30 janvier 2017

Le Cinéma de George Roy Hill II. 1975-1977


The Great Waldo Pepper (La Kermesse des aigles), 1975 
Dans cette évocation nostalgique des pionniers de l'aviation, Robert Redford est tout simplement parfait. Il rayonne telle une figure presque enfantine qui vit sa passion comme un rêve. La caméra de George Roy Hill nous invite à partager avec son héros cette sorte de parenthèse enchantée quand, à peine sorti des duels chevaleresques de la Grande guerre, le ciel va pouvoir être sacralisé comme un terrain de jeu, avant d'être confisqué par ceux qui en feront une véritable autoroute avec le développement de l'aviation civile. Le cinéaste retrouvait ici le talent de William Goldman, son scénariste de Butch Cassidy and the Sundance kid, et le fruit de cette collaboration aboutit à un film extrêmement riche dans son propos et ses réflexions, à la fois comédie pleine de panache, et portrait doux-amer d'un monde en mutation, où il va s'agir de perdre ses dernières illusions. 

Tous ces éléments s'imbriquent avec intelligence, ne donnant jamais l'impression d'un film qui s'éparpille ou qui se déséquilibre. On y retrouve en fait dans toute sa force ce qui fait la spécificité du cinéma de Hill, cette capacité à mélanger le drame et la comédie sans pour autant tourner en ridicule ses personnages, et surtout cette volonté de déstabiliser les attentes et les émotions du spectateur, c'est-à-dire de lui offrir une histoire aussi imprévisible et propice à l'absurde que la vie elle-même. 

Très pittoresques, les personnages ne sont ainsi jamais loin de la caricature, et parviennent à se montrer touchants, à l'image de la craquante Susan Sarandon déboulant pour mettre à l'épreuve la rivalité qui existe entre les camarades pilotes, personnage-catastrophe digne des screwball comedies de l'âge d'or. Et comme souvent chez Hill on passe dans la même scène du burlesque le plus délicieux au tragique le plus glaçant. Régulières, variées et toujours chargées dramatiquement, les scènes d'acrobaties aériennes sont époustouflantes notamment grâce à un savant art du montage. Bref, The Great Waldo Pepper est un film formidablement attachant, qui sous couvert de divertissement élégant — musique d'Henry Mancini au diapason — cache bien son jeu et sa profondeur, et que je revois régulièrement avec beaucoup de plaisir.




Slap shot (La Castagne), 1977
On est là face à l'archétype d'un certain genre de films de sport, de ceux mettant en scène une équipe de bras cassés qui va tenter un dernier baroud d'honneur sous la supervision d'un coach minable. Genre porteur puisque, à l'instar des Petits champions, ce Slap shot connaîtra lui aussi plusieurs suites. Par le passé, Hill a toujours su faire preuve d'une certaine tendresse pour ses personnages de perdants magnifiques (Butch Cassidy, le Kid, Waldo Pepper). Ici il préfère plutôt se marrer et ne pas trop se préoccuper de finesse. Il met en scène des hockeyeurs bien bourrins, paillards et un peu demeurés aussi, facilement manipulés par un Paul Newman prêt à tous les coups bas pour maintenir son équipe dans le championnat et éviter sa dissolution (l'arrière-plan social à base de fermeture d'usine est juste effleuré). Sa tactique va consister à diffuser de fausses rumeurs et surtout à tabasser sans pitié l'adversaire, créant un show complétement bordélique qui va les rendre ultra-populaires auprès du public, et donc de possibles investisseurs (Rollerball n'est pas loin).

Grâce à la présence de vrais hockeyeurs — notamment les impayables frères Hanson — les scènes sur la glace sont bien efficaces, qu'il s'agisse des moments de vrai sport (tout de même présents) ou des bastons successives, toutes franchement délirantes et qui surviennent de plus en plus tôt à chaque nouveau match. Pas besoin de connaître les règles puisqu'elles sont de toutes façons violées. Hill enchaîne ça presque comme une série de petits sketches et certains sont vraiment hilarants. 

