30 mars 2018

Le Cinéma de Roberto Rossellini I. 1945-1948

Roma città apperta (Rome, ville ouverte), 1945
Un film qui me laisse complétement interloqué par le destin tragique de ses personnages, la subtilité et la richesse du scénario (co-signé par Fellini) et l'inspiration de la mise en scène. Situant son film dans la réalité et le présent les plus immédiats, Rossellini a su trouver le ton juste. Inquiet et léger au début — on y relévera même quelques notations comiques liés notamment à la figure du prêtre — le ton du récit va devenir de plus en plus sombre jusqu'à culminer dans l'horreur. Cette progression amène à une dernière demi-heure qui laisse le spectateur vraiment bouleversé. Il faut voir comment le réalisateur nous fait éprouver la violence des tortures en recourrant à des ellipses qui ne minimisent en rien leur caractère atroce, au contraire. Et puis cet inoubliable dernier plan qui nous montre les enfants redescendre, soudés, vers l'horizon de la ville, symboles de l'avenir d'un pays à reconstruire.

Par son courage et sa dimension romanesque, le film se montre incroyablement audacieux, bien moins frileux que le cinéma français dans sa capacité à braquer le regard sur le complexité de sa propre Histoire. On peut gloser autant qu'on veut sur la théorie du néoréalisme, mais les conditions matérielles précèdent ici les intentions. Quand Rossellini tourne Rome ville ouverte, l'Italie est en ruine et il la filme dans sa plus brûlante actualité. Techniquement le tournage en studio est tout simplement impossible, construire des décors coûte cher, de même que payer des acteurs. La caméra n'a pas d'autre choix que de descendre dans la rue, au cœur d'un pays qui a vécu autant de drames que d'histoires dignes d'être racontées. Bref cette esthétique se lie avant tout à une nécessité matérielle. Vues les conditions de tournage, le matériel ne pouvait être de bonne qualité, Rossellini bricole avec des bouts de pellicule glanés ça et là. Le résultat donne l'impression d'assister à l'Histoire en marche. Tout est vrai, mais la vérité est un mensonge.




Paisa', 1946
Une oeuvre admirable construite en six épisodes, témoignant déjà de ce goût si particulier des Italiens pour le film à sketch. Mais contrairement à la majorité de ce type de production, Paisa' ne m'a jamais semblé souffrir d'un déséquilibre. Chaque sketche est aussi différent que pleinement complémentaire, l'ensemble aboutissant à un modèle de cohérence et de justesse. Fellini est ici encore présent, assistant Rossellini au scénario et à la mise en scène.

Paisa' fait le constat implacable et honnête d'un espace et d'un temps précis : l'Italie au temps de la Libération. De segment en segment, la caméra du cinéaste remonte le pays et dresse un portrait assez large du paysage italien face aux soubresauts de l'Histoire. Des marécages du Pô à la Sicile, de Naples à Rome, en passant par Florence, Rossellini filme autant de situations qui se lient à cette période particulière dans une guerre, tant du côté de la population que des armées, ennemis et alliés. Comme dans Rome ville ouverte et Allemagne année zéro, on reste estomaqué par cette impression de vérité, de captation de faits quasiment dans leur actualité la plus douloureuse, et par l'authentique richesse cinématographique de l'ensemble, des personnages, des séquences et de leur mise en forme, où la dimension documentaire ne se fait jamais au détriment de la justesse romanesque et même de la poésie. Superbe.





Germania anno zero (Allemagne année zéro), 1948 
Film impressionnant par son refus total des artifices. Tournant en Allemagne, en langue allemande, Rossellini ne cherche ni les facilités ni le confort, osant s'intéresser au destin des vaincus. Il dresse avec une acuité sidérante le portrait d'une enfance, d'une époque, d'un peuple, mélangeant le drame — la trame narrative du film, extrêmement concise — et le réalisme documentaire avec ces prises de vues dans les ruines de Berlin, d'une valeur inestimable. Le spectateur assiste fasciné à cette lutte pour la vie au milieu du chaos. Comment ne pas être étreint par l'émotion, lorsqu'on voit le jeune Edmund, gamin entouré d'horreur et de desespoir, retrouver le temps d'une parenthèse des gestes et des jeux d'enfants, et se demander s'il en a encore le droit. 

