11 avril 2020

Histoire permanente du cinéma américain 1976-1979

Silent Movie (La Dernière folie de Mel Brooks), Mel Brooks, 1976
À quelques exceptions près, Brooks n'a fait que puiser son inspiration dans les grands genres hollywoodiens, détournés avec une férocité équivalente aux bandes dessinées publiées par Mad magazine. Après les pastiches du western (Blazing Saddles) ou du fantastique (Frankenstein Jr), il se fait ici plaisir en mettant cette fois en scène directement l'usine à rêves. On y voit donc le cinéaste lui-même et ses potes les irrésistibles Marty Feldman et Dom DeLuise solliciter tout le gratin d'Hollywood pour réaliser un film muet, projet anticommercial s'il en est. Et — coup de génie — tout le film sera sans paroles (à une exception que je tairai pour ceux qui ne l'ont pas vu) !

Sous l'apparence d'une satire impitoyable du studio system, Silent movie peut ainsi également se savourer comme une  ode aux origines burlesque du cinéma hollywoodien. Cerise sur le gâteau, en plus de mettre en valeur les plateaux de la Fox, Brooks bénéficie d'un casting royal, avec notamment dans leur propre rôle et n'hésitant pas à jouer avec leur image Burt Reynolds, James Caan ou Paul Newman. Hilarant !




The Demon seed (Génération Proteus), Donald Cammel, 1977
J'ai passé un excellent moment devant ce film dont j'avais gardé quelques souvenirs flous de ma première vision, alors que j'étais bien jeune pour ce spectacle. Le format scope n'est pas pour rien dans l'efficacité de ce quasi huis-clos, tel qu'il s'instaure en particulier durant la partie centrale du film, entre Julie Christie et la présence invisible mais bien palpable de l'ordinateur. L'actrice livre d'ailleurs une véritable performance puisqu'elle rend tout à fait crédible son personnage au sein d'une intrigue assez culottée, et relativement en avance sur son temps. La notion d'intelligence artificielle a conservé le même potentiel menaçant qu'au temps du 2001 de Kubrick.

The Demon seed s'apprécie ainsi comme un très bel échantillon du genre fantastique américain tel qu'il s'exprime encore à cette époque, un cinéma pour adultes, où la science est systématiquement vectrice d'une terreur froide (The Andromeda strainEmbryo, The Stepford wives, Altered states, L'Emprise). Partition assez intéressante de Jerry Fielding, tantôt atonale, tantôt mélodique mais constamment crispante.




Sextette, Ken Hughes, 1978
Une véritable monstruosité dont on ressort avec les tripes un peu de travers. Superstar sulfureuse de Broadway (Sex) et Hollywood (Klondike Annie) dans les années 1920-1930, Mae West avait 85 ans quand elle a tourné dans cette tardive adaptation d'une de ses pièces. Elle y joue le rôle d'une star de la scène qui vient de se marier avec Timothy Dalton. Ne transcendant jamais son origine théâtrale, tout le film se déroule dans l'hôtel où le couple doit passer sa nuit de noces, sans cesse interrompue par les anciens maris de la dame, ou par les aléas d'une conférence internationale qui réunit au même endroit les grandes puissances de ce monde.

Le problème, c'est que malgré le maquillage outrancier, malgré les efforts du metteur en scène pour limiter les gros plans, et l'emploi de pudiques effets de flou artistique, il est impossible de ne pas être embarrassé par l'état de délabrement de celle qui fut une vamp géniale... dans les années 30 !  Elle est vraiment censée être plus jeune, en âge de faire tomber tous les jeunes hommes qui croisent son chemin. Même dans sa manière de se trémousser, on sent que Madame West grince. Elle porte une affreuse choucroute blonde sur la tête, un continuel sourire crispé, se dandine à deux à l'heure et chante affreusement mal. Oui, car ce truc se veut aussi comédie musicale, ce qui se traduit par des chorégraphies absolument minables, désynchronisées et très mal filmées (comme tout le reste du film de toutes façons). Dans ce naufrage total surnagent alors quelques moments de grâce : Dalton (très bon au demeurant — mais qu'allait-il faire en cette galère), qui chante à sa douce et tendre Love will keep us together, Mae West qui balance des vannes bien salaces à un parterre de gymnastes moustachus, Ringo Starr en réalisateur assez irrésistible qui humilie un jeune acteur, Alice Cooper en groom qui vient jouer sur un piano transparent, Tony Curtis (génial) en homme d'affaires russe, Keith Moon en couturier complètement allumé ! Un grand moment d'hallucination.




Being there (Bienvenue Mr Chance), Hal Ashby, 1979
L'un de mes films fétiches. Being there révèle à chaque vision de nouvelles beautés, et je n'en suis toujours pas revenu. Tour à tour drôle et émouvant, constamment surprenant et d'une audace confondante, le film est porté par des dialogues brillantsAdaptant son propre roman, Jerzy Kosinski signe une fable contemporaine intelligente, sans lourdeur démonstrative tout en étant merveilleusement limpide. Telle une spirale qui s'éloigne de son infime point de départ, le récit dévoile progressivement ses richesses et gagne en ampleur. Ce monde saturé d'images qui est le nôtre se cherche désespérément un nouveau prophète. Libre à nous de considérer alors la parole de Mr Chance comme celle du pur innocent ou celle du parfait idiot. 