Malgré son caractère excessif, quasiment cartoonesque, cette violence n'est cependant pas toujours plaisante. Newman encourage ses troupes à se montrer les plus agressifs et irrespectueux des règles, et en tant que spectateur on n'approuve pas toujours ce manque de fair-play, position heureusement également tenue par un des personnages du film. Le coach apparaît donc un peu comme un vrai salaud, et même si on comprend ses intentions, liberté est laissée au spectateur de décider si la fin justifie les moyens. Mais à vrai dire, Hill ne semble pas chercher plus que ça à dramatiser son récit ou a suggérer un point de vue critique. Il s'agit avant tout de divertir. À côté de ces aspects peu subtils, le film est intéressant aussi parce qu'il est encore ancré dans ce registre intimiste et existentiel typiquement 70's, avec notamment des beaux et touchants portraits de quelques femmes de hockeyeurs délaissées. Dans le genre, on lui préférera néanmoins le magnifique Deux filles au tapis d'Aldrich qui parvenait idéalement à atteindre à la fois les tripes et le cœur. 


DOSSIER GEORGE ROY HILL :

27 janvier 2017

Manu Larcenet, trait pour trait

Manu Larcenet, Blast, 2009-2014
Un livre important, à la fois pour le monde de la bande dessinée et dans la carrière d'un auteur en perpétuelle recherche. Pour l'avoir suivie depuis le début, son évolution est passionnante : des premières séries parodiques et potaches dans les pages de Fluide glacial — mythique période qui le voyait cohabiter avec Goossens et Blutch — jusqu'à l'intimidant Rapport de Brodeck, en passant par la houlette de Lewis Trondheim, qui écrira pour lui les réjouissants Cosmonautes du futur et (avec Sfarles trois tomes récréatifs de Donjon parade, Manu Larcenet est un auteur qui a toujours refusé le confort et n'a cessé de se remettre en question pour mieux éprouver son art. 

L'œuvre-tournant, affirmation de son indépendance, c'est sans doute Le Combat ordinaire, qui offrait la  symbiose idéale entre le récit adulte, intime et sensible, et un découpage encore traditionnel en planches à 4 bandes. Reposant sur une intrigue solide, d'inspiration autobiographique sans pour autant en être esclave (son pendant comique étant Le Retour à la terre), c'est un roman graphique admirable, vivant, profond, et tout simplement touchant, qui obtint légitimement la reconnaissance du public et de la critique.

Gros morceau dont les previews sur le blog de l'auteur faisaient bien saliver à l'époque, Blast réinvestit finalement un sillon inauguré par ses ouvrages essentiels parus à la fin des années 1990 chez les Rêveurs (Dallas cowboy, Presque...), et qui ont beaucoup marqué ses lecteurs, révélant les ambitions à la fois graphiques et narratives d'un auteur déjà à l'étroit dans le carcan de la bande dessinée d'humour. Libérés du format d'album traditionnel, le trait et la mise en page s'y épanchaient avec une liberté nouvelle, supportant harmonieusement un ton impudique à visée cathartique.

Un peu comme Chris Ware, et avec la juste bienveillance de ses éditeurs, Larcenet semble désormais penser/concevoir l'objet-livre en accord avec son propos. Il livre ainsi Blast découpé en quatre tranches épaisses de 200 pages chacune, où il fait une nouvelle fois la démonstration d'une totale et grisante liberté artistique, tant sur le fond que sur la forme. Dans un somptueux noir et blanc, qui laissera de temps en temps entrer la couleur, le dessin y est aussi travaillé que décomplexé, acceptant l'inexactitude pour mieux faire parler l'émotion (son évolution est sensible de façon très intéressante au fil des tomes). En quelques coups de pinceaux, Larcenet compose des atmosphères incroyablement expressives, où le naturalisme fusionne avec les visions les plus hallucinées de son protagoniste. Le récit est en effet essentiellement une narration subjective et retrospective, où la pulsion est reine pour le meilleur comme pour le pire, ce qui autorisera un regard très décalé. Et loin de se contenter de mettre le dessin au premier plan, l'auteur fait aussi preuve d'un remarquable talent d'écrivain et de dialoguiste. Tout ça aboutit à un choc d'autant plus puissant que Blast raconte une histoire particulièrement sombre, s'apparentant à une sorte d'épopée bizarre et effrayante, pleine de fer et de chair.

