23 mai 2020

Le Cinéma de Billy Wilder II. 1947-1954

The Emperor waltz (La Valse de l'empereur), 1947
Plus de dix ans après son exil, Wilder retourne à Vienne, mais la Vienne des studios d'Hollywood et de son Technicolor irréaliste. The Emperor waltz, avec son intrigue d'opérette au ridicule assumé, propose une sorte de vaudeville de palais où sont mis en parallèle les marivaudages des humains... et ceux de leurs chiens. Son comique de situation souvent efficace, la joie de vivre du personnage de Bing Crosby, et ses décors de carton-pâte, en font un spectacle involontairement savoureux.

En ce qui me concerne, le film vaut d'être vu pour un fabuleux et hilarant numéro chanté. La scène se passe dans un chalet suisse (tel que se l'imagine Hollywood). Bing Crosby pousse la chansonnette et emmène dans sa danse la tenancière bien en chair, tous les touristes qu'elle accueille ainsi que quelques Tyroliens de passage. Ça virevolte joyeusement et même les chiens s'y mettent, composant un beau et improbable moment d'hallucination. À l'échelle de la carrière de Wilder, le film est clairement dispensable, mais rien que pour cette séquence, il ne sombrera pas dans l'oubli.




Sunset boulevard (Boulevard du crepuscule), 1950 
Dernier des films que Wilder écrira et produira en collaboration avec Charles Brackett. Découvert lors d'une de mes toutes premières séances à la Cinémathèque française, Sunset boulevard est non seulement devenu l'un de mes films fétiches, du genre que je m'étais même offert en VHS, mais également un des titres qui a longtemps trôné dans mon trio de tête à l'époque où j'acceptais encore de faire des tops. J'ai jubilé de la moindre seconde de cet épatant spectacle sur les fantômes d'Hollywood. Du début à la fin, Wilder nous régale par l'approche libre et audacieuse de son sujet, nous épargnant toutes conventions, portant au sommet l'art du dialogue (et de la voix off). La maestria s'étend jusqu'à l'interprétation, avec une Gloria Swanson phénoménale, et le rôle bouleversant et terrifiant à la fois de Von Stroheim, que Wilder retrouve après Five graves to Cairo. Même De Mille se montre excellent acteur : son regard plein de douleur et de compassion pour son ancienne actrice est très touchant. Car c'est bien la résonnance entretenue entre ces figures emblématiques de l'industrie cinématographique et le rôle qui leur est alloué dans le film qui provoque le vertige. Rien à jeter dans ce qui est bien plus qu'une mécanique parfaite. Jusqu'au score de Franz Waxman, d'une fabuleuse expressivité dans sa capacité à accompagner les différentes atmosphères proposées par le récit.

Jacques Lourcelles écrivait à propos du film : « C'est une histoire de fantômes qui mettent la main sur un vivant et ne rendront qu'un cadavre, lequel racontera lui-même son histoire. » Quand on voit ce qu'Hitchcock fera avec Rear window ou Michael Powell avec Peeping tom, comment douter encore du caractère profondément morbide qui nourrit le cinéma, peut-être le seul art qui permet de donner vie aux fantômes (nous ne cessons de voir des morts finalement avec tous ces films naphtalinés) ? Sunset boulevard est littéralement une histoire de vampirisme. Le film revient sans cesse vers des éléments funestes : le récit est fait par un mort, William Holden est pris pour un embaumeur lorsqu'il débarque chez la diva oubliée, on y parle de la mort du cinéma muet, de la façon dont survivent les vieilles gloires du passé (la partie de bridge, réunion de momies). Soutenu par l'extraordinaire photographie de John F. Seitz, le climat fantastique de certaines scènes est incontestable (Norma projetant ses vieux films, le bal sans invités). Le jeu de Swanson lui-même est complètement expressionniste, singeant le style des actrices d'antan (c'est-à-dire le sien !). Vingt-huit ans plus tard, Wilder offrira un prolongement encore plus terrifiant peut-être à cette vision avec Fedora.

Quant à la romance, si au début Joe a bien conscience d'être devenu un gigolo (Norma l'achète avec un étui à cigarette), sa conscience est sauve puisqu'il peut se justifier en disant qu'il travaille pour elle. Mais par la suite, sa fascination et son amour prendront le dessus. Lorsqu'il se précipite vers elle après sa tentative de suicide, il ne triche plus : il tombe le masque et accepte alors de basculer de l'autre côté. Le fait de construire le récit en flashback, en nous faisant savoir que Joe meurt in fine, cela pousse le spectateur à considérer chaque scène comme conduisant inéluctablement à cette issue tragique. Lorsqu'il entreprend de la quitter parce qu'il trouve qu'elle va trop loin, il est déjà trop tard. Son amour avec Betty était impossible, une fois la main tendue à la mort, on ne peut s'y soustraire. Coincé dans cet entre-deux, entre le monde des vivants (Betty) et celui des morts (la maison de Norma), Joe est condamné. Du début à la fin, on reste dans un système de narration subjectif, dans la fiction, dans l'illusion de la vérité. Finalement tous ces éléments s'interpellent et se mêlent pour nourrir la tragédie, rendant ce génial chef-d'œuvre infiniment riche et passionnant.