Si le film touche au sublime, c'est dans l'équilibre miraculeux qu'il trouve entre son propos incontestablement satirique et le regard profondément humain porté sur ses personnages. Nulle condescendance de la part d'Ashby, qui bénéficie d'une troupe d'excellents acteurs. Shirley McLaine compose un rôle de femme vraiment magnifique, loin de tout idéalisme glamour, touchante sans être pathétique (mémorable scène de drague). Et Peter Sellers tout en intériorisation trouve sans doute là son plus beau rôle (son dernier en l'occurence). La relation que son personnage noue avec le vieux milliardaire (Melvyn Douglas) est absolument bouleversanteLa fin — ah, ce dernier plan — m'émeut toujours aux larmes. 

9 avril 2020

Histoire permanente du cinéma français, 2004


Comme une image, Agnès Jaoui, 2004
Je n'en attendais rien (n'ayant pas tant goûté la précédente réalisation de Jaoui), et je dois dire que j'ai passé plus qu'un excellent moment. Après un petit faux départ où les situations et les dialogues me semblaient forcés, démonstratifs, les personnages s'installent et le film trouve sa vitesse de croisière. L'écriture se révèle finalement très subtile, parvenant à animer une dizaine de personnages tous intéressants et profonds, dans lesquels on pourra reconnaître des travers qu'on sait partager (l'hypocrisie, la compromission, les préjugés). Le milieu de ces intellectuels bourgeois — ou en passe de l'être — est assez justement décrit. On se balade avec eux, on les voit surmonter des crises, s'aimer, s'engueuler, bref "grandir". L'approche est très sensible (voir les rapports entre Lolita et Sebastien), sans simplisme ni manichéisme. Vient toujours un moment, une scène, où on n'accepte plus de les suivre, où on en vient à les trouver insupportables, avant de finalement reconnaître là des comportements qui nous guettent tous.

Je ne vois pas du tout ça comme un film moralisateur, mais plus comme une captation de l'air du temps. Avec un petit côté film de potes, chaleureux, lucide, drôle parfois — moins par ses répliques que par la justesse de ses observations encore une fois. Comme dans nos vies dans lesquelles on aimerait bien trouver de la grâce alors qu'on nage dans nos mesquineries quotidiennes. La mise en scène, discrète, colle parfaitement à ses personnages et mène le récit avec une réelle efficacité. Un vrai petit coup de cœur que je n'espérais pas.




Les Sœurs fâchées, Alexandra Leclère, 2004
Si je concède au film d'inattendues qualités, j'y ai aussi constaté les travers que j'avais craints au vu de son pitch cousu de fil blanc. Les personnages de Frot et Huppert sont parfaitement stéréotypés et agissent de façon aussi attendue qu'artificielle. D'un côté la Provinciale aux gros sabots, forcément maladroite, candide et abordant la vie avec bonhommie. De l'autre la Parisienne mécaniquement irascible, attachée à son confort bourgeois et à ses petites habitudes. On se contente alors d'assister à une suite d'oppositions / réconciliations aussi artificielles que lassantes. Ce manque d'originalité, ce ressort dramatique lourdaud est très dommageable au récit, qui épuise vite ses possibilités.

Heureusement, Alexandra Leclère parvient à intriguer en faisant en sorte de livrer un film très grinçant, voire dérangeant. L'affiche nous vendait une comédie, on est plutôt devant une étude de mœurs peu reluisante. Car la violence et le sordide sont constamment présents à l'arrière-plan, avec un personnage absent qui conditionne tout : la mère (que la réalisatrice traitera de front quelques années plus tard dans Maman). La sexualité triste des personnages parisiens est traitée avec une crudité à faire suffoquer le public du troisième âge qui se trouvera inévitablement dans la salle (il faut voir Huppert empoigner sa voisine par les cheveux en lui ordonnant de répéter « je suis une grosse salope ! »). Le jeu de Catherine Frot absolument admirable parvient à sauver certaines scènes, notamment la dernière, très belle à la fois sur le plan cinématographique et sur celui de l'émotion, enfin simple, enfin vraie.




Narco, Tristan Aurouet & Gilles Lellouche, 2004
Une comédie française qui détonne un peu par le soin que les réalisateurs accordent à la forme, malheureusement le parent pauvre dans ce genre cinématographique, sagement formaté pour les diffusions télévisées. Cela ne fait cependant pas tout. Certes, les ressorts comiques liés à la narcolépsie du protagoniste amusent, et je reconnais que j'ai bien du garder le sourire pendant les quarante premières minutes au moins. Zabou a un très beau rôle. La direction musicale est plaisante (entre standards rock et BO de Sebasien Tellier). La photo est très travaillée, et il y a effectivement de vraies idées de mise en scène. Mais pour le reste...

Le film se révèle assez vite à courts d'idées, a finalement trop peu à raconter, se disperse dans ses effets qui révèlent une agitation suspecte, et finit par ne plus trop savoir où il veut aller. Même Poelvoorde est incapable de rendre drôles ses dialogues (je crois qu'il n'en a jamais eu d'aussi nuls). Lourdingue.




