31 août 2016

Le Cinéma de John Woo III. 1993-1997


Hard target (Chasse à l'homme), 1993
Passé à l'Est via Jean-Claude Van DammeWoo va se contenter pour son premier film hollywoodien de montrer son savoir-faire. Ce qui n'est déjà pas peu dire, pour un cinéaste styliste tel que lui. Hard target s'apparente à un honnête film d'action, sans prétention, une série B qu'on disait à l'époque formatée pour les videoclubs. Soucieux de ne pas rater la marche, le réalisateur faisait profil bas, laissant juste quelques colombes roucouler autour de la silhouette à mulet du kickboxeur belge.

Mine de rien, le réalisateur de The Killer, dont l'œuvre avait déjà directement nourri l'imaginaire d'un Quentin Tarantino et de son Reservoir dogs, posait là la première pierre qui allait radicalement renouveler le cinéma d'action américain, intégrant à sa grammaire les techniques de chorégraphie et de montage du cinéma hongkongais. Dans la foulée, Tsui HarkRingo Lam, Ronny Yu, Jet Li ou encore Yuen Woo Ping vont venir jouer leur carte, pour le pire comme le meilleur.




Broken arrow, 1996
Pour son deuxième film hollywoodien, Woo a la permission de boxer dans une catégorie supérieure : budget plus conséquent, sortie plus soutenue, noms bankables. Travolta, réssucité par Pulp fiction, est revenu au panthéon des stars les mieux payées. Il se plaira à partir de là à collectionner les rôles de personnages troubles ou carrément psychopathes, performances pleines d'une jubilation communicative, que ce soit chez McTiernan (Basic), Tony Scott (Pelham 123), ou Dominic Sena (Swordfish).

Passés quelques morceaux de bravoure qui peuvent faire illusion, le résultat ici se révèle cependant peu ambitieux, transcendant difficilement un scénario primaire fait de situations improbables et de personnages sans épaisseur, à l'image de l'encombrant faire-valoir féminin, qu'on devine imposé par le studio. En rabaissant ses exigences de spectateur, on pourra discerner quelques-unes des thématiques du réalisateur, sa fascination pour la lutte intestine à laquelle se livrent le bien et le mal (Slater et Travolta), à la fois dissociés et fusionnés. Ce qui donnera lieu à d'intenses moments d'affrontements au corps à corps, très physiques, rejouant la scène d'ouverture sur le ring en passant cette fois de la théorie à la pratique. Le score synthético-grandiloquent d'Hans Zimmer colle bien aux images et aux effets peu subtils de mise en scène. 

Par son titre (homonyme du très beau film pro-indien de Delmer Daveset par son cadre, le film renvoie inévitablement au western, et on peut imaginer que Woo s'est plu à dérouler son histoire au sein des paysages qui ont marqué sa mémoire de cinéphile. Je n'ai pas revu le film depuis sa sortie, et il n'est pas sûr qu'il me passionne aujourd'hui davantage. Je le vois comme un palier supplémentaire dans l'ascension de Woo à Hollywood, qui va trouver son aboutissement avec le titre suivant.




Face / off (Volte-face), 1997
Sans conteste le chef-d'œuvre insurpassé de la carrière américaine de Woo. Sa découverte fut d'autant plus un choc, qu'après ses deux films précédents on n'attendait plus grand chose du cinéaste, convaincu qu'il s'était perdu en traversant le Pacifique, comme tant d'autres avant lui broyés par le studio system. Alors qu'il part d'un postulat de science-fiction hautement improbable facilement menacé de ridicule, le film parvient à trouver un génial équilibre. Tous les éléments semblent ici miraculeusement en place pour parfaitement servir les visions et les obsessions du cinéaste. Le scénario est riche de potentialités, et parvient à en explorer toutes les pistes jusqu'au vertige. On bascule du polar viscéral à la tragédie poignante, en passant par le cauchemar kafkaïen, où le corps devient littéralement une prison.

Le réalisateur semble enfin disposer ici de moyens sans limites, qui lui permettent enfin de donner libre cours à sa folie de la mise en scène lors des séquences d'action ébouriffantes qui ponctuent le film — poursuites, gunfights — mais aussi lors de purs moments de grâce révélés par sa science du cadre et du rythme, et sa capacité à assumer la part de grotesque dans ses élans lyriques (ce qu'il échouera totalement à reproduire dans l'embarrassant Mission : impossible 2). 