Stalag 17, 1953
Un authentique bijou. On devine qu'il s'agit là pour l'expatrié Wilder d'un sujet sensible qui, au lieu de le refroidir, lui permet peut-être encore plus d'audace dans sa peinture de ces officiers allemands (Preminger qui enfile ses bottes uniquement pour pouvoir les claquer lors d'une conversation téléphonique avec ses supérieurs). Encore une fois, la liberté de ton du dialoguiste Wilder fait des merveilles, et le film est bourré de punchlines acérées. La mise en scène n'est pas en reste, louvoyant à partir d'un univers clos entre suspense, comédie et drame. Et puis la scène de danse où l'un des soldats travestis est pris par son copain pour Betty Grable semble annoncer Some like it hot. Ce copain est joué avec gourmandise par Robert Strauss, qu'on retrouvera en concierge salace dans 7 ans de réflexion

Le personnage de William Holden est assez passionnant parce qu'il n'a rien d'un héros idéal auquel on peut confortablement s'identifier. L'acteur, dont je suis plus que jamais fan, compose un individualiste qui porte un regard tellement lucide sur ce qui l'entoure qu'il paraît suspect. Il ne cherche pas à lutter et s'efforce de profiter autant que possible de la situation présente, sans se préoccuper du politiquement correct. On pourra se demander si Kubrick s'est inspiré de la scène où il se fait tabasser sur son lit par tout le baraquement pour le traitement équivalent que subi l'engagé Baleine dans son Full metal jacket. J'ai également souvent pensé, justement à cause de ce mélange des tons entre drame et comédie, au très beau Caporal épinglé de Renoir. Dans la catégorie des films de prisonniers de guerre et de ses passages obligés (La Grande illusion, La Grande évasion, Le Pont de la rivière KwaiFuryo), l'un des meilleurs représentants.




Sabrina, 1954
Comédie romantique qui assume d'entrée de jeu son registre de conte de fée, mais pour mieux nous surprendre par ses sorties de route. Ainsi, le prince charmant n'est pas celui qu'on croît, et la jeune première n'est pas si ingénue. C'est donc un film qui déjoue les attentes, qui prend par la main son spectateur en exposant des situations codifiées pour mieux les tordre. Pas du tout l'histoire de la fille transformée en princesse, car le jeu de dupes ne durera pas longtemps. Les personnages vont apprendre à mieux se connaître eux-mêmes, à éprouver la solidité de leurs sentiments. Toujours prompt à la satire, Wilder évite pourtant toujours la cruauté facile, y compris chez les parents (impayable père).

Le film m'a petit à petit fait succomber à son charme, ce savant mélange de gravité, d'humour et de mélancolie que Wilder va parfaire dans ses comédies suivantes : The Seven year itch (que les personnages vont d'ailleurs voir au théâtre), The Apartment, Avanti !... Jusqu'à nous conduire à un final aussi surprenant qu'enthousiasmant. Il y est toujours question de couples mal assortis, présentés d'abord presque comme des caricatures, avant de progressivement faire émerger les vraies émotions qui les habitent, grâce à la subtilité des dialogues, comme des interprétations. S'il offre un très beau rôle à Bogart, homme mûr qui semble avoir déjà défini les limites et les besoins de son existence, le film reste cependant tout entier conçu à la gloire — méritée — d'Hepburn, dont la modernité de jeu, de physique crève l'écran.



DOSSIER BILLY WILDER :
III. Filmographie 1955-1957 (prochainement...)

15 mai 2020

Le Cinéma de Billy Wilder I. 1942-1945

The Major and the minor (Uniforme et jupons courts), 1942
Devenu scénariste réputé avec son binôme Charles Brackett, Wilder se voit confier par la Paramount la mise en scène de leur nouvelle création. Bien avant Some like it hot, le cinéaste nous propose une comédie audacieuse sur les apparences, à partir d'un sujet étonnant car à la limite du scabreux. On y assiste en effet à des jeux de séduction entre des adolescents en rut et une femme adulte... travestie en gamine de douze ans. Le tout sous le regard tantôt complice, tantôt troublé d'un Ray Milland qui prétend n'y voir que du feu. Dans cette école d'officiers militaires, c'est bien la femme qui va mener les hommes par le bout du nez. 

