29 mars 2019

Histoire permanente du cinéma américain, 1942-1947

Son of fury (Le Chevalier de la vengeance), John Cromwell, 1942 
Une œuvre vraiment très étonnante qui démarre comme un film en costume dans l'Angleterre du XIXe, avec un enfant que l'on a dépossédé de son titre de noblesse, puis bascule de manière inattendue dans le film d'aventures exotiques avec traversée des océans et longue escale paradisiaque sur une île polynésienne, avant un troisième acte où la vengeance proprement dite s'accomplit pour cependant ne pas s'achever là où on pouvait s'y attendre. 

Si la mise en scène de Cromwell et sa photographie sont remarquables d'élégance, ce Son of fury se distingue également par son casting trois étoiles : Tyrone Power a vraiment la classe en fier héritier, George Sanders est toujours impeccable dans un rôle d'odieux imposteur, Frances Farmer joue sa fille, John Carradine un compagnon de voyage farouche mais fidèle en amitié, et on a même droit à un Roddy McDowall tout jeunôt pour interpréter le héros enfant. Mais là où ce film fait très fort c'est dans le rôle donné à Gene Tierney. La découvrir soudain en vahiné à collier de fleur posée sur un rocher est une pure vision paradisiaque. Ses efforts pour parler anglais, ses roulements de hanche lors d'une scène de danse rituelle sont absolument charmants. Elle n'est évidemment pas du tout crédible, mais j'ai trouvé ça assez savoureux d'avoir osé pareille distribution.  Le film est vraiment très bon et passionnant, mais c'est vraiment toute cette partie centrale sur l'île qui finit par en faire un objet assez inédit, sans oublier sa conclusion aux accents carrément socialistes, la récupération de la richesse et de la propriété familiales ne faisant pas le poids face à l'amour pur et désintéressé.




Thank your lucky stars (Remerciez votre bonne étoile), David Butler, 1943
Une comédie musicale dans le genre all-star cast, portant à l'écran l'esprit des revues de music-hall en mettant à l'honneur la troupe de vedettes du studio, en l'occurence ici la Warner Bros. On est en 1943, et tout Hollywood se doit de participer à sa façon à l'effort de guerre. L'intrigue repose sur ce concept basique d'un grand show en train de sa monter, prétexte évident pour justifier l'enchaînement de numéros musicaux. On a alors droit à de savoureuses apparitions de Clark Gable, Errol Flynn, Humpbrey Bogart ou Bette Davis, parmi les plus notables, et dans leur propre rôle. C'est d'autant plus amusant que la plupart sont loin d'être des habitués des musicals, et d'avoir ainsi l'opportunité de les voir et entendre pousser la chansonnette n'a pas de prix.

Le procédé est parfois poussif, mais le plus inattendu c'est que le film est en fait vraiment drôle, plein de vrais bons gags qui fonctionnent, centrés autour d'un Eddie Cantor qui cabotine à mort dans un double rôle, et avec la présence du jubilatoire orchestre cartoonesque de Spike Jones et ses City sclickers. Si d'autres films fonctionneront sur encore le même principe de revue sans trop d'intrigue, comme La Parade aux étoiles (1943) de George Sidney, Hollywood canteen (1944) de Delmer Daves (encore avec Eddie Cantor), ou le Ziegfeld follies (1945) de Minnelli, ce titre de Butler m'avait laissé un délicieux souvenir.




Detour, Edgar G. Ulmer, 1945 
Road movie au budget de série Z, vrai film noir totalement jazzy, cauchemar éveillé, Detour est un pur bijou, captivant du début à la fin. La réussite est due en grande partie à la qualité des dialogues, irrésistibles par leur cynisme, signés Martin Goldsmith, qui adaptait ici son propre roman. Rien que le monologue de la voix off est un modèle. Habitué malgré lui aux productions fauchées, Ulmer se dépatouille merveilleusement du manque de moyens par une mise en scène au cordeau, une concision de la narration et un minimalisme des effets d'une efficacité totale.

On baigne dans un parfum de mystère et de fantastique qui fait que, le temps de la durée éclair du film, le protagoniste (excellent Tom Neal) est poursuivi par la poisse. Le résultat est un équivalent cinématographique littéral du roman pulp, tel que le magnifieront à leur tour un Richard Fleischer (The Clay pigeon, 1949) ou un Robert Aldrich (Kiss me deadly, 1955). Une jouissance de spectateur, du très grand cinéma !