Woo a toujours été fasciné par la dualité humaine, montrant de film en film à quel point le bien et le mal sont indissolubles, l'un ne pouvant exister sans l'autre. Il trouve avec cette folle histoire d'échange d'identités, qu'il parvient en seulement une poignée de scènes à rendre presque crédible, le sujet rêvé. Le bon policier doit incarner sa propre Némésis, endosser la peau et l'âme de son exact contraire. Les cartes sont redistribuées, et c'est évidemment lorsque la main va échapper au joueur principal que le film déploie toute sa puissance. Pour le duo de comédiens ici à l'affiche, parfaitement casté, Face / off est évidemment un terrain de jeu sans équivalent, inespéré. Ces deux grands acteurs de composition que sont Travolta et Cage se voient offrir la chance de jouer chacun un double-rôle, sans caricature mais exploitant toutes les ficelles de leur métier, de la tête au pieds. Doublement incarné, Castor Troy devient alors l'un des plus formidables méchants du cinéma de la décennie. Récit passionnant, acteurs fascinants, spectacle haut en couleurs... Face / off est un film qui se revoit toujours avec la même stupéfaction. 



DOSSIER JOHN WOO :

29 août 2016

The Newsroom, 2012-2014

The Newsroom, 2012-2014
Une série créée par Aaron Sorkin, 3 saisons
Avec : Jeff Daniels, Emily Mortimer, Sam Waterston, John Gallagher Jr., Alison Pill, Thomas Sadoski, Olivia Munn, Jane Fonda...



Plaçant toujours The West wing au sommet des séries télévisées vues, et client satisfait de la patte Sorkin sur les films qu'il a écrits (Charlie Wilson's war, The Social network), j'avais été a priori emballé par le sujet de The Newsroom, qui met en scène la vie d'une rédaction d'une chaîne info, ou du difficile mariage de l'éthique journalistique et des contraintes d'audience. Après un démarrage hoqueteux, le visionnage de la première saison fut assez vite jubilatoire. 

Abordant des sujets tous plus passionnants les uns que les autres, les épisodes sont remarquables d'intelligence, Sorkin ayant toujours cette tendance à ne peindre que des personnages brillants, maîtres de la rhétorique. Le scénariste, à l'œuvre sur toute la saison, a de plus clairement pour ambition de faire de son show un gros paquebot d'engagement citoyen. Le ton pourra paraître très moralisateur, mais il s'agit de dénoncer par les faits et la logique l'hypocrisie que laquelle repose un certain système politique, se nourrissant de calomnie, d'approximations, de mensonge et d'imposture. Ça balance quasiment à 100% contre le populisme républicain incarné par le Tea party, et il y a sans doute beaucoup d'allusions qui vus d'ici nous échappent. Ne connaissant que trop peu les noms cités, je n'ai par exemple pas toujours su percevoir lorsqu'il s'agissait d'authentiques personnalités ou de personnages de fiction, mais les thèmes abordés sont complètement dans l'actualité et c'est assez bluffant de constater à quel point Sorkin ne semble pas s'autocensurer. J'imagine un service juridique en béton derrière lui pour assurer que la série ne joue pas trop avec le feu et que son audace ne lui coûtera pas de procès (ou alors le sacro-saint Premier amendement suffit).


Le show alterne de façon pas toujours harmonieuse, il faut le reconnaître, entre séances de travail de la rédaction — souvent passionnantes — et sacs de nœuds sentimentaux. La façon dont les personnages s'intéressent aux histoires des uns et des autres parait en effet parfois un peu forcée, comme s'il s'agissait d'une contrainte commerciale imposée par la chaîne. Contrairement à ce qu'on pourrait espérer, cette façon de faire ne s'arrangera pas au fil des saisons, où l'on verra se multiplier les coïncidences énormes, grosses ficelles qui font que tout se goupille trop bien. Sur ce plan-là, on ne cherche alors plus vraiment la surprise, on se laisse porter en se contentant de compter le nombre d'épisodes nécessaires au scénariste pour faire tomber l'un(e) dans les bras de l'autre. Heureusement, cette construction parfaitement artificielle est brodée avec du fil d'or. Aussi peu convaincant soit-il, le moindre de ces passages est porté par le talent de dialoguiste du feuilletoniste, à base de punchlines irrésistibles, et c'était aussi ce que j'étais venu chercher. Si de plus on accepte de considérer ces ressorts comme relevant des codes de la comédie romantique, ça devient assez rapidement délectable. De ce point de vue-là, la deuxième saison se boucle certainement de façon trop idéale, mais je vois ça comme un cadeau fait au spectateur pour sortir de là avec la banane. L'émotion n'est pas en reste, et très vite la solidarité qui existe au sein de ce petit groupe nous emporte, en particulier grâce à ces moments rares mais toujours efficaces où une chanson vient emballer toute une séquence. 