Un film digne, intelligent et évidemment profondément triste. Peut-on être plus en prise avec l'actualité, percevoir à ce point le poids du passé, les défis du présent et les incertitudes du futur ? Je ne vois pas d'équivalent à ce qu'a réussi ici Rossellini, et si le film a tant tourné dans les classes d'Histoire c'est à mes yeux à juste titre.

27 mars 2018

Battlestar Galactica, 2004-2009

Battlestar Galactica, 2004-2009
Une série créée par Ronald D. Moore
4 saisons de 73 épisodes
Avec : Edward James Olmos, Katee Sackhoff, Jamie Bamber, James Callis, Grace Park, Mary McDonnell, Michael Hogan, Tricia Helfer...



Pour le meilleur comme  pour le pire, le succès du Star wars de 1977 a profondément bouleversé le monde du showbusiness, de Hollywood à Rome en passant par Istanbul ou Rio. Retrouvant les faveurs du grand comme du petit écran, la science-fiction devenait un temps la nouvelle poule aux œufs d'or aux yeux des producteurs. Certains s'y cassèrent néanmoins les dents. J'ai personnellement suivi d'assez loin des séries comme Battlestar galactica, Buck Rogers (deux créations de Glen A. Larson) ou L'Âge de cristal. Sans doute que ces titres connurent moins de rediffusions que, dans le même genre, Star trek ou La Planète des singes. Par tout ce qu'elle implique en terme de moyens techniques (conception et fabrication des décors, costumes et accessoires, effets spéciaux), la S.F. risque vite de faire pâle figure à la télévision. L'intelligence des scénarios et le charisme des personnages devaient alors palier le manque de moyens, poussant néanmoins à rentabiliser un maximum les investissements, par exemple en recyclant des plans (ce que faisait encore Neon genesis evangelion en 1995) ou en réunissant plusieurs épisodes pour une sortie salle. Même une série comme Cosmos 1999 qui bénéficiait pour son époque de moyens confortables n'échappe pas aujourd'hui à l'imagerie désuète qu'on associe à ces productions. L'ambition des showrunners n'était pas en cause, mais il faudra véritablement attendre le XXIe siècle et le triomphe du modèle HBO (Rome, Boardwalk empire) pour qu'on commence à donner des budgets de superproduction à des épisodes de série TV.



Faisant fi de toute nostalgie liée à la série originelle, le reboot de Battlestar galactica fera donc une arrivée fracassante en 2004. On me l'avait déjà vanté à l'époque, et j'avais surtout retenu cette idée très forte d'une humanité qui doit sa survie à une technologie obsolète. Le pilote et les 2 premières saisons offrent un spectacle ambitieux et riche en émotions. La volonté de renouveller le genre par un surcroît de réalisme est payante (le silence relatif de l'espace intersidéral, les cadrages à la volée lors des batailles galactiques). La qualité des effets spéciaux est de même assez ahurissante. C'est du vrai space opera, et j'aime beaucoup le fait qu'on s'intéresse en plus des conséquences politiques à des problèmes triviaux comme les questions de ravitaillement et de logistique. La réflexion sur l'humain et la machine progresse intelligemment, donnant parfois lieu à des situations assez vertigineuses. Il est finalement pas mal question du pouvoir de l'amour, et je trouve que c'est amené de telle sorte que ce n'est jamais mièvre. C'en est parfois même déchirant.



On voit se démener une foultitude de personnages aux relations complexes et au destin douloureux, et qui évoluent de manière crédible. Les acteurs sont bons, bien creusés pour offrir une complexité qui les rend tantôt attachants, tantôt detestables, soit humains. Ressucité de Blade runner, Edward James Olmos fait un peu figure de parrain légitimant l'entreprise, et en impose en amiral, père de substitution évident pour un équipage d'orphelins. La féminisation de Starbuck est une autre idée géniale qui permet à Katee Sackhoff de composer un inoubliable personnage. La production n'échappe pas à d'occasionnels gonflages artificiels de péripéties pour alimenter le feuilleton, mais il y a suffisamment de situations fortes et de personnages intéressants pour que ça ne devienne pas pesant.