Monsieur Verdoux, Charles Chaplin, 1947
Revu pour mon plus grand plaisir, et je dois dire que le trouble qui m’a saisi sur la fin a mis un certain temps à me quitter. Comment ne pas se régaler de la subtilité du jeu et des dialogues de Chaplin, qui compose un Verdoux incroyablement galant homme (Landru pour ne pas le nommer), laissant parfois affleurer une douleur profonde et inapaisée, une véritable rancœur désabusée sur la condition humaine. Les sommets du film étant ces scènes de dialogue entre Verdoux et la jeune fille qu’il recueille un soir pour l’empoisonner, donnant lieu à une réflexion bouleversante sur le bonheur et la dureté de l'existence, le pessimisme et la foi en l'amour. 

La mise en scène est la plupart du temps assez fonctionnelle, très théâtre filmé. Décors toujours cadrés du même angle, acteurs au premier plan, regards caméra complices. Se détachent alors d'autant mieux les scènes à suspense, les meurtres, la géniale scène du mariage et les deux derniers plans. Le burlesque n'est pas oublié, tant dans la gestuelle que dans certains gags où le corps de Verdoux devient élastique, de même que par l'utilisation savant des effets sonores. Et puis gloire à Martha Raye à l’abattage inoubliable  (« Pigeon ! »).

Il y aurait énormément de choses à dire sur ce film dense et très personnel, réquisitoire glaçant contre la guerre, enfonçant le clou posé par Le Dictateur. Chaplin fut pratiquement empêché de tourner depuis la sortie de ce dernier en 1940. Assez hallucinant de voir à quel point la campagne promotionnelle de l'époque tentait à tout prix de persuader le public qu'il y aurait une continuité avec le personnage de Charlot, alors que Verdoux propose une rupture totale, un abandon de ce burlesque muet que Le Dictateur parvenait encore à porter au sommet. Avec Verdoux, Chaplin embrasse définitivement l'art du dialogue, et il nous force de façon plus qu'inconfortable à adopter le point de vue du criminel mettant le monde qui l'a créé en accusation. Il y a ici à l'œuvre une liberté de ton qui fait pour moi tout le prix de ce film, si cruellement rejeté à l'époque par le public comme par la critique. Peut-être est-ce pour cette raison que de toute sa filmographie, c'est ce titre qui m'inspire peut-être le plus de sympathie.

27 mars 2019

Kings of Hong Kong V. 1995

A chinese odyssey (Le Roi-singe), Jeff Lau, 1995
J'ai beaucoup d'affection pour ce film sorti en deux parties, qui peut s'apprécier rétrospectivement comme un témoignage esthétique sur la façon de faire des films à Hong Kong à cette époque. Énième transposition de l'incontournable roman chinois Voyage vers l'occident, A chinese odyssey s'appuie sur la tradition pour déraper vers un récit totalement délirant, riche de personnages comme de situations, et mené d'une main de maître sur un rythme déchaîné. Au menu : magie, mythologie, légendes, prophétie et très jolis combats tournoyants signés Ching Siu-Tung. Peu de décors au final, mais grâce au jeu sur les couleurs et aux rebondissements échevelés à base de paradoxes spatio-temporels, on ne s’ennuie pas une seconde. Lorsque la première partie s’achève, on n’a ainsi qu’une envie, enchaîner avec la suite. Les gags — souvent en mode en-dessous de la ceinture — pleuvent avec une efficacité réjouissante et un sens du burlesque digne de Tex Avery. L'intrigue se complique dans la seconde partie, avec de nouveaux personnages et des échanges de corps qui tournent au vaudeville. On s'y perd mais l'inventivité permanente nous emporte, culminant dans un incroyable affrontement final.

Contrairement à ce qu’aurait pu faire craindre le registre comique sans freins, les acteurs sont vraiment bien dirigés, et l'énergie de Stephen Chow est intelligemment secondée par celle de son complice Ng Man-Tat. La seconde partie se démarque particulièrement par l’irruption au sein de la bouffonnerie d’une gravité inattendue, avec une histoire d'amour torturée qui se marie étonnamment à l’ensemble. Les rôles féminins sont à ce titre particulièrement réussis, beaux et dignes (les actrices sont sublimes). Le personnage de Chow lui-même gagne en maturité et, constamment dépassé par les événements, affiche progressivement une lassitude qui finit par le rendre touchant. Ajoutons à ça une très belle musique de Lowell Lo et une conclusion magnifique qui font que je garde du film plutôt le souvenir d'un spectacle émouvant, alors qu'il a toutes les apparences de la grosse farce. Stephen Chow reinvestira le personnage du Roi singe et son univers 20 ans plus tard avec un nouveau diptyque — le second coréalisé par Tsui Hark — phénoménal carton au box-office hongkongais.





