussi con que loufoque, et par l'abattage de comédiens qui ne cherchent pas la finesse. Danny De Vito est à l'aise dans un nouveau rôle d'antihéros méchant, cupide et cynique. L'acteur est alors super bankable depuis son second rôle dans le diptyque Diamant du Nil/Diamant vert, et peut désormais assurer la tête d'affiche.

Si elle ne témoigne d'aucune ambition et ne réflète rien de la personnalité de De Palma, cette pochade m'a quand même bien fait rigoler par ses enchaînements de situations volontairement idiotes, pas très éloigné dans l'esprit d'Un sacré bordel, que Blake Edwards tourne la même année. De mon point de vue, la VF serait presque à privilégier, tant le doublage rempli de voix familières ajoute au côté crétin des personnages. Aucun souvenir de la B.O. par contre, signée Ira Newborn, un fidèle de John Landis (Blues brothers, Police squad, Into the night) et de John Hughes (Sixteen candles, Ferrie Bueller, Weird science, etc.) :







The Untouchables (Les Incorruptibles), 1987
Bien avant la mode des adaptations de série TV — à laquelle De Palma contribuera pleinement dix ans plus tard avec Mission : impossible The Untouchables se veut la version grand format d'un feuilleton à succès. C'est pour le réalisateur un retour au divertissement de classe A, une production de très haute tenue, aussi élégante visuellement qu'efficace dramatiquement. Le scénario aux petits oignons signé David Mamet se voit magnifié en une succession de morceaux de bravoure dont on oublierait presque les enjeux (quel est le sujet de l'embuscade à la gare ?) et de passages plus sensibles (la première rencontre entre Malone et Ness) qui fonctionnent grâce à la perfection du casting. La machine ronronne impeccablement, de la constitution de l'équipe aux confrontations à distance entre le gentil et le bad guy, jusqu'à la résolution merveilleusement cathartique pour le spectateur.

Après Scarface, le film permet à De Palma d'être promu spécialiste du film de gangster, lui qui s'était d'abord imposé comme maître du fantastique, puis du suspense hitchcockien. Devenu une icône du genre grâce à Leone, Scorsese et Coppola, De Niro retrouve le réalisateur qui l'avait fait démarrer à l'écran, et s'amuse en composant un savoureux Al Capone. Et non content de bénéficier de l'interprète d'Il était une fois en Amérique, De Palma récupère également le compositeur. Morricone, qui vient de triompher avec la BO de The Mission, livre ici une extraordinaire partition, très variée dans ses registres, avec des thèmes parfaitement identifiables. Et j'ai vraiment l'impression qu'on n'en fait plus des comme ça :






Casualties of war (Outrages), 1989
Il en fallait du courage pour produire un film aussi âpre, et y embarquer entre deux Retour vers le futur Michael J. Fox, pour ce qui restera comme un de ses rares rôles purement dramatiques. Choix audacieux et payant puisque l'acteur parvient vraiment à incarner avec évidence ce personnage torturé entre les notions de morale et de devoir. De Palma prouve une nouvelle fois qu'il est loin d'être un réalisateur purement formel, accordant précisément ici une grande attention à ses acteurs, et on a sans doute là une des prestations les plus impressionnantes de Sean Penn.

Si la guerre du Vietnam a souvent été présente en arrière-plan dans l'œuvre du cinéaste, c'est la première fois qu'il aborde le sujet de front, plongeant au cœur de l'enfer vert que fut le conflit. Sa mise en scène parvient à renouveler encore l'approche du film de guerre, et l'on n'oubliera pas de sitôt cet assaut nocturne en sous-sol, ou la course contre la mort sur un pont ferroviaire. Derrière la maestria de ces séquences, nulle indécence de la part du réalisateur, qui pose à chaque fois la question du juste point de vue sur cette histoire particulièrement odieuse. Un peu comme dans le Platoon d'Oliver Stone, l'ennemi est intérieur. Mais le film pose un dilemme d'autant plus insoutenable qu'il n'apporte nulle réponse. Il s'agit finalement moins d'une énième condamnation de la culpabilité américaine que d'un réquisitoire terrible contre la guerre en elle-même, et ce qu'elle fait faire aux hommes. Et l'épilogue du film me bouleverse toujours autant, pudique, simple et très émouvant.

