11 juin 2018

Le Cinéma de Terry Gilliam IV. 1998-2005

Fear and loathing in Las Vegas (Las Vegas Parano), 1998
En soi c'est déjà une prouesse que d'avoir oser penser pouvoir transposer à l'écran le récit psychotropique d'Hunter S. Thompson. Rédigé dans une fièvre proche de celle du Burroughs du Festin nu, assumant pleinement la subjectivité de son auteur, ce reportage pondu au cœur des années acides définissait les principes du journalisme gonzo, dépassant de loin les attentes du magazine Rolling stone qui l'avait commandité. Gilliam s'y attaque donc en faisant le choix de l'adaptation strictement littérale, épousant le point de vue vaporeux et paranoïaque de son narrateur. En plus d'être truffée de tubes rock n'roll qui ne se contentent jamais d'être simplement illustratifs — je ne peux plus écouter White rabbit sans penser au Dr Gonzo dans sa baignoire — la bande son est ainsi constamment parasitée par la voix off du protagoniste.

En une poignée de secondes, le spectateur se retrouve ainsi embarqué sans plus de manières à l'arrière de la Chevrolet décapotable pilotée par cet improbable couple de héros irresponsables. Furieux d'implication, Depp ajoute une nouvelle composition d'anthologie à son brillant palmarès, de la gueule à la gestuelle, en passant par le phrasé. Quant à Del Toro, autre acteur solide mais dont la filmographie jouait jusqu'ici plutôt sur son côté dur à cuire à belle gueule (Usual suspects, The Funeral), il opère une métamorphose physique peut-être encore plus prodigieuse, parce que totalement inattendue. 

Forme et fond se retrouvent donc contaminés, ce qui aboutit à un grand film de malade, presque expérimental mais tellement foisonnant de gags et d'idées visuelles stupéfiantes qu'il en devient jubilatoire et jamais lassant. En cela aussi, le film se révèle parfaitement fidèle au ton du livre, témoignage féroce sur une époque, souvent hilarant, mais également bad trip lucide annonçant la fin des utopies sixties. Encerclé par un désert de mort, Las Vegas et ses néons dévoilent les dessous cauchemardesques d'une Amérique qui noie alors ses derniers idéaux dans le bourbier vietnamien. Le show a beau montrer une apparence clinquante et être mené pied au plancher, il n'en est pas moins foncièrement sinistre.




Brothers Grimm (Les Frères Grimm), 2005
Après l'aventure malheureuse du (premier) tournage avorté de son Don Quichotte, avec Depp et Jean Rochefort, on est longtemps restés sans nouvelles du réalisateur. Lorsque ce Brothers Grimm est enfin sorti sur les écrans, j'avoue y avoir été à reculons, craignant un film de commande impersonnel et bancal. Or ce fut l'enthousiasme, du début à la fin. Un réjouissant mélange d'action, d'humour et d'émotion, prenant même la forme d'un véritable retour aux sources pour le cinéaste qui retrouvait ici l'univers du film en costumes et du merveilleux. Les décors riches et magnifiques sont captés par une caméra aussi alerte que la musique est pleine de vivacité. Tournant totalement le dos à la moindre ambition de biopic, le scénario fait de ses héros des collectionneurs de folklore, appelés à vivre eux-mêmes l'aventure. 

Le résultat est une suite de séquences et d'images étonnantes de poésie (l'enfant avalé par le cheval, le monstre de vase sortant du puit, le père d'Angelika porté par les corbeaux), bourrées d'idées jusqu'à la gueule (le dîner aux miroirs de Jonathan Pryce), à un récit mené sur un rythme trépidant avec un duo d'acteurs géniaux. De film en film, parce que ses sujets et ses traitements le réclament, Gilliam a toujours privilégié les interprétations exubérantes, avec ces personnages  systématiquement appelés à franchir le seuil de la folie. Matt Damon et Heath Ledger offrent ici un incroyable travail sur le corps et le geste burlesques.

Le film a été plutôt boudé, or pour moi, on est sans conteste chez Gilliam. On y retrouve son goût pour l'imaginaire, les récits légendaires et l'humour absurde. Avec beaucoup d'intelligence, Gilliam nous montre comment naissent les contes, comment ils se construisent à partir d'une réinterprétation de faits authentiques, vécus, et comment il se retrouvent transfigurés par l'art de l'écrivain. J'ai trouvé géniale cette façon de relier l'aventure des frères aux contes de fées que l'on connaît, uniquement par petites touches, suggestions et clins d'œil. La naïveté de certains passages, et en particulier le happy end, y trouve alors logiquement sa place. Pourquoi donc se montrer grincheux face à un spectacle si généreux, si totalement en phase avec l'univers de son auteur ?


DOSSIER TERRY GILLIAM :
V. Filmographie 2006-2009 
VI. Filmographie 2013-2018 (prochainement...)

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