Malheureusement, l'intérêt réel pour la série s'est pour moi tristement essoufflé sur les saisons 3 et 4. J'ai vraiment eu la désagréable impression que les auteurs n'avaient plus aucune idée de ce qu'ils voulaient raconter. Comme s'ils s'étaient retrouvés embourbés par le postulat qu'ils avaient eux-mêmes créés à la fin de la saison 2, préférant alors tenter de remettre les compteurs à zéro quitte à faire du surplace. Dans un récit qui traite des notions de destin et de prophétie, j'espérais un déroulement ultra-solide, avec chaque épisode pensé comme une pièce essentielle d'un puzzle en attente d'être révélé. Je n'ai rien contre les épisodes loners, mais là ça s'accumule sans faire illusion. Les personnages semblent tâtonner laborieusement. On finit par se désintéresser de ce que cherchent à obtenir les Cylons, qui ne cessent de changer d'avis, de déblatérer à base de phrases creuses qui croient en jeter. Il y a heureusement encore de beaux sursauts dans l'interprétation et quelques répliques fortes — c'est la force d'un casting réussi — avec une vision de l'humanité toujours d'une implacable noirceur, et quelques scènes spectaculaires qui réveillent un peu l'intérêt, dont un final heureusement loin d'être indigne.

Du coup, c'est dommage mais je reste sur un sentiment de rendez-vous manqué, la faute à un dégonflement quasi total de mon intérêt pour une histoire qui se retrouve délayée de façon impardonnable au cours de cette troisième saison. Alors que je trouvais au départ le show franchement bluffant et spectaculaire, le fait de finir sur une note aussi décourageante fait que je conserve aujourd'hui un souvenir dépité de ce reboot, en fait dramatiquement plombé par des saisons trop riches en nombre d'épisodes.

20 mars 2018

Joe D'Amato 1980





(récit paru dans Soudain ! n°3, janvier 2008)



Sesso nero (Le Sexe noir), 1980
Je pensais que le titre était métaphorique mais en fait pas du tout. Il s'agit en effet d'un bon vieux boulard des familles, tourné à Saint-Domingue avec quelques "acteurs" locaux qui n'ont pas du être payés bien cher, ou en tout cas pas en fonction de leurs talents de comédiens. Bien que D'Amato se soit à cette époque déjà spécialisé dans le cinéma exotico-érotique, ce film est considéré historiquement comme le premier porno hardcore italien, avec représentation explicite de relations sexuelles non simulées.

L'histoire est plutôt intéressante mais finalement mal troussée. Un soi-disant New-yorkais moustachu (Mark Shanon, de son vrai nom Manlio Cercosimo) débarque sur l'île pour faire revivre le souvenir d'un amour perdu. Il sait qu'il ne lui reste que quinze jours avant qu'une opération chirurgicale ne le condamne à l'impuissance. Sur fond de malédiction vaudoue, entre deux hallucinations provoquées par ses douleurs ou par des drogues locales, l'homme va bien sûr tringler un peu tout ce qui passe : la femme de chambre, la femme de son pote... et même sa propre femme venue le rejoindre. On se balade ainsi entre désir sexuel, fantasme, culpabilité et angoisse de la mort. Vers la fin, un personnage vient lourdement tenter de rationnaliser tout ça, avec une explication à la mord-moi-le-nœud (c'est le cas de le dire) à base de machination, de sœur jumelle cachée et de vengeance longuement préméditée. D'Amato en profite pour nous offrir quelques vues touristiques du coin mais filme quand même platement les scènes de uq, se contentant trop souvent d'un plan-séquence type zoom avant/zoom arrière. Mention spéciale à la musique de Nico Fidenco cependant, qui dans un genre italo-pop typique se révèle étonnamment riche dans ses arrangements, et agréablement variée dans ses rythmes.