Le quatrième et dernier volume, contraint de conclure, s'achève sur un très long épilogue, exercice indispensable qui va repeindre sous un nouveau jour ce qui jusqu'ici était bel et bien un long récit de témoignage, donc partial et incomplet. Mais exercice également très ingrat puisque l'auteur est contraint de mettre en scène un interminable tunnel dialogué où au bout d'un moment il semble avoir un peu épuisé tous les cadrages possibles (champs-contrechamps, flashbacks). Après un voyage harassant caractérisé par tant d'inventivité formelle, on ne pourra que constater que ça devient visuellement d'une platitude inattendue. On ne le déplorera pas pour autant, parce que l'intérêt pour l'histoire reste néanmoins maintenu, et que ça a tout de même pour effet de participer à une sorte de retour à une réalité qui se devait d'apparaître comparativement forcément plus morne. 

On aura donc lu Blast en ressentant pleinement le long galop auquel a du ressembler pour l'auteur sa conception. C'est une véritable expérience de lecture qui bouscule, un trip sensoriel qu'on n'approchera finalement jamais autrement qu'en tremblant. Et malgré son côté no future, ça reste l'œuvre d'un artiste qui, s'il vit son trait, est aussi quelqu'un qui aime raconter des histoires. Et qui prouvera bien vite qu'il est encore loin d'avoir vidé toute sa sève, nous offrant une nouvelle œuvre-monstre, libre transposition d'un récit de Philippe Claudel, Le Rapport de Brodeck.





24 janvier 2017

Saga La Planète des singes III. 1971

Escape from the planet of the apes (Les Évadés de la planète des singes), Don Taylor, 1971
Avec : Roddy McDowall, Kim Hunter, Sal Mineo, Bradford Dillman, Natalie Trundy, Eric Braeden, Ricardo Montalban...


Le pitch : les chimpanzés Cornelius et Zira débarquent sur Terre en 1973. Voilà qui va permettre une économie substantielle en épargnant aux producteurs toute nécessité de reconstitution et de création de décors. Le film sera intégralement tourné à Los Angeles pour un budget encore en baisse par rapport aux précédents opus, soit 2,5 millions de dollars. Confrère de Ted Post, réalisateur du Secret de la planète des singesDon Taylor vient lui aussi de la télévision (Alfred Hitchcock PresentsWild Wild WestMannixNight Gallery). Il abordera curieusement une fois encore la question des failles spatio-temporelles avec l'amusant Nimitz, retour vers l'enfer (1980).

Troisième volet d'une lucrative franchise, Escape from the Planet of the Apes se présente d'une certaine manière comme l'adaptation la plus fidèle du roman de Pierre Boulle, mais une adaptation qui en retournerait les présupposés comme un gant, en projetant cette fois les singes sur la planète des hommes. De très nombreux éléments du livre, qui ne correspondaient pas à la direction prise par le scénario du premier film, peuvent enfin être directement transposés, les chimpanzés suivant le même parcours chez les humains qu'Ulysse Mérou chez les singes...

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20 janvier 2017

Le Cinéma de George Roy Hill I. 1969-1972

Je ne sais pas si en 2017 on a encore le droit d'employer l'expression "3615 ma vie" mais j'ai une affection particulière pour ce cinéaste américain, dont j'associe la découverte à mes toutes premières fréquentations de la Cinémathèque française. Je voyais alors régulièrement apparaître dans le programme le titre — qui pourrait faire penser à la sequel d'un obscur slasher — et le résumé intriguants d'Abattoir 5. Une fois ma curiosité satisfaite ce fut un choc... Je me souviens encore du générique dans la neige sur fond de Bach, suscitant une fascination qui ne m'a plus lâché jusqu'à la fin.