Un long dimanche de fiançailles, Jean-Pierre Jeunet, 2004
Amélie Poulain est un film que je continue à apprécier et qui me touche beaucoup. Les premières caresses échangés entre Kassovitz et Tautou sur le pas de la porte, à la fin du film, me bouleversent parce qu'elles sont l'aboutissement tant espéré d'un récit linéaire, qui sait rester près de ses personnages, composer une mosaïque qui met en valeur une trajectoire unique (c'est un peu comme si on me montrait Deneuve et Perrin tomber dans les bras l'un de l'autre à la fin des Demoiselles de Rochefort)Mais son successeur tant attendu, Un long dimanche de fiançailles a échoué à m'émouvoir. Mathilde et Mannec nous sont présentés dès le tout début comme un couple qui s'aime. On n'assiste pas à la naissance de ce lien, on n'éprouve pas sa source. Du coup, c'est comme si on me demandait d'accepter le résultat sans chercher à comprendre et l'accepter comme un froid postulat.

Les choix de Jeunet m'ont laissé sur le seuil : de son ouverture en forme de bande-annonce interminable à sa construction éclatée en forme d'enquête qui passe en revue des témoins certes dignes d'intérêt, mais qui nous détournent de la seule chose qui nous préoccupe, le sort de Mannec. On sauvera tout de même la présence lumineuse de Jodie Foster qui apporte au film ce supplément d'âme et de sensualité qui lui fait défaut. Le personnage de Marion Cotillard, son mystère et le petit mot qu'elle trouve dans la montre à gousset, auraient pu apporter un poids tragique à l'histoire. Mais j'ai trouvé les dialogues peu inspirés. En dehors du running gag du facteur et du gravier, j'ai peu ri aux blagues du film. Les décors surchargés, la méticulosité de Jeunet le desservent également, dans cette histoire qui souhaite avant tout faire le plus de place à l'émotion. Comment être touché par cette maison bretonne de calendrier des P.T.T., ce Paris numérique de pub CNP, ces plans aériens autour du train ou du phare, cette musique de Badalamenti pompeuse et sans finesse ? Certes Jeunet y oppose l'horreur des tranchées et s'efforce de la filmer par des plans inédits spectaculaire. Mais le déséquilibre est consommé, et un tel ratage m'attriste.




Exils, Tony Gatlif, 2004
Un film bien emballant, à la fois nu et riche de plénitude, une vraie ode à l'errance. J'ai totalement épousé le rythme de la narration, suis vraiment parti en balade avec ses personnages, leurs états d'âmes partagés dans le silence, le trouble de leurs désirs, la quête du sens de leurs origines (en traversant l'Espagne, le Maroc et l'Algérie, c'est un peu de moi-même que je retrouvais aussi, par procuration). L'expérience culmine lors de ce long plan-séquence de la transe finale, avec le retour au calme magnifique qui lui succède, scène d'anthologie fascinante. Le film est sincère, ses acteurs sont vrais, le scope et les paysages sont beaux.

C'est frais, intense, mais triste aussi, parfois. La relation qu'entretiennent Duris et Azabal nous est donnée sans qu'on éprouve le besoin de la décrypter, de l'analyser. Ici on ne scrute pas, on vit. Et on est presque déçu quand vient le moment de les abandonner et de sortir du film, éprouvant le blues du voyageur de retour au pays. J'ai été impressionné d'apprendre au générique de fin que Gatlif était (co-)responsable de la majorité des musiques, tant j'ai trouvé la bande originale constamment remarquable. La musicalité, le rythme, prennent le film à bras le corps et saisissent le spectateur dès le puissant plan d'ouverture. Mention spéciale à ce passage génialement poétique où Duris marche sur une grande place pavée en donnant des coups de pieds aux bouteilles abandonnées là et qui produisent une musique inattendue !

7 avril 2020

Le Cinéma X part II. 2009-2017

X-men origins : Wolverine, Gavin Hood, 2009
Passée l'ouverture à la réalisation immonde qui a faillit m'ôter toute envie de m'infliger la suite, le film déroule un scénario franchement peu imaginatif, parcours relativement balisé de son protagoniste et de son basculement progressif dans l'animalité et l'asociabilité. En conséquence de quoi, avant d'acquérir véritablement sa stature de Wolverine, Logan apparaît fade et on a assez peu d'empathie malgré les épreuves qui lui tombent dessus, d'autant plus que le plan de Stryker est couru d'avance. Avec un tel matériau, qui donna rien de moins qu'un chef-d'œuvre du comic book (Weapon X, par Barry Windsor-Smith), on avait pourtant tous les éléments pour au moins un bon film, encore aurait-il fallu un minimum de conscience artistique aux différents échelons de la production. On sauvera la présence bienvenue de Liev Schreiber, livrant une formidable composition de double maléfique même si manquant d'ambivalence. La lutte fratricide aurait pu être poignante, elle n'aura en fait pas lieu, se résumant à trois laborieuses scènes de bagarres qui à force de se répéter en deviennent involontairement comiques.