La qualité des dialogues ne serait évidemment pas grand chose sans les interprètes chargés de leur donner voix. J'ai toujours eu une sympathie inexpliquée pour Jeff Daniels, même si je n'ai pas grand chose à défendre d'une carrière assez illisible. Du coup, le voir honoré d'un tel rôle de lead m'a fait gentiment plaisir. Autour de lui, le casting est solide, chaque acteur ayant une palette bien à lui, parfois très théâtrale mais plaisante. Ça se gâte un peu dès qu'on atteint le troisième cercle des personnages, avec des comédiens qui font le job sans pour autant briller. Progressivement, Daniels semble un peu plus en retrait, incarnant plus que jamais le pivot autour duquel s'agitent les membres de la rédaction, et c'est précisément la symbiose entre tout cet ensemble qui est au cœur du show. Ce qui aboutit mine de rien à des épisodes virtuoses où l'action est conduite en quasi temps réel, où l'on alterne entre scènes de plateau et coulisses, et où rien n'est cloisonné, toutes les intrigues se nourrissant les unes les autres sur un rythme de fou dans une atmosphère limite irrespirable. Cette virtuosité devient franchement affolante quand en plus de ça Sorkin se permet de jouer avec la temporalité, en basculant des réunions de rédaction à ce que ça donne une fois à l'antenne. Il serait intéressant de pouvoir accéder à ses scripts, afin de se rendre compte à quel point le scénariste prévoit déjà le montage des épisodes. 


La saison 2 démarre un peu brutalement, en nous balançant à la figure une situation qui a déjà dégénéré. Il va ensuite s'agir, via flashbacks, de nous dévoiler l'enchaînement des causes qui ont mené à cet état. C'est très acrobatique et risqué, mais ça donne une formidable tension au récit, puisqu'à chaque fois qu'on repère un des éléments présenté au départ comme ayant participé au désastre, on fait encore plus preuve d'attention, avec l'impression d'avoir un temps d'avance sur les personnages. Toujours aux manettes, l'auteur-citoyen Sorkin a par la force de choses moins de temps à consacrer à ses dénonciations des hypocrisies politiques, mais il reste encore suffisamment de piques aux arguments imparables.

On pourra légitimement considérer la troisième et dernière saison comme un galop de trop. Le nombre d'épisodes est ici carrément réduit à 6, et Sorkin délaissant tout ce qui faisait le sel de la série, l'éclairage sur le travail d'une rédaction et les dilemmes moraux des journalistes qui l'animent. Ces enjeux semblent en effet avoir pratiquement disparu, au profit d'un récit bien plus banal où il est question de complot et d'espionnage. On part donc sur de nouveaux codes, et ce n'est plus tout à fait ce qu'on était venu chercher au départ (et qu'on avait trouvé). On ne manquera d'ailleurs pas de s'étrangler face au traitement absurde de certains personnages, qui changent du tout au tout de comportement, anciens ennemis retors devenus désormais les meilleurs alliés, compréhensifs et fiables. Une fois avalées ces couleuvres, l'efficacité de l'écriture parvient heureusement à reprendre un peu le dessus, les personnages ne manquant pas de caractère, avec un Jeff Daniels toujours impérial. Et ce seront donc des moments creux, ceux qui n'ont pas pour fonction de faire avancer l'intrigue, que l'on obtiendra le plus de satisfaction, en particulier lors du dernier épisode qui réussit à être drôle et touchant, là où il aurait pu se permettre d'être sentencieux et lourd. Bref, un coda dispensable, à réserver vraiment aux fans, mais qui rétrospectivement ne viendra pas gâcher le très agréable souvenir que laisse The Newsroom.



24 août 2016

Le Cinéma de John Woo II. 1990-1992


Bullet in the head (Une Balle dans la tête), 1990
Les conditions assez particulières dans lesquelles j'ai découvert ce film (grand écran en plein air, après un pique-nique bien arrosé) en ont fait une expérience de cinéma inouïe et inoubliable, qui m'avait fait prononcer à voix haute sans m'en rendre vraiment compte le mot : « hallucinant... » Si on reprend la progression du film, on a trois amis franchement malchanceux qui ne cessent de tomber de Charybde en Scylla, avec une sorte de cruauté presque joyeuse. À chaque nouvelle catastrophe, un choix leur est donné, qui les porte systématiquement vers le pire. Cet enchaînement de galères est un des plus spectaculaires que j'ai pu voir au cinéma. Les scènes de guerre sont incroyables et si Woo sait les filmer (et surtout les monter) avec style, la mort donnée ou reçue est toujours un acte atroce, qui fait mal et qui pousse inlassablement les hommes vers l'animalité. D'où l'impact sur le spectateur, amené à réagir constamment à des images et des situations extrêmes. Rien n'est neutre. On en sort lessivé.