The Chinese feast (Le Festin chinois), Tsui Hark, 1995
Je reconnais que le premier tiers du film est rude et pourrait décourager les spectateurs les plus aguerris. Accordant à sa narration ce rythme furieux qui va caractériser tous ses films de cette période, Tsui Hark verse à fond dans l'humour pesant et les gags au burlesque appuyé, laissant ses comédiens en totale roue libre. L'intrigue fuit de toutes parts, avec des personnages à peine introduits, dont on ne saisit pas bien les intentions, certains d'ailleurs bientôt laissés de côté.

Et puis, progressivement, le récit trouve sa direction, se résumant finalement à une compétition culinaire opposant un gros méchant prêt à tout à une bande de bras cassés forcément incapables, qui va devoir ressortir un vieux maître de sa tanière. La bonne humeur et la folie des situations trouvent alors un équilibre inespéré. Leslie Cheung et la craquante Anita Yuen forment un couple réussi, et on se régale des scènes d'entraînement et des folles chorégraphies que Yuen Bun adapte à la cuisine, créant ce qu'on pourrait appeler le genre kung food (que Stephen Chow prolongera dès l'année suivante avec son God of cookery à l'esprit similaire). Le clin d'œil final où toute l'équipe du film apparaît à l'image pour saluer le spectateur ajoute encore à la sympathie que dégage cette entreprise.




Love in the time of twilight (Dans la nuit des temps), Tsui Hark, 1995
Voilà une bien étrange comédie fantastique aux accents romantiques. Loin de renouer avec l'esprit des Histoires de fantômes chinois, Tsui Hark opte certes pour un film en costume mais ancré dans une époque plus récente, celle de l'arrivée de l'électricité. Rythme ébouriffant, sensation de danger constant, quiproquos permanents, et un peu d'émotion pour apporter ce qu'il faut de profondeur, telle est la recette de cet objet inclassable. Par un phénomène qui sera laborieusement expliqué par l'un des personnages, les héros se retrouvent à voyager dans le passé pour sauver l'un d'eux d'une mort injuste. Plus qu'à Back to the future, Dans la nuit des temps donne plutôt l'impression de rejouer la partition du Roi singe de Jeff Lau, avec cette course en boucle contre la montre, où les personnages se retrouvent à croiser leur Moi du passé. Ici également, il sera difficile de modifier le cours du temps. Le film s'ouvre sur une scène d'opéra chinois qui insiste sur l'importance de l'amour sincère, et à force de lutter contre un destin funeste, le couple de héros parviendra même à défier les oracles qui lui prédisaient une totale incompatibilité de sentiments. Dans les rôles principaux, Tsui Hark réunit Nicky Wu et Charlie Young, son couple de The Loverset leur alchimie intacte fait vraiment l'essentiel de l'intérêt du film, bien que leurs personnages soient relativement inexistants.

Cette veine romantique est tout de même bien mise à mal par un climax aussi laid que lassant, épuisant combat face à un double personnage de méchant qui sera victime de son cabotinage éhonté. Toujours prêt à prendre le train du progrès en marche, même avec un billet de seconde classe, le réalisateur recourt à une poignée de trucages numériques, avec sans doute l'ambition de recréer les effets révolutionnaires de The Mask... pour un résultat qui devait déjà être embarrassant à l'époque. Et pourtant, là encore malgré toutes ces fautes de goût, cette vision très infantile des relations amoureuses et cette lourdeur dans la caractérisation, le film suscite un irrépressible charme.




The Blade, Tsui Hark, 1995 
Alors que la rétrocession de la colonie est imminente, le réalisateur-producteur Hark affiche une boulimie de tournage presque inquiétante, avec des films copieux. Hallucinant de constater qu'avant que cette année 1995 ne s'achève, il aura encore le temps de mettre en boîte son chef-d'œuvre, The Blade, pur morceau de cinéma sauvage, limite traumatisant

Je renvoie à ma chronique précédemment publiée ici...