L'idée de spin-off dédiés aux X-men était en fait une fausse bonne idée. Au-delà de la popularité de Wolverine, surtout tel qu'incarné par Hugh Jackman qui crevait l'écran dans le film de Singer, difficile d'assurer l'intérêt du public pour les autres membres d'une équipe, à géométrie variable qui plus est. La franchise X-men origins n'ira donc pas plus loin. En 2013, Wolverine, le combat de l'immortel s'affranchit de toute mention et l'ultime Logan  sortira carrément en donnant l'impression d'avoir retiré jusqu'à ses oripeaux cousus Marvel.




X-men : first class (X-men le commencement), Matthew Vaughn, 2011
Finalement, je ne sais pas si je dois encore conserver du crédit à Vaughn alors que j'avais vraiment été charmé par sa réalisation sur Stardust. Peut-être la faute à un scénario trop gourmand, j'ai trouvé son film vraiment trèèèès mal raconté. L'exposition est laborieuse : enchaînement de scènes, de personnages et de lieux sans aucun sentiment de liant. Ça aurait vraiment gagné à être resserré et à se concentrer sur Magneto et Xavier, d'autant que Fassbender et McAvoy s'en sortent vraiment bien. C'est clairement leur relation qui fait le cœur du film et qui focalise l'intérêt (on guette ainsi les prémices de leur destin respectif). Dès que Vaughn nous ramène aux autres personnages, le film sombre, plombé autant par la médiocrité de l'écriture que par l'inexistence des interprètes. Et que dire de la présence gênante de Kevin Bacon (cette perruque !) qui donne l'impression de vouloir rivaliser en cabotinage avec le Kevin Spacey de Superman returns.

L'inclusion de la crise des missiles de Cuba est une idée bonne et amusante, mais on regarde vraiment ça comme un gadget alors que ça aurait pu donner quelque chose de viscéralement terrifiant. L'action est généreuse, mais j'ai regretté que la mise en scène ne soit pas plus éblouissante, là où elle avait les moyens de créer de vraies images iconiques. C'est là que je reconnais à Singer d'avoir vraiment réussi quelque chose de beau sur le deuxième volet (situations, personnages et chorégraphies marquantes). Le film de Vaughn souffre également de sa volonté d'une violence soft, malgré les scènes de carnage (pas de sang, blessures en carton, comme à la grande époque des comics censurés de Lug). Le plus désolant c'est que le réalisateur avait les moyens pour aller au bout de son concept de film rétro. Si la patine vintage des décors est poussée juste ce qu'il faut, l'interprétation et le look des personnages — les jeunes mutants en particuliers — n'ont rien à voir avec le style des fifties. Tout dans leur attitude et leurs répliques sonne contemporain, comme s'il ne fallait surtout pas risquer de nuire à l'identification du spectateur teenager des années 2010 visé ici. Le pire, c'est que je n'ai pas boudé mon plaisir pendant le spectacle. Je n'y déplore pas vraiment de mauvais goût, on voyage et on est quand même curieux de suivre le déroulement de tout ce bazar. J'en espérais davantage.




X-men : days of future past, Bryan Singer, 2014
Ayant été un peu déçu du traitement désordonné de Vaughn sur le volet précédent, et pas particulièrement attaché à la filmo de Singer, je n'attendais donc rien de sa reprise en main de la franchise. J'étais juste curieux de voir comment les scénaristes allaient se dépatouiller pour faire se croiser dans le même film le casting de la next generation avec celui de l'original serie. J'ai donc été très agréablement surpris devant ce qui reste un divertissement sans prétention, comme si c'était désormais miraculeux de voir enfin une histoire correctement racontée dans un blockbuster des années 2010. Déjà, Singer a l'intelligence de reprendre sa recette gagnante du 2e volet, à savoir placer la meilleure scène du film en ouverture. En bon élève de Cameron (avec Peter Dinklage dans le rôle de Sarah Connor), il nous plonge dans une atmosphère crépusculaire où rien n'est encore expliqué, et nous fait assister à une scène d'action aussi étonnante que visuellement bluffante (la brutalité, l'efficacité et l'élégance des Sentinelles font leur petit effet). Le spectateur est dés lors captif, et le réalisateur va ensuite s'autoriser à prendre son temps pour laisser se retrouver et s'apprivoiser ses personnages, avant de les faire rentrer en conflit.

Je reconnais que j'ai assez vite décidé de mettre mon cerveau en veilleuse face aux inévitables incohérences spatio-temporelles. Il n'est ici pas du tout question de créer un quelconque sentiment de vertige par rapport aux modifications du passé. Les scénaristes s'amusent à mixer la grande Histoire avec la leur, mettant dans leur marmite l'assassinat de Kennedy, la présidence Nixon et le Vietnam. Le film est relativement bavard, mais je n'ai jamais trouvé ça pénible ou redondant, sans doute parce que ces scènes sont portées par de très bons interprètes, où McAvoy s'affirme clairement comme la meilleure pioche. À l'inverse, obtenir une performance aussi terne d'un si brillant comédien qu'Ian McKellen relève de l'énigme. Singer s'offre un remake réussi de l'évasion de Magneto, qui était déjà un des moments les plus mémorables de son cinéma. On pourra trouver dès lors le film assez chiche en grosses scènes d'action, le réalisateur nous épargnant la surenchère d'effets spéciaux, et s'efforçant toujours de placer des enjeux dramatiques forts (le premier vrai face à face avec Mystique). Il rate par contre inexplicablement son climax avec ce stade volant un peu ridicule dont on ne perçoit jamais vraiment l'ampleur. Et mention "spéciale" à la musique parfaitement insipide de John Ottman qui fait bien regretter le travail classieux de Powell sur X-men III.