Les acteurs s'y révèlent immenses. La performance de Jackie Cheung en devient étouffante. Tony Leung endosse à la fois le point de vue du cinéaste et celui du spectateur, voyant au cours du film ses idéaux impitoyablement détruits les uns après les autres. Waise Lee s'accroche à la lourde et encombrante malle pleine d'or mais c'est son propre cadavre qu'il tire ainsi sans le savoir. L'idée au cœur de cette amitié si particulière étant comme toujours chez Woo que le bien ne peut exister sans le mal, la lumière se mêlant à l'ombre, dans un esprit qu'on qualifiera aussi facilement que légitimement de yin et yang. Complétant ce trio infernal, Simon Yam incarne pour sa part le héros chevaleresque dans toute sa splendeur, dernier de son espèce. 

Loin de moi l'idée de vouloir réduire Une balle dans la tête à un patchwork, mais j'y ai vu des emprunts possibles évidemment à The Deer Hunter (pour la trame générale, les déchirures de la guerre sur les corps et les âmes), Scarface et The Godfather (pour l'ascencion du truand par les armes et la corruption). Au-delà de ces références, le film lui-même travaille différents genres cinématographiques, comme autant d'étapes dans l'évolution de ses héros. On commence avec du kung-fu urbain, puis on passe aux gunfights et au film de gangsters, qui va nous mener au film de guerre, jusqu'à cet incroyable climax ultra-sophistiqué qui semble tout mélanger, les voitures devenant des sortes de chars d'assaut. Woo parvient à mixer tout ces élements avec un réel brio, une belle inspiration, tout s'emboîte selon une logique imparable, aboutissant à une œuvre totalement baroque, riches en symboles qui, comme souvent chez lui, tendent presque à l'abstraction. Le moindre nouvel élément est porté à son paroxysme, ce qui peut facilement devenir risible (comme The Killer à sa manière). 

Même s'il n'y a pas de colombes à l'horizon, la noirceur du film est néanmoins contrebalancée par une sorte de romantisme naïf, signature de la vision humaniste du réalisateur. C'est ici bien souligné par la musique omniprésente et d'un style assez... étonnant (mention spéciale au thème principal "happy birthday" qui revient toutes les 20 secondes, ainsi qu'aux Feuilles mortes de Prévert et Kosma qui accompagnent les apparitions de Luke). La peinture idéalisée de l'amitié au début du film est toujours à la limite du kitsch, les compositeurs abusent un peu de leur ritournelle mise à toutes les sauces, mais tout cela est à sa place car tellement en accord avec la façon qu'a le réalisateur de penser sa mise en scène. Désespéré et intense, un film à tous points de vue exceptionnel.




Hard-boiled (À toute épreuve), 1992
Orchestration déchaînée d'un véritable massacre sur pellicule (combien de morts en deux heures de film ?). Woo semble illustrer comme jamais avant lui la définition du terme "défourailler". Pas inquiet de quelques invraisemblances (les méthodes de polices qui consistent à faire un carnage sur tout le monde plutôt que de procéder à des arrestations, Chow Yun Fat débarquant tout seul pour affronter une cinquantaine de gangsters dans un entrepôt), il se garde néanmoins de proposer des personnages vides. Le duo Tony Leung (d'un charisme ravageur) et Chow Yun Fat (inoubliable Tequila) est admirable et d'une complexité très intéressante, sortes de flics ayant quelque peu dépassé les limites du bon droit, ne sachant plus trop de quel côté ils sont. Belle présence également de Philip Kwok, ici également chorégraphe, et ses déplacements de fauve. Ce qui fait que ce film est loin du simple enchaînement de gunfights (c'est du moins la réputation qu'il avait pour moi avant que je le vois), même si, sans doute, la narration comporte quelques trous.