Le dénouement, dans son implacable logique, est quant à lui relativement puissant. Je le dévoile sans remord vu le peu de chance que quelqu'un tente l'expérience de voir ce film : l'homme sacrificiel, parvenu au bout de son chemin, possède enfin la femme de ses rêves sur la plage, puis se sectionne le sexe face à la mer. Son sang et sa chair se mêlent  au sable et à l'eau, tandis qu'à l'horizon le soleil jette ses derniers feux. 




Anthropophagous, 1980
Nouvelle attente déjouée avec ce titre mythique du cinéma bis italien. Je m'attendais à un de ces films complaisants avec tribu de cannibales dépeçant à la chaîne de naïfs explorateurs blancs, prétexte aux débordements gores les plus irresponsables. Or on est à cette époque déjà passé à un autre genre : il s'agit ici d'un vrai slasher plutôt très efficace dans ses effets malgré un scénario pataud, avec sa bande de jeunes vacanciers qui débarquent sur une île grecque où la population a mystérieusement disparu. 

D'Amato ménage son suspense, révélant progressivement le responsable, son apparence et ses origines. Soit un insulaire — George Eastman dans ce qui restera le rôle de sa vie — qui, après avoir fait naufrage avec femme et gamin, est devenu fou et s'est converti au cannibalisme sauvage. Ce n'est donc pas à proprement parler un mort-vivant, mais il n'y a aucune différence dans son comportement avec les zombies de Romero.

Le réalisateur aux quasi 200 films prend ainsi le temps qu'il faut pour faire monter la tension, surtout lorsque ses personnages déambulent la nuit dans les couloirs d'une vieille maison, où leur propre ombre portée devient menaçante, générant alors un suspense franchement insupportable. De ce côté là, le contrat est vraiment bien rempli. Le gore "proprement" dit n'intervient que par brefs éclairs, parfois comiques (une jeune fille qui se fait un bain de pied dans un seau où flotte une tête), parfois sacrément audacieux. Je ne peux résister à l'envie de citer les deux clous du film qui ont fait sa célébrité (dont l'un carrément spoilé par l'affiche) : George Eastman dévorant un fœtus arraché au ventre de sa mère, et, à la fin, ce même triste sire se mettant à manger ses propres entrailles répandues au sol par un coup de pioche ! Nouvelle preuve après le final de Sesso nero que derrière le bucheron du cinéma d'exploitation, se cachait véritablement un poète.

16 mars 2018

Du romanesque britannique, 1980-1990

Anthony Burgess, Earthly powers (Les Puissances des ténèbres), 1980
Un roman gigantesque par son volume (1200 pages au total) et par son ambition, sous la forme de l'autobiographie fictive d'un romancier. Nous faisant traverser avec lui tout le XXe siècle, Burgess brasse quantité de sujets avec une intelligence impressionnante, sans pour autant faire de ses personnages des pantins ou exploiter l'Histoire avec un grand H de façon artificielle. Il y sera ainsi question aussi bien de politique, que de morale, de religion ou d'art, bien sûr. 

C'est d'une érudition admirable, mais aussi souvent drôle. Le ton y est en effet riche d'une ironie qu'on a envie de qualifier de typiquement british, le narrateur assumant régulièrement son rôle de créateur, légitimement libre de jouer avec la vérité de ses souvenirs. Derrière cette apparente désinvolture, on réalisera vite qu'il s'agit surtout de mieux dissimuler des événements douloureux. Le bouquin, publié au début des années 1980, est reparu il y a peu en un seul volume chez Pavillons poche. C'est une œuvre absolument magistrale, profondément marquante, qui mérite vraiment une nouvelle reconnaissance.




A.S. Byatt, Possession, 1990
Un « roman romanesque », dixit l'auteur, qui impressionne également par son ambition puisqu'il y est question de l'amour de la poésie aussi bien que de la poésie de l'amour. Byatt dévoile tout un jeu de miroir, souvent vertigineux, entre passé et présent, et ça donne des pages assez exquises. Les personnages sonnent vrai, il y a de la drôlerie, un peu de caricature aussi, et le voyage en leur compagnie recèle beaucoup de moments charmants.