X-men apocalypse, Bryan Singer, 2016
Contributeurs pourtant primordiaux au regain de vitalité dont profitent encore aujourd'hui les superhéros à Hollywood, les X-men ne semblent plus trop faire l'événement, sans doute parce qu'extérieurs aux films officiels du Marcel cinematic universe qui phagocytent le box-office mondial. Au vu de ce X-men apocalypse, on ne criera pas à l'injustice. Ça faisait longtemps que je n'avais pas vu un aussi mauvais film, à l'image de son vilain grotesque et sans épaisseur, absolument pas à la mesure de la menace qu'il est censé représenter. Sur cette base, le récit multiplie situations et dialogues ridicules, échouant même dans ses tentatives d'humour (tacle éhonté à X-men III alors que ce X-men apocalypse ne lui arrive même pas au genou). On sombre dans l'écueil de ce type de films de superhéros qui tiennent à caser un maximum de personnages, certains cruellement renvoyés à leur inutilité totale (Moira), d'autres à peine construits et dont on se fout du destin (Storm). Fassbender fait ce qu'il peut, mais toute la grandeur tragique de son Magneto est réduite à néant. On lui construit un gentil petit trauma mais le personnage reste une girouette soumise aux caprices des scénaristes.

Score lourdingue de John Ottman, mise en scène terne,  aucune idée visuelle marquante — à part le petit numéro de sauvetage de Vif-argent — et pratiquement pas d'action. Lorsque celle-si se concentre dans le dernier quart, c'est d'un inintérêt total. Même l'apparition de Wolverine apparaît désincarnée. Les humains sont totalement évacués de la toile, alors que c'est leur destin qui est en jeu (ça se résumera à quelques plans de haut gradés américains au téléphone). Dans mon échelle comparative des mauvais films, X-men apocalypse vient d'ajouter un nouveau barreau. Tout en bas.




Legion, 2017-2019
Une série créée par Noah Hawley
3 saisons de 27 épisodes
Avec : Dan Stevens, Rachel Keller, Aubrey Plaza, Bill Irwin...

Les quelques retours m'avaient rendu curieux, tout en me laissant incapable de vraiment saisir le sujet et le concept de la série. Je savais juste qu'elle adaptait un comics de l'univers X-men, et apprendre qu'il était signé Claremont et Sienkewicz m'a bien donné envie d'y jeter un œil. La liberté formelle ici à l'œuvre doit sans doute pas mal aux délires graphiques du dessinateur d'Elektra assassinLe pilote est assez exceptionnel : la construction n'est chaotique qu'en apparence, et c'est assez impressionnant de maîtrise. Tout finit par faire sens, et possibilité est quand même laissée au spectateur de suivre et recomposer les événements, avec juste ce qu'il faut d'exigence et d'attention pour que ça soit stimulant. On a quand même droit à des séquences complètement dingues, soit par leur violence (l'évolution express de Daniel), soit par le visuel (l'expressionnisme des décors). Et si l'ensemble parvient à fonctionner on le doit sans doute aussi aux acteurs principaux, au premier rang desquels le fabuleux Dan Stevens et la bien freaky Aubrey Plaza. Le reste du casting est par contre vraiment en deçà échouant à rendre leurs personnages intéressants. Le soin accordé à la bande son est également remarquable. Autre élément qui m'a surpris, pas mal d'épisodes fonctionnent selon les codes du cinéma d'horreur et c'est assez efficace.

Sur ces bases prometteuses, j'ai malheureusement un peu trop vite déchanté : la suite du récit patine, sombrant dans l'inévitable complaisance des flashbacks à répétitions. Évidemment, l'exercice est absurde, mais je pense que si on cumule toutes les répétitions de plans et de scènes de cette première saison, on doit arriver à la durée d'un épisode complet. Je pense qu'il n'y avait pas forcément tant de matière que ça pour justifier les 8 épisodes de la première saison. L'attente des révélations est trop étirée, et finit par tarir cette excitation des débuts. Surtout que cette dilatation du temps n'est même pas exploitée pour développer de façon un peu plus crédible l'univers proposé ici (à quoi servent ces dizaines de figurants qu'on voit errer régulièrement dans le luxueux refuge des mutants dans la forêt ? et comment peuvent-ils se sentir suffisamment armés pour investir la base ennemi avec seulement une mitraillette, et pratiquement aucun véritable pouvoir de combat ?). Donc, je ne sais pas quelle direction prend la série dans ses deux saisons suivantes, mais l'expérience m'a plutôt découragé de poursuivre.