Au vu des autres films du multi-oscarisé George Roy Hill (à gauche sur la photo), j'ai à chaque fois retrouvé la même singularité, œuvres peu conventionnelles portant un regard tendre sur des personnages qui s'obstinent à vouloir vivre dans un monde à part, fantasmé, jusqu'à ce qu'une réalité tragique les rattrape. Et par dessus ça, un sens du comique grinçant assez perturbant. Bref un cinéaste brillant sans être prétentieux, à la fois solide techniquement mais plein de fantaisie, ce rend ses film si vivants, incontestable expression d'une vraie personnalité, et leur permet d'être revus avec énormément de plaisir...




Butch Cassidy and the Sundance kid (Butch Cassidy et le Kid), 1969
J'en connaissais la BO, j'ai enfin découvert le film. Et j'ai été très surpris. Je m'attendais à une sorte de relecture nostalgique, très ironique, de la légende de l'Ouest, un divertissement léger et folklorique. Or George Roy Hill et son scénariste William Goldman (Les Hommes du président, Princess Bride) proposent plutôt une sorte de post-western, très épuré, avec une intrigue véritablement réduite à son minimum qui s'inscrit parfaitement dans le renouveau que connaît le genre à cette époque. On a du coup l'impression d'être devant un univers qu'on croyait familier mais qui apparaît presque désolé. 

Butch Cassidy et Sundance Kid semblent complétement réduits à subir les événements, ne survivant que difficilement dans un monde en mutation qui ne leur laisse plus grand chose à faire, et qui va tenter de les évacuer du décor. Une bonne partie du métrage est par exemple occupée par une poursuite presque surréaliste, le deux compères ignorant qui est après eux, et échouant à semer leurs poursuivants. Le film adopte ainsi une imprévisibilité dans son rythme et dans son ton. Il y a de l'humour, certes, surtout dans certaines répliques, mais les deux héros ne sont pas pour autant des clowns. Newman et Redford incarnent parfaitement cette sorte de panache qui relèverait presque de l'enfance. On retrouve en fait ces personnages typiques de Hill, souvent déphasés par leur aveuglement volontaire, et finalement très touchants.

Le génie de la mise en scène s'impose dès la splendide séquence d'ouverture en sépia. Hill se permet même quelques expérimentations lors du voyage des personnages pour la Bolivie, en passant par New York, représenté par un long montage de simples photographies. Et les décors traversés sont magnifiquement photographiés par Conrad Hall. Et puis la bande son de Burt Bacharach est plus que jamais un délice à entendre lorsqu'on la voit enfin associée aux images, en particulier son superbe morceau South american getaway, aux chœurs tantôt lyriques tantôt mélancoliques qui accompagne les braquages des banques boliviennes. Bref, j'ai été pas mal interloqué par les directions prises par le film, qui distille un charme étonnamment durable.




Slaughterhouse-five (Abattoir 5), 1972
Grand prix du jury au festival de Cannes cette année-là. Le personnage de Billy Pilgrim est une grande figure tragique, au sens antique, condamné d'une certaine manière à revivre passivement les mêmes événements traumatisants, pleinement conscient de ce savoir sans pouvoir rien y changer. Et Michael Sacks porter brillamment sur ses épaules tout le poids de cette existence, de la candeur juvénile à la maturité sereine. On n'est pas dans Edge of tomorrow, mais plutôt très près du Je t'aime je t'aime de Resnais. La deconstruction sert ici complétement le récit. Il n'y a pas de la part du cinéaste une volonté de confusion du spectateur, mais plutôt une tentative de lui faire suivre Pilgrim à la trace, quasiment en temps réel.