J'ai juste trouvé un peu fastidieuse la volonté de l'auteur de nous donner à lire les œuvres fictives de ses poètes anglais du XIXe romantique, au lieu de plus simplement suggérer leur fascinant talent. Parce que c'est une traduction, ou parce que le lecteur sait pertinemment qu'il a affaire à des pastiches, on a du mal à être convaincu qu'on est véritablement face à des trésors littéraires. Aussi, je me suis un peu trop souvent retrouvé à lire ces passages longs et fréquents en diagonale.

13 mars 2018

Histoire permanente du cinéma italien, 1980-1983

Io e Caterina (Moi et Catherine), Alberto Sordi, 1980 
Riche exportateur de vin, Alberto Sordi ramène de son voyage d'affaires aux États-Unis un robot-domestique du nom de Catarina. Il va en profiter pour se débarrasser non seulement de sa bonne trop capricieuse, mais aussi de sa femme qu'il n'aime plus, comme de sa maîtresse qu'il juge trop exigeante (Catherine Spaak). Dans un premier temps, ce type qui s'était montré ouvertement antiféministe va nager dans le bonheur le plus total, fasciné par son nouveau jouet. Jusqu'au jour où celui-ci se met à prendre d'étranges initiatives, préférant par exemple traîner devant la télé et remettre le ménage à plus tard. Le soir où il invite une jolie fille (Edwige Fenech), anciennement employée par sa femme dans sa boutique de fringues,sera l'occasion d'une crise de jalousie particulièrement agressive de la part de Catarina qui va foutre en l'air sa baraque et le menacer avec un couteau. Devant les ingénieurs, elle affichera un comportement normal, puis de nouveau seule avec Sordi, elle lui avouera qu'elle l'aime et qu'elle a pris conscience de son existence, s'exprimant désormais à la première personne.

Sur ce postulat faussement S.F., voilà un film assez marrant, même si sans réelle surprise quand à son déroulement. Sordi est vraiment génial, et s'avère pour le coup excellent réalisateur, profitant du décor hallucinant de la maison, une véritable œuvre d'architecte conçue par Lorenzo Baraldi. La conclusion du film se teinte en plus d'une tristesse inattendue, prenant une dimension prophétique où le rêve du mâle italien se serait transformé en cauchemar.





I Predatori di Atlantide (Atlantis interceptor / Les Prédateurs du futur), Ruggero Deodato, 1983
Suite à la découverte en pleine mer d’une tablette d’origine atlante et d'un sous-marin nucléaire russe, une île surgit des flots provoquant une soudaine tempête. Au même instant, les villes côtières se retrouvent envahies par une armée de barbares vêtus de cuir et conduisant des véhicules customisés, massacrant tout sur leur passage. Un petit groupe de survivants aux profils variés — et parmi eux une scientifique qui détient peut-être la clé du mystère — va leur tenir tête...

Un très très chouette film d'aventure gentiment nanar, une série B qui n'a sans doute pas les moyens de ses ambitions mais force la sympathie par son mélange décomplexé des genres : film d'aventures, de guerre, de jungle, de zombie, survival, post-apocalyptique, horreur, peplum... Deodato pompe généreusement à droite à gauche, de Zombie à Mad Max en passant par Indiana Jones, et anticiperait presque sur Predator et The Abyss. Les personnages sont attachants, même si la logique de leurs actions laisse souvent à désirer, avec des dialogues en VF toujours bien surprenants et marrants. Le film n'est pas évident à cataloguer, passant des péripéties les plus bon enfant à des éclats de violence pas vraiment tous publics. On compte un nombre de morts assez incroyable. Par centaines, des figurants punks grimés tous plus absurdement les uns que les autres viennent tomber sous la mitraille, à pied, à moto ou en voiture, lors de cascades plus ou moins bien réglées. Le rythme est ainsi assez alerte et on en sort avec plein de questions non résolues dans la tête.