DOSSIER X-MEN :

5 avril 2020

Le Cinéma d'Ettore Scola II. 1980-1989

La Terrazza (La Terrasse), 1980
Tognazzi, Gassman, Mastroianni, Trintignant (père et fille), Reggiani... Casting extraordinaire pour ce chant d'adieu de la comédie italienne, composé par ceux qui en furent les principaux artisans : Scola, Age et Scarpelli. Car le temps du bilan est venu pour ces hommes de spectacle, ces barons de la politique et du journalisme, réunis le temps d'une soirée mondaine sur une terrasse à Rome. C'est la dernière parade pour regarder briller les derniers feux, reflets de leur impuissance, qu'elle soit créatrice ou sexuelle. Une fois parvenu au sommet, on ne peut en effet que redescendre, et c'est cette dégringolade désolante que nous invite à contempler Scola. La terrasse symbolise l'achèvement de l'édifice, du haut duquel les personnages vont constater leur déphasage, avec le monde comme avec eux-mêmes, et voir mettre à nu leurs hypocrisies.

Le film est construit comme une suite de sketches, prolongeant en cela une certaine tradition du cinéma italien (Les Monstres, Les Sorcières, La Trilogie de la vie, mais on pourrait aussi remonter à Paisa'). Avec à chaque fois un retour sur la terrasse, comme si les personnages étaient condamnés à un éternel recommencement, purgatoire avant le Jugement dernier. Pertinent, le dispositif n'en est pas moins froid, et j'avoue n'être guère touché par le spectacle de ces pathétiques destins. Si l'ambition du projet force l'admiration, la symbolique est parfois lourde, et le côté volontairement sinistre du film peut légitimement décourager.




La Nuit de Varennes, 1982
Ambitieuse coproduction européenne en costumes de la Gaumont. Et si on a bien ici un casting à première vue hétéroclite, il s'avère pleinement justifié puisque la nationalité des acteurs correspond précisément à celle des personnages qu'ils incarnent et qu'ils peuvent donc jouer avec leurs voix et accents. Ça donne à cette plongée dans le passé une saveur assez authentique, d'autant plus qu'on est bercé par des dialogues et une langue emplis de l'esprit des Lumières. De Mastroianni en Casanova formidablement touchant et écrasé sous le poids de son habit et de sa nostalgie, à Hanna Shygulla que j'aurais rarement vu aussi joliment filmée, en passant par Harvey Keitel en philosophe progressiste, ou Jean-Louis Barrault incroyable de vitalité, c'est un régal de passer du temps au milieu de cette troupe. Il faudra juste passer sur une mise en place un poil longue où l'on est un peu perdu parmi la multiplicité des points de vue proposés. Mais une fois que ça démarre, le voyage est étonnamment agréable.

J'ignorais totalement le traitement choisi par Scola et son coscénariste Sergio Amidei pour raconter la fuite de Louis XVI, et j'ai adoré le principe de n'aborder finalement la Grande Histoire que par la marge, en décalant très légèrement le point de vue pour ne pas montrer le protagoniste royal mais plutôt s'intéresser à ceux qui le suivent (un peu le principe d'Une journée particulière qui laissait se dérouler l'Histoire à l'arrière-plan). Le film s'apparente à une longue promenade, un road movie au rythme forcément tranquille d'un carrosse. C'est l'occasion d'assister à des discussions passionnantes et apaisées sur les idéaux de la Révolution, de commentaires non dénués de pertinence sur ce monde en train de changer, loin de Paris, des clichés et d'une vison surdramatisée des événements. On est avant la Terreur, à un moment où il n'est pas encore question de mettre à bas la Monarchie. Pas du tout écrasé par les gros moyens dont il dispose — vastes et convaincants décors extérieurs, figurants et costumes — Scola se montre toujours super précis dans sa mise en scène, s'offrant même quelques libertés de style avec des petits apartés qui viennent interrompre le récit. Et j'ai beaucoup apprécié la musique symphonique du fidèle Armando Trovajoli, qui intervient régulièrement pour colorer les images d'une tonalité mélancolique.





Che ora e (Quelle heure est-il), 1989
Avec Drame de la jalousie et Nous nous sommes tant aimés, Che ora e est une autre merveille signée Scola qui me charme et me ravit. Un film aussi simple dans son dispositif que profondément touchant dans ce qu'il parvient à susciter. Le cinéaste, toujours inspiré, renoue avec son goût pour les films-concepts, ceux qui jouent sur l'unité de temps et / ou de lieu (Le Bal, La Terrasse, Une journée particulière, Le Dîner). Ici, entre deux trains, le spectateur est invité à partager les retrouvailles d'un père et de son fils en permission, le temps d'un après-midi pluvieux dans une petite ville morne du bord de mer. Ils ont beau être de la même famille, ce sont bien deux étrangers qui se retrouvent et vont être amenés à se découvrir. Épreuve de vérité, interrogation douloureuse du lien filial, le film observe avec une juste distance leur approche timide, attentif à capter le surgissement de révélations qu'on regrette, d'une parole qui se libère, teintée d'aigreur mais aussi de tendresse.

La mise en scène suit les déambulations du duo avec une précision qui aide vraiment à l'immersion du spectateur dans les rues tristes de la ville, offrant un merveilleux cadeau à ses acteurs, au sommet de leur talent : Mastroianni en monsieur qui a réussi et qui ne se projette plus dans son rejeton, et un Troisi épatant dans l'expression de son émancipation. Quelle intelligence dans l'écriture, dans l'exploitation de la durée, dans la manière de faire surgir au sein d'une conversation anodine des blessures longtemps gardées en soi. Mais il y a aussi tout ce qui ne sera pas dit. Et j'aime le fait qu'à la fin rien n'est vraiment résolu, on aura juste assisté à une parenthèse. Le destin des personnages ne va pas pour autant être foncièrement bouleversé par cette journée. Comme dans la vie.