DOSSIER KINGS OF HONG KONG :

20 mars 2019

Kings of Hong Kong IV. 1992-1994

Twin dragons, Tsui Hark & Ringo Lam, 1992
Après une décennie 80 où il est parvenu à s'imposer en tant que producteur et metteur en scène, Jackie Chan remet son talent au service d'autres réalisateurs à la forte personnalité. Que ressort-il de cette association prometteuse sur le papier ? Un film relativement amusant, qui propose à parts à peu près égales action et comique de situation. Entre deux scènes de cascades, le récit prend la forme d'un vaudeville avec ces deux frères jumeaux aux tempéraments opposés, contraints de jouer les sosies et d'échanger leurs identités, dupant sans le vouloir aussi bien leurs amoureuses que la pègre. Dans des rôles peu flatteurs, Maggie Cheung et Nina Li-Chi sont charmantes, et on s'amusera à repérer les cameos non seulement des deux réalisateurs crédités mais aussi de pleins de confrères parmi lesquels John WooLiu Chia-LangYuen Woo-Ping (qui cosigne les chorés avec Ching Siu-Tung) ou Kirk Wong.

Si le scénario multiplie les quiproquos, on est évidemment loin de Billy WilderLes auteurs semblent tellement fiers de cette idée des jumeaux qu'ils surexploitent le filon, allongeant déraisonnablement la longueur des scènes où Chan joue avec lui-même. L'illusion fonctionne. Les personnages se touchent, se passent des accessoires. La caméra reste constamment en mouvement pour filmer ce ballet virtuose, et n'a donc pas trop à rougir par rapport à ce qu'avaient réussi dans ce domaine Zemeckis (Back to the future 2 et 3) ou Cronenberg (Dead ringers)Autre preuve de cette difficulté à équilibrer la recette, le dernier tiers du film, davantage orienté action, finit lui aussi par lasser, appuyant lourdement sur les mêmes effets de substitution entre le frère coriace et son jumeau inapte à la bagarre. Loin d'être déshonorant, le résultat manque de finesse et de grandeur, pas vraiment à la hauteur des attentes d'une telle affiche.




Green snake, Tsui Hark, 1993
En 1996, la Cinémathèque française programmait la rétrospective d'un cinéaste dont je n'avais jamais entendu parler, encore dissimulé par l'ombre d'un John Woo, qu'il avait produit. C'est avec Green snake que s'est faite ma rencontre avec le cinéma de Tsui Hark, et rien que pour ça, ce titre conserve une place à part. Dès l'ouverture, je fus captivé, basculant dans un monde époustouflant, fait de mouvements gracieux et de couleurs fabuleuses. Dans le rôles des femmes-serpents tentatrices dont les sentiments vont entrer en lutte avec leur nature, Maggie Cheung et Joey Wong sont superbes et surtout filmées avec beaucoup de sensualité. Face à elles, le jeune moine Chiu Man-Cheuk mettra toute sa volonté au combat, sa foi mise à l'épreuve. Le tout aboutit à un spectacle délirant à la photographie somptueuse, aux chorégraphies signées Yuen Bun (The Blade). Les affrontements se font aériens, les étoffes virevoltent, procurant un véritable envoûtement des sensLa musique de l'incontournable James Wong est magnifique, notamment le thème principal, très mélancolique.


Tsui Hark ne recule devant aucune idée folle, même s'il n'en a pas les moyens techniques et financiers (on appellera ça le syndrome Zu). C'est l'aspect qui fait peut-être le plus mal à la revoyure. Difficile en effet de passer outre certains effets bricolés parfois risibles, au sein de décors souvent envahis de machines à fumée comme autant de cache-misère. Le déluge final, festival d'incrustations approximatives, pique un peu les yeux. Mais je ne renie pas mes premières impressions et le souvenir de cette mémorable rencontre avec le cinéaste.





The Lovers, Tsui Hark, 1994
Etonnant prolongement de la veine romanesque initiée dans Green snake, mais en évacuant le fantastique, les combats et les besoins en effets spéciaux. Tsui Hark s'investit dans l'histoire d'un amour légendaire, avec ces amours contrariés à la Tristan et Iseult, Héloïse et Abelard ou Romeo et Juliette. Si la romance pourra paraître un peu naïve, le couple incarné par Charlie Young et Nicky Wu est absolument charmant, passant de l'insouciance juvénile et maladroite à la sérénité complice. Le cinéaste nous invite à observer patiemment l'évolution de leur relation, en parallèle d'un apprentissage de traditions qui finalement ne feront que nourrir leur émancipation. La naissance des sentiments sera d'autant plus troublante et sincère qu'elle se fera malgré l'apparence de garçon endossée par la jeune fille.