Thématiquement il est parfaitement à sa place dans l'œuvre de Woo qui se permet même une apparition dans un rôle de barman-mentor. Toute la séquence de l'hôpital — quasiment la moitié du film — est impressionnante, et fait pas mal penser à Die Hard, avec ses deux flics qui se démènent pour passer outre ce qui est devenu un enfer au milieu d'une prise d'otages. On a là effectivement quelque chose qui s'apparente à un morceau de bravoure, qui pourrait clairement supporter une infinité de visions, toujours aussi incrédules et fascinées. Ce chaos est incroyablement dirigé par un sens du montage très poussé, laissant le spectateur en état de choc face au nombre de personnages qui arrivent de partout, aux explosions, élements de décors qui volent sous les impacts, cascades, vitesse, suspense, etc. Chaque scène, chaque mouvement, chaque regard m'apparaît déjà comme autant d'images fétichisées. La bande son, ici encore, a des accents un peu désarmants, Woo ayant décidément des goûts musicaux étranges (peu sûrs ?). J'ai néanmoins vraiment bien aimé la petite intro clarinette de Tequila, très cool dans son Jazz bar.




DOSSIER JOHN WOO :

22 août 2016

Le Cinéma de John Woo I. 1976-1989

Princess Chang Ping, 1976
Je n'y connais rien en opéra chinois, donc je ne peux vraiment pas dire si Woo prend ou non des libertés avec ce genre très codifié. Dans cet univers, les jeunes hommes sont interprétés par des femmes. Les dames parlent et chantent avec une voix excessivement haut perchée. Chaque geste, chaque mouvement de tête est stylisé, tandis que des percussions ponctuent inlassablement l'action en arrière-plan. Pour le spectateur occidental que je suis, et plutôt amateur de comédies musicales, j'avoue que la musique de ce genre d'opéra, par ses rudes harmonies, ne me séduit pas du tout. Et seule la toute fin du film propose véritablement ce qu'on pourra véritablement qualifier de ballet. Soit autant d'éléments qui tantôt rebutent, tantôt fascinent. Et j'ai donc constamment basculé pendant le visionnage entre ces deux impressions, avec cependant de vrais moments de grâce, notamment toute une longue scène centrale où les fiancés se retrouvent à l'entrée d'un couvent sous la neige, tentant de faire revivre un amour que les intrigues de Cour et la guerre avaient compromis. 

Car Princess Chang Ping est un drame historique qui parle d'honneur familial, de loyauté impériale et de sentiments plus forts que tout, dans un monde corrompu. Si on ne l'attendait pas forcément dans le genre précieux et raffiné de l'opéra, John Woo se révèle fond finalement comme un choix pertinent pour accompagner ces thèmes. Pour le reste je trouverais quand même abusif de dire qu'on peut ici reconnaître son style. Sa mise en scène est d'une belle rigueur, mettant bien en valeur la somptuosité des costumes et des décors (sur ce plan-là, le film est admirable), avec quelques mouvements de caméra qui collent bien à l'action, mais sans jamais chercher l'exagération. Le résultat est d'une incontestable cohérence et la curiosité du spectateur mérite de l'emporter, car le dénouement est très beau, tragique et poétique.




Heroes shed no tears (Les Larmes d'un héros), 1986
Un film bourrin assez inclassable par sa façon de s'éparpiller dans des genres hétérogènes, la faute à un charcutage-remontage assez sauvage de la part des producteurs. Relecture du grand succès du moment Rambo 2, pillé par le monde entier souvent pour le pire, le film met en scène une mission commando menée par Eddy Ko qui, en plus de ses potes mercenaires, a la curieuse idée de débarquer avec femme, enfant et beau-père au milieu de la jungle viêtnamienne pour kidnapper un narco-trafiquant. Ces improbables ingrédients vont permettre à Woo de distiller une émotion certes déplacée mais qui fonctionne malgré tout assez bien notamment par la façon qu'à le réalisateur de la styliser, avec cette tendance à l'hyperbole qui n'appartient qu'à lui. Le gamin est particulièrement saisissant. Les scènes qui s'attardent sur sa relation avec son paternel sont certainement les plus intéressantes et ça ne m'étonnerait pas que le tournage ait traumatisé l'enfant, vu le spectacle qu'on lui a mis devant les yeux.

Même si ça sent bien son côté sous-budgeté et que ça profite d'un tournage en Thaïlande pour économiser davantage sur les cascadeurs et leur prime de risque, le film n'est pas complètement une série Z. Si on laisse de côté les intermèdes comique ou érotique ajoutés par le studio, on a quand même quelques scènes de canardage bien violentes où le sang coule à flot des corps explosés, tranchés, criblés, etc., et un affrontement final avec un méchant Lam Ching Ying (Mr Vampire) devenu borgne, au milieu d'un paysage qui s'est littéralement transformé en enfer, fait de métal et de feu. Cette atmosphère de chaos, aussi irréaliste soit-elle, fait son petit effet. Bref un film certainement mineur dans la filmo du Woo, parfois involontairement nanar dans ses situations, et certainement pas tous publics à cause de ses débordements gores dignes des productions hongkongaises de catégorie III. Mais un titre tout de même important puisqu'historiquement le cinéaste y signe ses premiers gunfights.