Splendor, 1989
Tourné dans la foulée avec le même duo d'acteurs, Splendor porte un regard amer sur le cinéma italien, loin de son âge d'or et bien enterré par les séductions faciles de la télévision. On a un peu injustement accusé Cinema paradiso d'avoir indirectement fait de l'ombre au film de Scola, que je n'ai même pas le souvenir d'avoir vu tenir l'affiche. Sortis en effet la même année, les deux œuvres traitent du même sujet, évocation nostalgique du cinéma à travers le passage des ans d'une salle de cinéma d'un petit village italien. Sauf que le Tornatore est en comparaison dix mille fois plus inspiré et réussi. Ici, Scola n'a bizzarement pas l'air passionné par son récit, qu'il déroule plutôt mollement et sans grandes trouvailles visuelles. La seule relative audace étant une construction en flashbacks mais qui paraît confuse par son recours un peu aléatoire au noir et blanc, qui n'aide pas vraiment à situer les différentes époques. Même Armando Trovajoli est en mode flemmard, se contentant d'une simple ritournelle au piano déglingué, pas franchement évocatrice. Bref, l'impression qu'en dehors du travail de reconstitution et du passage toujours plaisant d'extraits de film et d'affiches en arrière-plan, Scola (ici seul auteur du scénario) n'a pas tant de choses que ça à raconter.

Il a pourtant fait partie de cette Histoire, le cinéma italien étant évidemment particulièrement représenté dans le film. Il ne profite même pas de la présence du fidèle Mastroianni pour s'offrir des jeux de miroir avec la réalité. J'étais plutôt content de retrouver le comédien partager la vedette avec Troisi, comme s'ils n'avaient pu se résoudre à se séparer depuis leur magnifique Che ora e. Mais leur relation n'est pas particulièrement développée, on ne saisit jamais vraiment ce qui les anime et les relie. Mastroianni se contente de suivre les traces de son père, et Troisi devient projectionniste juste parce qu'il a un temps tenté de séduire l'ouvreuse (Marina Vlady). Le réalisateur échoue à solliciter l'émerveillement du spectateur dans son rapport à la salle de cinéma. Son intention était sans doute de faire un film fatigué, découragé et décourageant, prêt à reconnaître qu'il est temps de rendre les armes. Il y avait finalement davantage d'amour du cinéma exprimé dans une poignée de scènes de Nous nous sommes tant aimés (sous l'égide de De Sica et Fellini) que dans tout ce Splendor vieillot.



LE CINÉMA D'ETTORE SCOLA :

1 avril 2020

Le Cinéma d'Ettore Scola I. 1970-1977

Dramma della gelosia (Drame de la jalousie), 1970
J'ai découvert Scola — et la comédie italienne véritablement — avec ce titre. Un ravissement qui, par son mélange des tons et ses trouvailles formelles, représentait alors pour moi une sorte d'idéal de cinéma. Je fus conquis dès son ouverture d'anthologie qui scelle d'entrée le charme du film : reconstitution d'une scène de crime, avec la voix off de Monica Vitti attribuée à un petit moustachu, effet garanti ! Tout le long du film, la réalisation de Scola ne s'interdit rien, déborde d'une folle inventivité, brise le quatrième mur avec une joie communicative. Le scénario coécrit par Age et Scarpelli bascule avec génie de la comédie bouffonne et pathétique au drame le plus cruel, atteint un équilibre miraculeux entre l'impitoyable satire sociale et la drame romantique le plus poignant.

Par son titre comme par son point de départ, Drame de la jalousie semble directement puiser son inspiration à la rubrique faits divers d'un quotidien à sensation, accordant son regard à ce qui en temps normal devrait se cantonner à un traitement anecdotique édifiant, élevant ses personnages de prolos au rang noble de figures tragiques. Tout ce travail est évidemment parachevé par le talent de comédiens qui donnent tout. Mastroianni, Vitti et Giannini composent ainsi un inoubliable triangle amoureux, parfaitement à l'aise pour accompagner ces scènes à ruptures de ton dans lesquelles soudain le rire s'étrangle dans votre gorge (« Adelaide ! »). Et puis les délicieuses mélodies d'Armando Trovajoli...





C'eravamo tanto amati (Nous nous sommes tant aimés), 1974
À l'époque de sa découverte, Drame de la jalousie fut pour moi une révélation telle qu'elle me permit d'établir la liste de mes trois films préférés de tous les temps (les deux autres étant Bande à part et Sunset boulevard). Privilège qui ne lui fut ravi que par Nous nous sommes tant aimés, qui représente encore aujourd'hui pour moi le sommet de la comédie italienne, portant au plus haut toutes les ambitions formelles et narratives patiemment construites par Scola, Age et Scarpelli au fil de leur carrière. Prolongeant les trouvailles de Drame de la jalousie, la mise en scène fait preuve d'une liberté aussi réjouissante que bouleversante : le générique d'ouverture bien déstabilisant qui va démarrer le premier flashback, les personnages qui suspendent une scène pour partager leurs émotions et doutes au spectateur, le magnifique fondu du noir et blanc à la couleur, la sublime scène du photomaton, la façon de faire naître de douloureux quiproquos... Le mélange typique et que je goûte tant de comédie et de gravité trouve ici un écrin merveilleux.