En bravant les règles de l'école, en trichant et en s'accusant à la place de l'autre, les amants construisent leur union. Perfectionnant leur art poétique, ils deviennent maîtres de leur destin jusqu'à ne faire plus qu'un. Ils pourront alors faire face au conflit familial avant de nous entraîner dans un étonnant final aussi cataclysmique que poétique. C'est donc un film plutôt intimiste, se déroulant dans un lointain passé qui lui permet de se montrer plutôt opulent dans ses décors et costumes, mais sans pour autant multiplier les décors ni oublier les paysages naturels. Le brio constant de la mise en scène de Tsui Hark achève d'emballer le tout. 


DOSSIER KINGS OF HONG KONG :

17 mars 2019

Le Cinéma de Xavier Dolan II. 2013-2016

Tom à la ferme, 2013
Dolan repasse devant la caméra pour un film à l'atmosphère différente, transposition d'une pièce de théâtre du Québécois Michel Marc Bouchard. L'adaptation est plutôt réussie, jouant vraiment de la mise en scène pour ne pas rendre artificielles les situations de huis clos forcé. C'est une histoire de relation perverse, tendue jusqu'à la rupture, avec un personnage contraint par un autre à jouer un rôle. Et l'on est invité à observer comment ces deux parties vont progressivement céder pour finalement assumer ce qui pourrait être leur vraie personnalité. Plus qu'Hitchcock auquel on l'a souvent rapproché, le film est en fait bien davantage polanskien.

Le réalisateur joue avec le format du film, soigne sa photographie tant en intérieur qu'en extérieur et bénéficie d'un score de Gabriel Yared impeccable. Mais Dolan ne va pas vraiment à fond ni dans l'angoisse psychologique, ni dans le mélodrame. Quelque scènes de confrontation fortes, de suspense ou de basculement surnagent au sein d'un fleuve plutôt opaque. Ce sont ces moments qui réussissent à maintenir l'attention, avec d'étonnant rebondissements presque surréalistes qui participent encore de cette mise à distance de personnages dont les motivations finissent par nous échapper. Le film manque donc un peu de vie, m'a laissé sur le seuil. Il gagne quand même un peu la partie en s'achevant sur le splendide Going to a town de Rufus Wainwright.




Mommy, 2014
Secoué par ce film, du début à la fin. J'en suis sorti en me faisant d'abord la réflexion que Mommy, c'est plus que du cinéma, c'est la vie : l'interprétation est d'une justesse telle, les dialogues sont d'une telle force que j'en oubliais la durée, happé par cette histoire riche en émotions, charriées par des non-dits qui leur donnent peut-être encore plus de force, car laissées à la libre interprétation du spectateur. Le fait d'ouvrir le film par la mention d'une loi punitive fictive suivie d'un crash, laisse planer sur tout le récit la menace d'un drame imminent, et j'avais la certitude que dès qu'un personnage se retrouvait sur la chaussée, une bagnole allait le faucher. Tout le récit acquiert alors une tension qui aurait pu être insupportable si elle n'avait pas été portée par l'interprétation d'ordre viscéral d'un trio d'acteurs aussi exceptionnel qu'inoubliable (composition hallucinante de Suzanne Clément, et encore un rôle magistral pour Anne Dorval).

Mais en fait non, Mommy c'est bel et bien du pur cinéma. Dolan y exploite avec maestria, inspiration et juste ce qu'il faut d'esbroufe, tous les moyens mis à sa disposition par le septième art : enceintes qui dégueulent de musique, caméra en mouvement pleine de lyrisme, montage énergique qui sait accompagner les coups d'éclats comme les moments plus évanescents, photo magnifique au diapason des émotions, tantôt chaude et caressante, tantôt froide et impitoyable. Le choix du format carré crée une incontestable proximité avec l'histoire racontée et les personnages. J'ignorais qu'il allait s'élargir et cet effet a provoqué en moi des bouffées d'euphorie qui m'ont complètement bouleversé. La seconde fois que le réalisateur en use, j'ai failli lui en vouloir parce que je savais que ça allait mal tourner, mais les émotions que ça a fait naître en moi étaient si puissantes que j'ai accepté ce jeu cruel. Ce sont des artifices, certes, mais comme le sont tous les outils du langage cinématographique. Une fois cela posé, demeure un seul constat : mon émotion de spectateur. Elle n'est pas davantage explicable ni justifiable. Juste communicable.