Nous épargnant les sempiternels tubes rock de la période, De Palma a la chance de prolonger ici sa collaboration avec un Morricone une nouvelle fois au sommet de son inspiration. Lyrique au possible, enrichi de sonorités discrètes évoquant les dangers de la jungle sans jamais verser dans l'exotisme, le thème principal prend aux tripes, laissant se développer cordes et chœurs avec une douceur inattendue :




DOSSIER BRIAN DE PALMA :

6 août 2018

Le Cinéma de Terry Gilliam V. 2006-2009

Tideland, 2006
La sensation de liberté qui se dégage du film est si totale qu'elle aurait presque davantage tendance à plomber le spectateur qu'à le griser. Et j'ai bien l'impression que c'est justement là le propos de Gilliam, nous ramenant constamment vers la pesanteur des choses terrestres. Son héroïne s'accroche en effet vaille que vaille à ses rêveries dans l'espoir de transfigurer la réalité bien sordide qui l'entoure, mais ses efforts semblent vains et elle finit toujours par y replonger. Cette dynamique n'en est cependant pas moins répétitive, et sans doute le film est-il trop long. Peut-être aussi peut-on mettre en cause la jeune actrice dont le jeu manque un peu de naturel.

J'en retiens aussi la jolie musique de Mychael et Jeff Danna, la très belle photographie pleine de références picturales, proche des illustrations de contes pour enfants, avec un magistral usage du format scope, tant dans les scènes d'intérieur — l'appartement des parents au tout début — que dans les plans de Nature. 

Pas de doute, on est bien chez Gilliam, mais on sent clairement qu'il y a eu une évolution depuis Time banditsBrazil et The Fisher king qui proclamaient tous la victoire de l'imagination sur la dictature de la raison. Tideland exprime quelque chose de tristement désabusé, et la dernière scène reste assez ouverte quant aux enseignements qu'on pourrait en tirer. Ce faux conte pour enfants, qui dit et montre des choses assez dures, contient tout de même des moments très forts, nés justement de cet étrange et perturbant mélange entre la crudité de certaines situations et ce besoin malgré tout vital de croire encore et toujours au merveilleux.




The Imaginarium of Doctor Parnassus (L'Imaginarium du Docteur Parnassus), 2009
Tout au long de sa chaotique carrière, Gilliam est malgré les avanies de production plus ou moins parvenu à faire en sorte que ses films fonctionnent. Celui-ci prend l'eau de toutes parts : personnages insuffisamment développés, narration bancale, trop de place accordée à des visions fantasmatiques aux effets visuels techniquement pas très aboutis, et forcément moins poétiques que ce qu'auraient donné des effets mécaniques à l'ancienne. J'ai de loin préféré le rendu des scènes réalistes et de ce Londres transfiguré, et toutes les scènes autour et à l'intérieur du chariot brinquebalant sont des réussites, précisément parce que les décors existent, s'imposent et accueillent les mouvements des personnages.

Le point de départ était pourtant prometteur, et on sent dès les premières minutes tout ce qui a pu inspirer le cinéaste dans cette histoire qui puise là encore à de multiples sources et traditions. Le Docteur Parnassus est un magicien de foire proche du Dr. Lao de George Pal (The Seven faces of Dr. Lao, 1964), davantage médiateur d'émotions qu'illusionniste auprès de son public. En jeune assistant, Andrew Garfield impose déjà tout son talent, et j'ai beaucoup aimé l'interprétation touchante de Lily Cole, vraie révélation du film dont elle incarne la figure la plus émouvante... malheureusement elle aussi bientôt sacrifiée au profit d'un délire visuel de plus en plus pesant.

Le vrai raté vient du traitement du personnage de Tony, dont l'évolution apparaît plutôt incohérente, fruit de l'inévitable réécriture due à la disparition d'Heath Ledger, que j'étais content de revoir travailler avec Gilliam. Arraché à la mort et à son destin, le type rend de vrais services, se montre avisé dans son discours, et semble sincèrement sur un chemin de rédemption. Son basculement progressif du côté obscur, tombant le masque, n'est que peu convaincant, éclipsant même la figure du diable (Tom Waits, délicieux) qui aurait du chapeauter tout ce petit monde. On finit par ne plus trop saisir ce que veut vraiment raconter le film, et je crois avoir déjà oublié le sens de son épilogue. Je n'irai pas jusqu'à dire que c'est un film raté, mais aurais presque tendance à le considérer comme un work in progress. Et puis encore un très chouette score à mettre au crédit des frères Danna.


DOSSIER TERRY GILLIAM :
VI. Filmographie 2013-2018 (prochainement...)