The Killer, 1989
Peut-être le film le plus abouti du cinéaste, le plus maîtrisé, le plus personnel, toujours à la limite de verser dans le pur exercice de style. Un vrai film d'auteur, brassant toutes les influences (Melville, Godard, Demy) et les thèmes chers au réalisateur. The Killer est loin d'être un enchaînement de fusillades spectaculaires, celles-ci ne sont que le reflet des personnages, de leur rage et de leur désespoir. Chow Yun Fat s'y révèle absolument magnifique, d'une classe inégalable, tandis que Danny Lee fait complétement corps avec son personnage de flic qui n'a pas oublié de rester humain. 

Ma première vision du film remonte à sa sortie en France en 1995, sur fond de rires grinçants de spectateurs. Des plans entiers sont depuis restés ancrés dans ma mémoire, preuve de la force de sa mise en scène. Un de mes préférés restant ce travelling qui montre Chow à travers une porte-fenêtre, le cadrant à chaque fois d'un peu plus près (une figure de style qu'on croise souvent chez le metteur en scène mais qui trouve ici sa plus parfaite expression). À ce titre, la photographie est assez remarquable, créant des éclairages dramatiques plutôt inhabituels dans ce cinéma. J'en profite également pour citer le nom du compositeur du score si réussi, ainsi que des chansons : Lowell LoIl avait déjà collaboré avec Woo sur Le Syndicat du crime 2, et on le retrouve au générique de pas mal de films de Ringo Lam (Prison on fire), Tsui Hark (Le Syndicat du crime 3, Le Festin chinois), Sammo Hung (Dr Wong et les pirates) ou Stephen Chow (Shaolin soccer). Dans les films hongkongais de Woo, les bandes originales ont tendance à flirter avec le kitsch (j'en reparlerai), mais ici cela s'accorde merveilleusement avec l'atmosphère romantique de l'histoire et des personnages. J’adore les mélodies et l’usage qui en est fait. Montage et musique sont en harmonie totale et c'est très beau.

La version longue du film propose un montage un peu moins serré en plus de quelques scènes concernant surtout le tueur et son amie aveugle. Niveau rythme c’est donc moins tendu, cela dit j’ai eu l’impression que les scènes d’action gagnaient pas mal en lisibilité, notamment tout le gunfight de l’église où l’on suit mieux les déplacements des personnages et leur position les uns par rapport aux autres. Et puis les acteurs sont doublés en mandarin.



DOSSIER JOHN WOO :

18 août 2016

Deux films de Michele Soavi

Dellamorte Dellamore, 1994
Découvert tardivement, je suis immédiatement tombé sous le charme de ce film totalement surprenant, de son ambiance semblable à nulle autre. Passée sa scène d'ouverture choc, le récit se poursuit de façon imprévisible, donnant l'impression d'une suite de petits épisodes qui pourraient fonctionner presque indépendamment les uns des autres. Adapté d'un roman de l'auteur du fumetti Dylan Dog, le film est bourré d'idées poétiques, de situations complétement surréalistes où tout devient possible et où il ne sert à rien de chercher des réactions logiques de la part des personnages (ainsi celui complètement improbable de la fille du maire). Et c'est d'autant plus agréablement déstabilisant que l'humour noir est régulièrement contrebalancé par le sérieux du protagoniste.

Dans le rôle-titre du gardien de cimetière hard boiled, Rupert Everett est impeccable, tandis qu'Anna Falchi dévoile de façon inoubliable toute l'étendue de son talent. Soavi se montrait ici particulièrement inspiré, faisant preuve d'une folle audace dans sa façon de mélanger la farce la plus macabre au romantisme le plus fiévreux, livrant un spectacle qui ne peut laisser indifférent. Le grand écart réussi entre l'horrible et le sublime.




Arrivederci amore, ciao, 2006
Après être resté loin du grand écran pendant plus d'une décennie, c'est peu de dire que le retour au cinéma de Michele Soavi a été fracassant. Distribué pourtant en catimini, Arrivederci amore, ciao s'est révélé être un formidable polar, politique, excessif, noir, et parfaitement maîtrisé. Une nouvelle fois, Soavi fait preuve d'une générosité, d'un débordement d'idées  qu'il préfère ne pas trier, pour la plus grande jubilation du spectateur. Le scénario contient ainsi tellement de pistes que chacune d'entre elles pourrait donner lieu à un film en soi. Il y est aussi bien question de désillusions politiques, de gangsterisme, de mensonge et d'imposture. L'ironie grinçante dont fait preuve le metteur en scène plane régulièrement sur ce qui nous est raconté, et en même temps ses personnages ont une vraie épaisseur, qui fait que lorsque la violence surgit, par éclat, elle fait vraiment mal.