Juste la fin du monde, 2016
6 longs-métrages en 7 ans, donc. Si Mommy signait la consécration internationale du cinéaste, son triomphe à Cannes sera à double tranchant, offrant certes désormais au cinéaste des stars sur un plateau, mais le rendant aussi plus que jamais suspect. Placé sous le feu des projecteurs, le voilà donc soumis pour son prochain film à une grosse attente tant du public que de la critique. Retour à l'adaptation théâtrale après Tom à la ferme. La pièce de Jean-Luc Lagarce était d'inspiration fortement autobiographique. On devine sans mal que cette histoire de retour du fils prodigue entretient également beaucoup de résonance avec le parcours de Dolan lui-même, le héros interprété par Gaspard Ulliel ayant été comme lui promu au rang de wonder kid. Dolan déclarait dès la promo de son premier film qu'il ne pensait pas vivre longtemps d'où son besoin de profiter du temps qui lui était offert pour tourner. Il n'a pas donc du avoir trop de mal à s'approprier un sujet aussi fort, et le dispositif théâtral du matériau de base a du représenter un passionnant défi de mise en scène. Celle-ci se concentre ici plus que jamais sur la scrutation des visages. C'est souvent étouffant (c'est le but) mais aussi fascinant, parce que pour la plupart les visages des acteurs prennent merveilleusement la lumière. La caméra peut donc s'attarder sur eux pour en capturer la moindre émotion. 

Le travail de mise en scène, lorsqu'il joue sur ce type d'épure, m'a laissé captivé, guettant les moments de basculement, de violence sourde ou d'émotion libérée. Les quelques instants de respiration — j'ai compté 2 flashbacks musicaux — marchent du coup formidablement bien, véritables bouffées d'oxygène où Louis peut enfin se libérer du carcan de ce présent qu'il doit affronter. Mais ce n'est à chaque fois qu'une parenthèse qui ne fera que repousser l'inéluctable, et on lui fera bien comprendre que ce passé est bel et bien déjà mort, vain refuge. Louis a fait ce choix contraint de réduire la distance qui le tenait éloigné de sa famille. Il vient pour parler, or il échoue constamment, restant prudemment dans l'expectative. En face de lui, les autres semblent tout autant se refuser à livrer les émotions espérées par de telles retrouvailles. Louis va donc davantage se retrouver à écouter et à recevoir, l'air de rien, les justes reproches d'une famille qui a manifestement toujours respecté ses choix, jusqu'au sacrifice. Il apparaît ainsi presque comme un fantôme chuchoteur qui ne pourra jamais rattraper le temps perdu, offrant aux siens l'occasion de lui confesser, à leur façon souvent elliptique, leur amour. Finalement, ce qui devait être dit par lui ne le sera pas, censuré par le grand frère avec une violence qui ne trompe pas. On devine que ce dernier n'est pas le seul à avoir compris les raisons de la visite de Louis. Tout, dans les réactions paniquées des autres, montre qu'ils le devinent également, qu'ici va s'achever quelque chose qu'on ne retrouvera plus. Chacun aura juste sa propre façon de réagir.

Force m'est de constater cependant que la fin manque de force, entre la métaphore paresseuse et le choix peu imaginatif d'une chanson de Moby qui ne me parle pas (alors que j'ai adoré tout le reste de la riche bande son, dès l'ouverture et la chanson de Camille pour le coup parfaitement à sa place). Si Ulliel est parfait, je n'ai pas toujours été pleinement convaincu par le reste de la troupe. Chaque personnage a incontestablement de beaux moments, mais le film est trop souvent victime de séquences moins inspirées, maladroites, à cause de réactions excessives ou du choix des mots. Ce qui fait que ça restera, avec Tom à la ferme, le Dolan qui m'aura le moins ému, alors que ses thématiques avaient tout pour me toucher.