En même temps, en tant que spectateur, on est complètement envoûté par l'originalité de la narration et de l'univers proposé, qui en font vraiment un spectacle à part et marquant. Film de science-fiction, mélodrame, film de guerre, le récit semble tellement fou et libre, tout en dégageant énormément de mélancolie et de désespoir. Les scènes de Dresde sous les ruines font sans doute partie des plus fortes jamais filmées pour dénoncer les horreurs de la guerre, où le sentiment de violence se mêle à des visions absurdes. Le film parvient à rendre justice à la sincérité à l'œuvre dans le roman de Vonnegut, en partie autobiographique puisque l'auteur avait précisément vécu le bombardement de Dresde alors qu'il était prisonnier de guerre, et réfugié dans un abattoir.

J'ai vraiment trouvé cette histoire passionnante, poétique et émouvante. Avec ce qui m'est apparu par la suite comme une constante chez Hill : révéler la part de grotesque de l'existence, mais de façon crédible, sans verser dans la caricature, considérant que la réalité dépasse la fiction. Une vision qui du coup justifiera pleinement qu'il s'attelle (brillamment) par la suite à l'adaptation d'un autre roman réputé intransposable, le Garp de John Irving.


DOSSIER GEORGE ROY HILL :

18 janvier 2017

Deux Bandes dessinées animalières

Christophe Blain & Joann Sfar, Socrate le demi-chien, 2002-2009
Complice de Sfar et Trondheim sur la série Donjon potron-minetentre deux tomes d'Isaac le Pirate, Christophe Blain a également trouvé le temps de produire cette série un peu passée inaperçue qu'est  Socrate le demi-chien, scénarisée par Sfar. Même s'il est également doué de parole, Socrate n'est qu'un très lointain cousin du Chat du rabbin. Nous parcourons avec lui la Grèce antique. Socrate est un demi-chien comme son maître, Hercule, est un demi-dieu. Il l'accompagne au long de ses journées, ce qui lui donne de nombreuses occasions de commenter ses exploits guerriers face aux centaures, lions et autres hydres, ainsi que ses aventures amoureuses. L'animal s'interroge sur le sens de l'existence des hommes autant que sur sa raison d'être. Parfois il pense seul, parfois il dialogue. 

En dehors de son maître, ses interlocuteurs sont systématiquement des femmes, auxquelles il s'identifie à sa manière. Sfar nous livre alors, par la voix de ce chien si touchant, des réflexions aussi ingénues que pleine de bon sens sur ce qui peut sous-tendre les relations humaines, sur le besoin d'aimer, de se soumettre, ces rapports de maître à esclave consentis, ce jeu de l'amitié, autant de mystères qui s'obstinent à demeurer insaisissables. Rarement on aura vu la femme considérée ici dans une telle dimension d'absolu. Nymphe, déesse ou mortelle, on sent d'ailleurs que Blain prend plaisir à dessiner les corps féminins. 

Le choix d'un découpage en gaufrier de deux cases sur trois lui laisse toute latitude pour aborder chaque image comme un carnet de croquis. Puisque c'est la dialectique qui préside ici la narration, le trait semble s'accorder aux mouvements de la pensée et se montre d'une liberté jubilatoire dans des couleurs très audacieuses comme toujours chez Blain. La silhouette orange du chien se balade ainsi sur 48 pages sans souscrire aux canons narratifs qui n'ont pas leur place ici. L'aventure s'est prolongé le temps de deux autres tomes, Ulysse et Oedipe à Corinthe, voyages complémentaires sur les terres de la philosophie antique. Avec franchement peu d'écho à chaque fois malgré le prestige des deux signatures. Adoptez-le, vite !



Enki Bilal, Animal'z, 2009
Il y a des périodes comme ça, où un auteur vous a durablement accompagné, et puis soudain on se retourne et réalise qu'on l'a perdu de vue. J'avais personnellement complètement "lâché" Bilal avec son Sommeil du monstre, le clou de ce désintérêt étant enfoncé par sa dernière réalisation d'alors, le désolant Immortel ad vitam (son œuvre cinématographique avant cela étant pour moi un sans-faute). Je me contentais à l'occasion de feuilleter ses bouquins, en n'étant vraiment pas du tout séduit par son évolution graphique, sa façon de laisser ses dessins quasiment à l'état d'esquisses et de composer ses planches froidement sur ordinateur.