On sent que les scénaristes mettent à l'épreuve les limites de la décence, et de ce qui est susceptible de passer à l'écran à cette date. Ils jouent habilement de l'environnement militaire pour faire passer ce qu'il faut de patriotisme qui endormira mieux la censure (nous sommes en 1942, donc en plein effort de guerre). Festival de dialogues piquants, doté d'un bon rythme qui puise au meilleur de Hawks pour lequel Wilder et Brackett venaient d'écrire Ball of fire, le film se veut une comédie légère qui parvient toutefois dans son dernier tiers à exprimer une gravité qu'on n'attendait pas, le personnage de Sousou redevenue adulte et maîtresse de son destin. Et Ginger Rogers est tout simplement géniale dans un rôle où elle fait montre de tous ses talents, nous gratifiant même de quelques pas de danse.




Five graves to Cairo (Les Cinq secrets du désert), 1943
Derrière ce titre poétique, se cache une œuvre particulièrement brillante et qui défie les genres, à la fois film d'espionnage et film de guerre, avec carte au trésor et jeux de rôles. Maîtres en la matière, Brackett et Wilder transcendent à nouveau la source théâtrale dont ils s'inspirent. Le film se montre aussi inspiré dans ses dialogues que dans sa mise en scène. La caméra de Wilder fait en effet preuve d'une folle aisance à se mouvoir dans des décors étonnamment crédibles, là où d'autres se seraient servilement cantonnés à un rendu de studio. La photo de John Seitz participe pleinement de l'atmosphère étouffante de ce huis-clos, véritable nid de guêpe situé dans un cadre original. Score riche de Miklos Rozsa.

Participant par son contexte de l'effort de guerre, le film évite toute vision simpliste ou grossière du conflit et des comportements humains qui en découlent. Anglais et Français en prennent pour leur grade, tandis que les Allemands sont loin d'être déshumanisés, avec ce personnage du lieutenant ouvert à la discussion. Franchot Tone se montre très à l'aise dans un rôle à multiples facettes, qui va évoluer au cours du récit. Le personnage d'Akim Tamiroff échappe à la caricature. Wilder offre à son compatriote Von Stroheim le rôle du diabolique Rommel. Le patriotisme et l'engagement dans la Résistance ne sont pas idéalisés, avec ce magnifique personnage de Française (Anne Baxter), individu fier et digne, pas prête à manger dans la main du héros, ni destinée au seul statut de love interest hollywoodien. Panier de crabe tendu, riche de rebondissement, le film se conclut sur un final terrible et poignant, questionnant le sens à donner au sacrifice.




Double indemnity (Assurance sur la mort), 1944
Un bijou, le machiavélisme fait film. S'associant à Raymond Chandler, Wilder adapte un roman de James M. Cain (Le Facteur sonne toujours deux fois). Avec son titre parfait de série noire et sa construction en flashback où la fatalité pèse de tout son poids, c'est le sommet du film noir. Wilder s'impose comme maître du genre, à une époque où celui-ci trouve ses lettres de noblesse, de Hawks à Huston, après la vague des films de gangsters des années 30. La perversité des personnages est exprimée ici par leurs actions, par leurs dialogues — toujours remarquablement écrits, une constante chez Wilder — mais aussi par la mise en scène (voir le jeu de jambes de Phyllis, voir la façon dont le couple de comploteurs est filmé dans la supérette,  discutant d'horreurs au milieu de produits de consommation). Et j'adore ce leitmotiv génial de l'allumette craquée.

Stanwyck devient instantanément l'icône de la femme fatale, qui ne fera qu'une bouchée du falôt Fred McMurray. Son personnage entretient d'ailleurs certaines similitudes avec celui qu'interprétera bientôt William Holden dans Sunset Boulevard : deux hommes pris dans la toile d'araignée lancée par des femmes, persuadés de mener le jeu et dont la passion vénale causera la perte.




The Lost week-end (Le Poison), 1945
J'étais en le découvrant persuadé d'avoir affaire à un nouveau film noir alors qu'il s'agit d'une dénonciation glaçante des ravages de l'alcoolisme. Adaptant un roman autobiographique sans en dénaturer l'authenticité, Wilder et Brackett ne tombent dans aucun des travers du film à thèse, qui aurait été commandité par un quelconque ministère de la santé. Ils livrent au contraire une œuvre étonnante d'humanité, à mi-chemin entre le drame et le thriller, avec un vrai travail sur l'insertion des flashbacks, et une conclusion qui laisse tragiquement les choses en suspens.

L'interprétation est une nouvelle fois remarquable, nous épargnant les archétypes, du barman à la petite amie combattive. Le Poison met surtout à l'honneur le talent d'un Ray Milland phénoménal, être lucide et pathétique, interprété avec un naturalisme saisissant, qui se verra justement recompensé d'un Oscar (le film lui-même en recevra quatre au total). C'est un excellent film, qui sur le sujet annonce ces autres productions hollywoodiennes réussies sur ce sujet, le mélodrame de Blake Edwards (The Day of wine and roses), ou Une femme en enfer. Extraordinaire score de Miklos Rosza soutenu par un hypnotique theremin (certainement une utilisation pionnière au cinéma avant de se voir circonscrire à la science-fiction).


DOSSIER BILLY WILDER : 
II. Filmographie 1947-1954
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