DOSSIER XAVIER DOLAN :

12 mars 2019

Le Cinéma de Xavier Dolan I. 2009-2012

J'ai tué ma mère, 2009
Ça a beau être un premier film, je ne lui ai trouvé aucun côté brouillon ou bricolé. Le fond a beau être autobiographique, le cinéaste ne sombre jamais dans la complaisance. Le rôle qu'il s'y donne n'en est qu'un parmi d'autres, au sein d'un récit où il s'agit avant tout de tracer le plus juste portrait d'une relation filiale douloureuse. Pas plus de narcissisme que de manichéisme, tout le film est porté par une pure volonté romanesque rendue encore plus captivante par le soin formel que lui accorde son réalisateur. J'ai apprécié la qualité quasi photographique des images : de la composition du cadre aux accessoires et décors, en passant par les costumes, la lumière, le choix des couleurs. Chaque plan est excessivement travaillé, sans pour autant sombrer dans la préciosité. Manifestement amoureux fou de cinéma, de peinture, de littérature et de musique, Dolan enrichit son film d'envolées lyriques et de belles phrases. Et là encore, tous ces éléments participent de sa trame narrative, échappent à la gratuité de la citation snob comme à la tentation de la dispersion. Je n'ai personnellement jamais trouvé ses références écrasantes. À mes yeux (et mes oreilles), elles nourrissent et le propos et mon implication de spectateur. Comme chez ces autres cinéastes de la citation que sont Godard, Tarantino, ou Joe Dante, elles me grisent, alimentent un dialogue au-delà de l'écran.

À la fois plein d'humanité et d'attention accordée au moindre de ses personnages, le film est aussi animé d'une vitalité constante, et on a droit à des numéros d'acteurs régulièrement touchants, avec un sens du dialogue que je trouve finalement bien plus convaincant que les improvisations répétitives et artificielles d'un Kechiche. Je ne peux donc qu'être impressionné et applaudir une telle œuvre qui se suffit déjà à elle-même, et qui n'est pas simplement un premier effort qu'on qualifierait avec condescendance d'encourageant.




Les Amours imaginaires, 2010
Un film qui se nourrit de pas grand chose. Sa seule substance c'est l'émotion pure, la beauté de ses acteurs et le plaisir formel. Plus précisément — mais moins poétiquement — je devrais écrire le plaisir audiovisuel, parce qu'ici encore le travail sur le son et la musique fait littéralement corps avec celui sur l'image (couleurs, cadrages et costumes au diapason).

À l'arrivée, Dolan n'a pas creusé tellement profond. La trajectoire des personnages a juste tracé un bref arc. Si l'on résume le film sur le papier, c'est même vite dénué d'intérêt. Si on se laisse en plus aller au jeu des comparaisons, on dira que c'est sans doute son film le plus modeste dans ses ambitions. Les Amours imaginaires apparaît donc comme bien plus fragile, et pas entièrement satisfaisant, et on pourra cette fois légitimement accuser Dolan de céder parfois à une sorte de coquetterie en se regardant filmer. Mais je suis malgré tout client de cet appétit et de cette sensibilité que je ne peux m'empêcher d'estimer sincère. Monia Chokri est fabuleuse, et la façon dont la caméra du réalisateur met en valeur son regard et ses mouvements est en soi la preuve d'une maîtrise qui a plus d'une fois suffit à me réjouir. Au fond, c'est un film sur l'art de la séduction.




Laurence anyways, 2012
Dolan exploite une nouvelle fois sans vergogne tous les outils que le cinéma met à sa disposition (cadre, lumière, sons, montage, interprétation, écriture). Et cette ambition formelle sert harmonieusement son ambition romanesque, ici plus poussée que jamais. Le sujet est risqué mais il est abordé sans tomber dans la démonstration de thèse. Le cinéaste ne se prive pas d'y injecter drôlerie et légèreté dans les moments où on ne s'y attend plus, nous offrant un vrai rollercoaster émotionnel qui est un pur bonheur de spectateur.

Quelle richesse dans la caractérisation des personnages (et il y a foule), leurs relations, les aléas de leurs destins, les situations, les lieux... Le couple y a sa place autant que l'individu. Les dialogues sont plein de vie, impeccablement portés par des acteurs qui habitent leur personnage. Je ne sais pas pourquoi, mais cela m'a fait immensément plaisir que Melvil Poupaud ait écopé de ce rôle-là, si singulier. J'ai toujours adoré cet acteur, que j'associerai toujours à ce cinéma français tant aimé qui a accompagné mes 90's (chez HaudepinRuiz, Dubroux, Rohmer). Je ne lui veux que du bien. Enfin, le montage est ici un peu bousculé, avec ces irruptions de l'interview retrospective qui apporte une dimension poétique supplémentaire : puisque c'est quand même Laurence qui narre l'essentiel de son histoire, la porte est ouverte à ses visions surréalistes et à des sorties de rail. Bref, j'ai partagé un spectacle extraordinaire, capable à la fois de m'émerveiller, de m'émouvoir et de m'enthousiasmer, et pas seulement par ses choix plastiques (même si chaque plan a séduit mes pupilles).