« Nous voulions changer le monde, mais c'est le monde qui nous a changés. » Par le prisme de cette amitié née dans la Résistance, le scénario retrace rien de moins que trente années d'évolutions de la société italienne. La mélancolie du film, avec ce carré fraternel et ses désillusions existentielles, me touche au cœur. Car si c'est l'amertume qui finit par dominer l'ensemble, Scola ne cède pas pour autant au désespoir. Le film sait également être incroyablement chaleureux, nous faisant partager de près la vie de ses personnages (leurs rendez-vous réguliers au restaurant, les private jokes, leurs controverses passionnées). Les mots me manquent pour louer la parfaite justesse d'interprétation, et celle de Manfredi et Gassman en premier lieu. Dédié à De Sica, le film est aussi une déclaration d'amour au cinéma italien et à Rome, de la scène primordiale située Piazza di Spagna à la reconstitution du tournage de La Dolce Vita. Le chef-d'œuvre de Scola, donc l'un des plus beaux films du monde.





Brutti, sporchi e cattivi (Affreux, sales et méchants), 1976
Après ce sommet de grâce, Scola ne se repose pas sur ses lauriers, prenant son public à rebrousse-poil en plongeant avec délectation l'objectif de sa camera dans les bas-fonds de l'humanité. Avec son titre digne d'un Reiser, Affreux, sales et méchants est une farce jouissive qui s'acharne à mettre à mal toute capacité d'empathie du spectateur. On peut y voir le dernier vestige de l'héritage néoréaliste qui amena le cinéma italien de l'après-guerre à filmer les habitants des faubourgs. Sauf qu'on a définitivement épuisé la vision poétique qu'y projetait encore un Pasolini ou un Fellini, et que Scola va se complaire dans le mauvais goût. Où le bidonville n'est que le miroir grossissant d'une société arriviste et individualiste, humaine trop humaine. Finie la chaleur des "petites" gens, leur innocence politique, leur capacité à sublimer un quotidien ingrat, si souvent vantée au cinéma. Le trait est grossi, la charge féroce, la corruption est achevée. Et l'on assiste, ébahi, au ballet de cette famille d'irrécupérables, truandant entre eux et proclamant l'immoralité à tous les étages de leur brinquebalant foyer. Pivot de ce jeu de massacre, un Nino Manfredi triomphant en ignoble patriarche assis sur son magot.

Scola rend ses personnages si repoussants, si détestables, qu'on ne sait même plus si on doit encore rire d'eux. Le film est assurément le reflet de cette époque où l'industrie cinématographique italienne est devenue la plus subversive au monde, celle qui verra défiler sur les écrans des œuvres aussi jusqu'auboutistes que Le Dernier tango à Paris (1972), La Grande bouffe (1973)Portier de nuit (1974) ou Salo (1975), qui provoquèrent scandales publics et — parfois — reconnaissance critique. Et je ne parle même pas des excès du cinéma bis craspec commis de leur côté par les Deodato, D'AmatoLenzi, Fulci et autres Tinto Brass. Affreux, sales et méchants est sans doute moins sinistre, ça reste cependant un de ses films vers lesquels on ne revient pas non plus de gaieté de cœur.






Una giornata particolare (Une journée particulière), 1977
Après la caricature bruyante, l'exquise délicatesse. Scola, qui goûtera de plus en plus les défis et les concepts (La Terrasse, Le Bal, La Famille, Quelle heure est-il, Le Dîner), s'impose ici un cadre aussi épuré que possible, quasiment théâtral : huis-clos, action en temps réel, deux personnages. Soit un dispositif idéal pour mettre en exergue la condition humaine de deux êtres isolés dans leur environnement, deux individus en marge d'une société qui ne leur concède aucun droit, littéralement condamnés à observer de loin la marche de l'Histoire, les défilés d'une Italie fasciste alors à son zénith. Seuls comme s'ils étaient les derniers humains. Cette brève rencontre de deux solitudes se déroule dans un monde dont les haut-parleurs proclament l'avénement et qui n'aura donc aucune raison de changer à leurs yeux, de devenir meilleur. La sombre réalité n'est que temporairement reléguée à l'arrière-plan. Pas d'espoir à attendre, leur seule liberté sera de vivre le moment présent. Juste se retrouver et vivre.

Et Scola de magnifier cette parenthèse tragique avec une remarquable subtilité. Rien d'appuyé dans les dialogues ou la mise en scène, qui exploite intelligemment toutes les possibilités de son décor unique pour ne jamais donner l'impression de théâtre filmé. Un tel projet ne fonctionne évidemment que si son duo d'acteur est au diapason. Mastroianni et Loren avaient déjà partagé l'affiche sur pas moins de huit longs-métrages, leur capacité à jouer d'harmonie n'est donc plus à démontrer. Et pourtant il y avait un vrai risque pour eux à assumer des personnages assez éloignés des rôles auxquels ils nous avaient habitué jusque là. Ils offrent assurément là parmi les plus belles prestations de leurs admirables carrières. 



LE CINÉMA D'ETTORE SCOLA :