I violenti / Emanuelle fuga dall'inferno (Révolte au pénitencier de filles), Bruno Mattei, 1983
On notera le titre français bien bidon, étant donnée l'absence de révolte. De la part du bourrin Bruno Mattei, je ne m'attendais pas à une mise en scène aussi soignée. Il y a une vraie ambition formelle : éclairages moches mais travaillés, vrais travellings, composition savante du cadre. Mattei fait donc du zèle, et on sera tenté de mettre cet effort sur le compte de Claudio Fragasso qui l'aurait secondé à la réalisation (sauf que Fragasso c'est aussi Troll 2, et ça ne plaide pas trop en sa faveur). Le film est un représentant tardif — donc dégénéré — du genre Femmes en prison, avec gueules sadiques des matrones, administration corrompue et rivalités entre détenues. On sort un peu des rails avec cette intrusion de quatre bandits psychopathes qui se lancent dans une sanglante prise d'otage. On bascule alors dans le film d'action (poursuite en bagnole, fusillades), dans un environnement rendu d'autant plus sordide que la production a manifestement peu de moyens. J'ai bien aimé l'assaut minable du GIGN local mené par un sosie de Jean Lefebvre, molasson comme c'est pas permis : trois d'entre eux portent un masque à gaz sauf le quatrième qui s'encombre d'une caméra. Mention spéciale à "Helmut", le méchant aryen pas blond mais complétement fou, cabotin impayable, tract vivant pour la méthode Stanislavsky et dont j'espérais une fin plus gore (on échappe de peu à l'éviscération).

"Star" du film, la Black Emanuelle (oui, oui, un seul "m") Laura Gemser est catastrophique et son personnage est sans doute le moins intéressant du lot. L'intrigue se résoud avec une cavalcade à pieds hilarante entre deux types bien handicapés par leurs blessures et une Emanuelle qui suit derrière comme une roue de secours. La fin est bien cocasse également. Alors qu'elle est emprisonnée à tort et qu'elle a prêté main-forte aux autorités, Emanuelle retourne derrière les barreaux avec la promesse que son procès sera favorablement révisé. Vu l'état du système judiciaire dont témoigne le délabrement du décor qui sert de prison, on devine qu'elle pourra encore y croûpir le temps de 2 ou 3 autres films, celui-ci étant déjà une suite. Et tout ça se termine sur ce dialogue vertigineux qui laisse le spectateur sortir de la salle la tête remplie de passionnantes réflexions métaphysiques :
« — Vous pensez que tout ce sang versé aura changé quelque chose ?
— Peut-être... »

9 mars 2018

Deux romans de James Salter

Light years (Un bonheur parfait), 1975
C'est typiquement le genre de bouquin vers lequel je ne serai jamais allé si je m'étais arrêté à son résumé ou au 4e de couverture. Ici, ce sont les enchaînements de phrases, leur rythme surprenant, leur structure anti-académique, qui distillent le sens et la profondeur, ainsi que l'extrême sensation de vérité des dialogues. J'imagine qu'on y perd forcément à la traduction, tant le charme de ce roman est précisément lié au travail ciselé de l'écriture. Une véritable magie s'opère pendant la lecture, et j'ai réellement eu l'impression de disparaître et d'être témoin de la vie des gens dépeints ici.

Chaque chapitre pourrait en soi être une petite nouvelle ne semblant apparemment pas raconter grand chose, et contenant pourtant en elle l'infinité indicible de l'expérience humaine (j'espère qu'on me comprend). Les trajectoires de ces personnages, leurs questionnements sur leurs choix de vie, leur passé et l'avenir, deviennent alors profondément touchants, voire douloureux car on perçoit les inévitables blessures qui font aussi tout le prix de l'existence. C'est donc un roman tout en délicatesse, mais qui n'est pas pour autant sur les petits riens. Au contraire, c'est incroyablement riche.