DOSSIER XAVIER DOLAN :

2 mars 2019

Histoire permanente du cinéma américain 1928-1941

Lonesome (Solitude), Paul Fejos, 1928 
Dans un New York surpeuplé, le temps d'une journée de détente passée à Coney Island, boy meets girl. Et ça donne une vraie perle du cinéma muet, dans laquelle le Hongrois Paul Fejos exploite toutes les possibilités du langage cinématographique (surimpressions, raccords de panoramiques, travellings vertigineux) pour sublimer cette histoire excessivement simple, universelle et donc extrêmement touchante.

Le sourire de Barbara Kent m'a fait craquer, et les séquences sur la plage où Glenn Tryon et elle discutent ensemble et tombent amoureux sont magnifiques, donnant l'impression qu'ils sont seuls au monde dans ce partage. J'ai été triste pour le jeune couple lorsque ces deux âmes se retrouvent brutalement séparées par la foule et renvoyées une nouvelle fois à leur solitude. Un film qui a largement sa place à côté des joyaux de cette époque que sont Sunrise de Murnau ou The Crowd de King Vidor et son inoubliable James Murray.




Top hat (Le Danseur du dessus), Mark Sandrich, 1935
Par bien des aspects, on est là devant une comédie musicale passablement académique. On sent que RKO a une image de prestige à défendre. La comédie de situation repose sur des quiproquos bien légers face auxquels le spectateur ne devra pas se montrer trop exigeant. Certains acteurs ne craignent pas de trop cabotiner et les décors sont d'une rare kitscherie hollywoodienne. À ce titre, l'apparition de Venise en gigantesque Disneyland de pacotille est un grand moment. La mise en scène complètement raide et théâtrale de Sandrich paraît encore plus désuète quand elle tente de s'ouvrir à l'expérimentation lors du ballet final avec quelques plans qui commencent à sortir de l'ordinaire. Signée Max Steiner, la musique de ce ballet est d'ailleurs d'assez mauvais goût et sans grand rapport avec l'intrigue, variation sur l'exotisme italien. La chanson-titre d'Irving Berlin est quant à elle un morceau complètement à part, le seul à être chanté sur une scène.

Et pourtant, ce film est un régal. Comment être insensible devant les jeux de chat et de souris de Fred et Ginger ? Comment bouder son plaisir face aux envolées des deux danseurs ? Même si elles sont plus ou moins attendues, les situations déclenchent inévitablement le rire, il y a de très beaux moments (la danse sur sable de Fred Astaire pour endormir Ginger Rogers à l'étage du dessous), les dialogues sont pétillants et font souvent mouche, avec des audaces assez étonnantes pour l'époque (l'adultère, le ménage à trois). Lorsque, quelques années plus tard, Minnelli, Gene Kelly et autres Stanley Donen entreront en piste, la comédie musicale américaine brillera d'autres types de feux. Top Hat, est d'une autre époque, plus music hall que cinématographique mais procure un plaisir qu'on aurait tort de bouder.




Hellzapoppin', H.C. Potter, 1941
Si l'adjectif loufoque a un sens, il est pas loin de le trouver ici. Ole Olsen et Chic Johnson nous concoctent un véritable cartoon live à la Tex Avery, pêté de gags complétement absurdes dans une sorte de quadruple mise en abîme qui finit par jouer avec les pannes techniques du projecteur. C'est un enchaînement de nawak, de quiproquos vaudevillesques, un tourbillon rendu encore plus fou par des numéros musicaux époustouflants autour d'une piscine, avec un orchestre de musiciens et danseurs noirs ahurissant. Au sein de la troupe, on retrouve Martha Raye franchement géniale en ouragan sur pattes ainsi que Misha Auer en Comte russe à la présence irrésistible.


Marqueur de son époque et référence incontournable du comique américain, le film apparaît clairement comme un modèle d'inspiration pour le Joe Dante de Gremlins 2. J'ai été également assez surpris du clin d'oeil fait à Citizen Kane, film qui est sorti la même année et qui semble donc déjà considéré comme une référence, prête à se voir parodiée malgré sa réputation de bide à sa sortie (lors d'un bref détour de Chic et Ole au pôle Nord, ils tombent sur la luge de Kane en s'étonnant : « tiens, je croyais pourtant qu'on l'avait brûlée ! »). Du génie.