L'absence de morale qui caractérise le protagoniste et qui vient teinter la conclusion est assez stupéfiante. Alessio Boni interprète sans doute l'un des antihéros les plus surprenants jamais vus au cinéma. Et puis la mise en scène de Soavi s'autorise tous les excès, avec plein de petits détails toujours à la limite du surréalisme qui finissent par plonger le récit dans une ambiance fantastique (la bizarrerie du bar à putes, le sénateur avec son espèce de trottinette à moteur, la mouche dans le tribunal, la grue qui plonge dans le marais, etc.). Bref, un bijou qui reste toujours aussi délectable à la revoyure.



La Chanson de Caterina Caselli qui donne son titre, et son ton, au film

6 août 2016

Nanars of the world

Nosutoradamusu no daiyogen (Fin du monde Nostradamus an 2000 / Catastrophe : 1999), Toshio Masuda, Japon, 1974
Un film catastrophe étonnant. Distribué en salles en France dans une version très charcutée, l'œuvre en devint d'autant plus agréablement nanarde, s'éparpillant en tous sens. Au centre de l'intrigue, un professeur japonais particulièrement alarmiste ne cesse de déplorer l'inconscience de ses contemporains qui polluent la Terre et se font la guerre, alors que la population souffre de la sécheresse et de la famine.

Abusant des stock shots d'actualité, le film dresse à la fois le constat effrayant de l'état du monde (la misère des pays pauvres, les bouleversements climatiques liés à la surproduction des pays riches) et divertit en mettant en scène différentes prospectives catastrophistes soit disant tirées de Nostradamus. C'est évidemment là que réside son aspect le plus amusant, avec la représentation de phénomènes parfois spectaculaires : raz-de-marée qui ravagent les grandes villes, rayons ultra-violets qui incendient l'atmosphère, animaux mutants, émeutes, cannibalisme (on bascule alors dans le gore de façon tout à fait inattendue), jusqu'à l'apocalypse nucléaire et l'émergence d'une nouvelle humanité. Pour appuyer le propos, on a droit à des schémas scientifiques et à des explications sur les différentes réactions possibles des gouvernements, un peu comme dans le terrifiant La Bombe de Peter Watkins. Formellement, c'est plutôt soigné, et on appréciera notamment le joli travail sur les effets spéciaux et les destructions de maquettes. On croise d'ailleurs au générique le nom de Yoshiro Muraki, le chef décorateur de Kurosawa.

Pas évident pour le spectateur de savoir quoi penser de ces avertissements, certainement pertinents, mais qui sont complètement torpillés par la complaisance totalement bis du résultat à l'écran, dans la plus pure tradition du cinéma mondo. Le réalisateur échoue en tout cas à faire naître de l'émotion avec ses personnages archétypaux, pas vraiment bien servis par des acteurs moyens, d'autant plus qu'ils sont drôlement doublés. Deux séquences sortent cependant du lot : l'une qui nous montre la fille du professeur exécuter une danse porteuse d'espoir sur la plage, sur fond de musique psychédélique bien lyrique, alors que dans le ciel apparaissent d'anormaux mais superbes arcs-en-ciel ; et l'autre qui voit de jeunes motards japonais se suicider en sautant du haut d'une falaise (longs et beaux plans au ralenti).




Huo xing ren (Mars men / Les Hommes d’une autre planète), Cheng Hun Ming, Taiwan, 1976
J'ai découvert ce titre lors d'une des Nuits excentriques organisées par Nanarland à la Cinémathèque française, vers 6h du matin... Directement inspiré des kaiju eiga japonais, Mars men est un film de monstres géants taiwanais complètement malade et inracontable. Comment décrire par exemple ces effets spéciaux parmi les plus laids que j’aie pu voir : incrustations hideuses, géants écrasant des maquettes d'immeubles en accéléré alors que la technique de base de ce genre d’effets implique au contraire de tourner en léger ralenti pour suggérer l’impression de pesanteur ? Comment donner une idée de la bande sonore atroce et de ses bruitages répétitifs et monotones qui nous ont vrillé les tympans jusqu’à la démence, entre rayons lasers et ordinateurs colorés ? Comment faire partager des dialogues d’une absurdité totale échangés par des scientifiques de pacotille vêtus de combinaisons dorées ? Et surtout comment évoquer la drôlerie cosmique des Martiens qui, étant affublés de masques fixes, sont obligés de se livrer à une pantomime outrancière lorsqu’ils s’expriment ? La façon dont leur Roi agite bras et cheveux en faisant des génuflexions hystériques est proprement irrésistible. 