Débarqué chez moi sans que je le lui demande, cet Animal'z m'aura permis de renouer avec un auteur que j'avais longtemps admiré, et dont la découverte consécutive de La Foire aux immortels et de La Femme piège demeure encore aujourd'hui un de mes gros chocs de lecteur. 

En ayant enfin l'occasion d'aller au-delà du simple feuilletage et en me plongeant véritablement dans la lecture, j'ai pu apprécier l'élégance visuelle, la maîtrise et la totale liberté du trait et de la matière. Et tout cela est au service d'un authentique récit, qui se révèle incroyablement fluide et efficace, limpide et épuré. Vraiment le travail d'un auteur en pleine possession de ses moyens, et heureusement bien loin de la complaisance que je lui prêtais. La conclusion proprement dite de l'histoire laisse un peu sur sa faim, Bilal l'ayant prolongé sur deux autres volumes que je n'ai pas lus (Julia et Roém et La Couleur de l'air). Quoi qu'il en soit,  j'ai pris beaucoup de plaisir à m'embarquer dans le voyage proposé.



16 janvier 2017

Saga La Planète des singes II. 1970

Beneath the planet of the apes (Le Secret de la planète des singes), Ted Post, 1970
Avec : James Franciscus, Linda Harrison, Kim Hunter, Maurice Evans, Charlton Heston...


L'énorme succès tant public que critique de La Planète des singes sorti en 1968, encourage son producteur Arthur P. Jacobs à mettre aussitôt une suite en chantier. Pas question toutefois d'y investir la même somme. Rien ne garantit en effet qu'un second film rapporte autant que le premier. De plus, la Fox subit en cette fin de décennie le contrecoup d'une série de coûteux échecs avec Doctor Dolittle, Hello Dolly et Star !, des superproductions gourmandes qui ont été des désastres financiers. En conséquence, toutes les productions à venir subissent d'importantes restrictions budgétaires. C'est la fin du système des studios, concurrencés par la télévision, tandis que des modes de production alternatifs émergent. En 1969, le triomphe public d'Easy Rider a prouvé qu'un film produit en indépendant pouvait rivaliser au box-office avec les majors. 

Si le concept de "remake" existe bien depuis longtemps dans l'industrie, celui de "sequel" est encore rare dans le cinéma américain, un peu perdu de vue depuis la fin de la grande époque du serial et des monstres de la Universal. En développant l'univers de la planète des singes sur plusieurs films, Jacobs va contribuer à imposer le principe comme un modèle économique valable. Dès lors, il sera fréquent qu'un film à succès se voit attribuer des suites plus ou moins préméditées : Magnum Force (1973), The Godfather - Part II (1974), The French Connection II (1975), Exorcist II : the Heretic (1977), Jaws 2 (1978), Rocky II (1979), The Empire Strikes Back (1980), etc. Hollywood systématisera grandement le procédé à partir des années 80, au risque de témoigner d'un assèchement de l'inspiration ("sequel, prequel, trilogie, remake, reboot, spin-off..."). Mais nous n'en sommes pas encore là...


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12 janvier 2017

The Sopranos, 1999-2007

The Sopranos, 1999-2007
Une série créée par David Chase
5 saisons de 13 épisodes et 1 saison de 21 épisodes
Avec : James Gandolfini, Edie Falco, Lorraine Bracco, Michael Imperioli, Dominic Chianese, Steven Van Zandt, Tony Sirico, Joe Pantoliano...