All that is (Et rien d'autre), 2013
Très beau dernier texte de l'auteur. Salter retrace tranquillement la biographie de son protagoniste, qui ne présente en lui-même pas grand chose de remarquable, juste simplement humain. La particularité étant le milieu professionnel dans lequel il évolue, celui de l'édition littéraire. Et on se rend vite compte qu'en parallèle de son parcours, ce sont aussi toutes les personnes qu'il est amené à croiser qui vont intéresser l'auteur, chacun méritant en quelque sorte l'honneur qu'on s'attarde sur lui. Aussi. 

On se retrouve donc avec une sorte de mosaïque de portraits, de personnages toujours un peu insatisfaits des choix qu'ils ont pu faire et de leur conséquences. Certains les acceptant et continuant de vivre avec, d'autres tentant de nouvelles aventures et mises en danger, attendant de voir ce que cette bifurcation vers un autre destin leur réserve. Et toujours cette écriture en apparence si paisible (pour ce qu'en permet de juger la traduction), où les drames et les tragédies semblent s'inscrire dans le même flux continu de l'existence. Une pépite.


7 mars 2018

Le Cinéma de P.T. Anderson III. 2007-2012

There will be blood, 2007
Punch-drunk love avait déjà amorcé le virage. Avec There will be blood, Anderson accédait là à une toute autre dimension, livrant un film hors-norme qui semble réinventer le langage cinématographique, avec un souci de perfection qu'on n'avait pas revu depuis Kubrick. L'ouverture minérale impose d'emblée un registre expérimental, et le spectateur est invité à plonger dans un monde en train de se bâtir. Le voilà bientôt captif, fasciné par les beautés visuelles, le travail sonore, l'interprétation incandescente. Le film nous rend témoin privilégié de l'ascension capitaliste d'un homme, de ses drames, concessions et reniements, devenant progressivement une sorte de monstre obsédé par la maîtrise de son destin, scellé par un pacte faustien lors d'une veillée ténébreuse.

C'est une nouvelle consécration pour l'ogre Daniel Day-Lewis mais aussi la révélation de Paul Dano, qui se plaira par la suite à endosser des rôles exigeants (Prisoners, Love & mercy). Le metteur en scène peut se reposer en toute confiance sur ce casting parfait, et faire durer ses plans autant que nécessaire. Pour sa dernière collaboration avec Anderson, le chef-opérateur Robert Elswit se verra récompensé d'un Oscar mérité. On se laisse donc porter par ce grand œuvre, sans davantage chercher à mettre en mots des émotions complexes, tout en appréciant la limpidité d'un film qui gagne à être revu. Un film fou. Un film de fou.




The Master, 2012
J'adore sans réserve tous les précédents films du cinéaste. Mais si ici je ne me suis pas ennuyé — visuellement splendide, The Master est imprévisible, donc fascinant tout du long — je n'ai pas été convaincu par la démarche d'Anderson. L'histoire, le parcours des personnages sont relativement lisibles. Mais j'ai été pour la première fois gêné par cette volonté trop appuyée de fabriquer de l'hermétisme. Je n'ai pas eu suffisamment de points d'accroche. Un peu l'impression que le réalisateur a éliminé précisément tout ce qui pourrait ressembler à des scènes pivots, ces moments qui font avancer ou basculer le récit, et que ce qui reste sert surtout de super véhicule (comme disent les anglo-saxons) pour les comédiens, au premier rang desquels un Joaquin Phoenix méconnaissable, force brute presque animale.

Le film a tout de même réussi à m'émouvoir, et cette émotion a évidemment été permise par toute la patiente construction du metteur en scène. Et il se peut que ce soit le genre de film qui gagne à mûrir dans la tête, dans le souvenir. Mais à ce stade, non seulement je n'ai pas vraiment d'arguments pour le défendre ou me l'approprier mais surtout il a presque quitté ma mémoire, contrairement à tous les autres titres. There will be blood était aussi à sa façon une sorte d'objet filmique singulier, s'efforçant de créer de nouveaux codes. Mais j'y avais trouvé davantage mon compte. Retrospectivement, les dialogues m'y semblent mieux écrits, les personnages mieux incarnés, le récit plus romanesque (donc plus immédiatement séduisant).


DOSSIER PT ANDERSON :