Les trois derniers quarts d’heure ne sont qu’un interminable affrontement ayant plus ou moins lieu sur la Lune et opposant d’un côté le Roi Martien, son premier ministre idiot et deux dinosaures godzillesques, et de l’autre la fameuse "Statue du temple" et son copain "Astronaute américain" (et ils s'interpellent réellement sous ces noms insensés, pour notre plus grande joie). Je me demande si on peut encore utiliser le terme de "combat final " face à une bagarre s’étalant sur une durée aussi aberrante. Tous les coups bas sont permis, et ceux qui tombent à terre n’en finissent pas de se relever. C'est à ce moment-là que j’ai définitivement perdu la raison. L’hystérie avait de toutes façons gagné toute la salle, bien réveillée, hurlant à plein poumons pour soutenir ses héros jusqu’à une véritable libération orgasmique lorsque le méchant big boss finit enfin par exploser sous le feu de son propre rayon destructeur. Je me suis alors instinctivement levé pour offrir à Statue du temple et Astronaute américain une standing ovation, bave au menton, cervelle fumante et yeux fondus.




Os Trapalhões na guerra dos planetas (Brazilian star wars), Adriano Stewart, Brésil, 1978 
Un film vraiment dangereux, qu'il m'a été humainement impossible de regarder sans user de l'avance rapide. Le genre de truc à vous laisser lobotomisé, le cerveau coulant par les oreilles. Je ne l'évoque donc ici qu'à titre documentaire, comme un avertissement aux générations futures qu'aurait oublié de noter Nostradamus, afin qu'elles sachent jusqu'où leurs ancêtres ont pu aller dans l'ignominie.

Tourné manifestement sans le moindre souci de scénario, donc dans une incohérence parfaitement assumée, le film donne davantage l'impression de relever d'une émission spéciale de télévision. On y découvre quatre copains brésiliens, lointains cousins des Stooges ou de nos Charlots, embarqués sans trop de conviction à bord d'un vaisseau spatial en carton. Les voila plus ou moins aux ordres de clones moisis de Luke Skywalker et Chewbacca, histoire de surfer sans trop d'effort sur le grand succès ciné d'alors, comme d'autres le feront partout dans le monde (coucou Luigi Cozzi...). Dénués du moindre charisme, nos héros vont profiter de leur aventure intersidérale pour rencontrer tout un tas de créatures affreuses, comme autant d'injures à la rétine, dans des décors d'une pauvreté innommable manifestement bricolés par des criminels en réinsertion, avec des effets spéciaux vidéos baveux dont même Pat LeGuen n'aurait pas voulu.




Samson dan Delilah (La Revanche de Samson), Sisworo Gautama Putra, Indonésie, 1985
Il s'agit évidemment d'une relecture de la légende biblique de Samson et Dalilah, audacieusement transposée en Indonésie à l'époque coloniale. Les Hollandais sont donc les méchants et Samson le héros dont l'invincibilité menace directement la stabilité du gouvernement impérialiste. Sur la musique de Conan le barbare, la terre tremble et s'ouvre, Samson — interprété par un culturiste au sourire ravageur coiffé d'une immonde perruque — fait du kung fu avec des adversaires aux pouvoirs magiques : un cyclope, un sorcier qui se débite en tranches, des monstres. Et l'on s'amuse de voir les soldats hollandais avec leurs fausses moustaches collées à l'envers préférer utiliser des pots de fleur en guise d'arme au lieu de faire marcher leurs fusils.

Totalement décomplexé, le réalisateur se permet à l'occasion quelques inserts gores qui détonnent joyeusement avec le ton plutôt bon enfant du film. Notons également une mémorable scène de sexe à base de banane, de miel et de dialogues à double sens d'une parfaite lourdeur. Le doublage peut d'ailleurs être considéré comme la cerise sur la chantilly, tant certaines répliques et la conviction avec laquelle elles sont prononcées stupéfient régulièrement le spectateur. Les doubleurs semblent n'être pas plus de trois, se partageant sans trop de variations les nombreux personnages (mention spéciale au gouverneur de la province et à sa lassitude palpable à chaque fois qu'il apprend que Samson a encore échappé aux pièges minables qu'il lui tend). Bref, on est là face à un film hautement réjouissant, bien rythmé, généreux en effets spéciaux et maquillages craignos. Sans conteste un nanar de premier choix.