De Rome à Game of thrones, en passant par True detective, la "HBO touch" reste décidément une valeur sûre, gage d'audace scénaristique, d'exigence visuelle et d'acting au diapason. Découverte tardivement, la série The Sopranos a mérité à mes yeux sa prestigieuse réputation de classique, fresque dotée d'un vrai souffle romanesque, aussi ambitieuse dans ses moyens qu'intelligente dans son traitement. Les saisons s'enchaînent et maintiennent leur très haut niveau de qualité. Les épisodes sont de temps en temps construits comme des one-shots, avec exploration/résolution d'un thème, ce dont on n'a presque plus l'habitude. C'est à chaque fois comme un petit film en soi, riche dans ses développements et ses enseignements, avec une richesse de situations qui témoigne d'une connaissance du milieu criminel presque effrayante. Le pilote démarre sur un postulat gonflé — le même que dans le Mafia blues d'Harold Ramis  où le parrain voit questionnée sa toute-puissance en consultation psy. Et il s'agira bien par la suite d'explorer en long et en large tout son univers intime, où la dimension personnelle se mêle à la dimension professionnelle, et sur plusieurs générations. 


Les personnages se présentent ainsi à nous dans toute leur complexité, ne craignant pas de mettre notre empathie à rude épreuve. Le temps nous est en effet donné de nous familiariser et donc inévitablement de nous prendre de sympathie pour la plupart d'entre eux, si pittoresques, et de se laisser convaincre par leurs valeurs. On partage ainsi de très près le quotidien de l'inénarrable Tony Soprano, entre la récupération en peignoir du journal déposé le matin sur la pelouse, et le retour tardif à la maison où on espère encore trouver dans le frigo les lasagnes qu'on réchauffera au micro-ondes. 

Le choc est alors d'autant plus percutant, lorsqu'un mouvement d'humeur, ou un geste brutal viennent soudainement nous rappeler qu'on est pas dans une famille banale mais bien chez des gangsters, soit des personnages qui sont par nature violents, odieux, grossiers, et donc moralement condamnables. C'est toute la force du show que de nous faire ainsi passer de façon vraiment bluffante du rire au dégoût, de la violence sèche à la tragédie poignante. Et cette façon de rendre inextricable le monde des affaires et de la famille est vraiment au cœur du projet. J'ai particulièrement apprécié que la série  s'attarde notamment sur tous les problèmes liées à l'éducation des mômes, que l'on voit grandir au fil des saisons. Tout est rendu avec un remarquable souci de crédibilité, de la description du milieu aux dialogues des nombreuses engueulades.

James Gandolfini, patriarche gangster en pleine crise de la quarantaine, trouvait là le rôle de sa vie, lui qui se voyait jusqu'alors coltiné à des apparitions éclairs au cinoche (parfois mémorables, comme dans le True romance de Tony Scott). Et il est entouré d'acteurs merveilleux, qui sont autant de trognes que de personnalités, au milieu desquelles le parcours heurté de Christopher Moltisanti — épatant Michael Imperioli — est sans doute le plus touchant. La série se joue avec finesse des inévitables références cinématographiques sur le sujet (de The Godfather, à Goodfellas), sauf qu'on n'est pas chez les gros poissons mais dans la mafia provinciale du New Jersey, et c'est précisément ce léger décalage, opéré dès le générique d'ouverture qui nous embarque loin de New York, qui va permettre de renouveler la peinture de cet univers si codifié, où la violence peut à l'occasion se teinter de pathétique.

Découpée en deux parties, la saison 6 donne peut-être l'impression d'être moins inspirée, d'avoir une écriture moins assurée. Il s'y passe pourtant des choses, mais ça traîne un peu la patte, et les auteurs semblent bizarrement s'acharner à creuser des pistes qui n'aboutiront pas vraiment. Heureusement, ça s'améliore bientôt, chaque épisode se révèlant de plus en plus fort, voire émouvant. On se retrouve souvent pris à la gorge, et alors qu'on s'approche de la fin, la noirceur semble tout envahir. Et c'est sur une mémorable dernière séquence, aussi belle que courageuse, que s'achève le précieux partage avec toutes ces existences (« Don't stop !... »).