29 novembre 2018

Deux films de Bernardo Bertolucci

The Sheltering sky (Un thé au Sahara), 1990 
Aaah... les yeux de Debra Winger, ces paysages du Maroc magnifiés par la photo de Vittorio Storaro, ses images au charme étrange, et ces dialogues à la poésie déchirante. Aaah... le thème somptueux et poignant de Ryuichi Sakamoto, dans un style très proche de ce qu'on entendra sur Little Buddha du même Bertolucci ou sur le Snake eyes de Brian De PalmaPar son rythme faussement indolent, c'est un film qui transporte et impose son caractère de fascination très vite. Un fabuleux voyage sur le couple et le désœuvrement, où l'être se détache progressivement de sa condition antérieure et accepte de se perdre dans le mystère de l'inconnu, ici le désert et ses habitants. Un film-songe qui invite à s'abandonner comme le font ses personnages à cette espèce de force mystique, et que je suis pas loin de trouver parfait dans le genre.

Si les thèmes abordés par le film sont aussi puissants, ils le doivent évidemment au roman éponyme de Paul Bowles, ici très intelligemment transposé. Je ne peux qu'en recommander la lecture tant je considère ce texte comme un véritable chef-d'œuvre. Une œuvre étrange et chargée de mysticisme, qui fut pour moi une lecture très marquante. De Bowles, j'adore aussi ses nouvelles réunies dans le recueil intitulé Le Scorpion, contes à la poésie assez cruelle prenant place dans différents endroits de la planète.




Little buddha, 1993
Bertolucci conclut sa trilogie world entamée avec l'impeccable The Last Emperor en 1987. Il reviendra ensuite à l'Italie de sa jeunesse et à des films beaucoup plus intimistes (Beauté volée, Innocents). Dédié à Francis BouyguesLittle Buddah sera également la dernière production de CiBy2000, studio qui a marqué le cinéma d'auteur des 90's, permettant à Almodovar, Lynch, ou Kusturica de tourner leurs meilleurs films. Avant que Scorsese (Kundun) ou Jean-Jacques Annaud (Sept ans au Tibet) s'y intéressent à leur tour, Bertolucci voyait dans ce film l'occasion d'amener le public occidental à la rencontre de la spiritualité bouddhiste. Au premier visionnage, on reste sur l'impression d'un récit se déroulant sans trop de surprise, histoire limpide et évidente reposant sur une opposition facile entre d'une part le monde désincarné et matérialiste de l'Occident (photo glacée), et d'autre part la chaleur humaine et le sens des valeurs des moines tibétains.

Les acteurs américains (Bridget Fonda et Chris Isaak) se montrent cependant au diapason, et font passer ce qu'il faut de subtilité dans le regard porté à cette culture étrangère. À la revoyure, je dois avouer avoir cédé à l'envoûtement, et pas seulement lorsque le réalisateur raconte la vie de Siddhartha, incarné par un inattendu Keanu Reeves. Là, bien sûr c'est un ravissement visuel, entre le luxe des décors, la flamboyance des couleurs, et des effets visuels qui convient tout l'art de l'illusion cinématographique (maquillages, animatronics, effets optiques). Soit toute une esthétique volontairement artificielle qui assume la dimension livre d'images que souhaite partager Bertolucci avec ses spectateurs. Et là encore, lorsqu'intervient la musique sublime de Sakamoto, c'est l'extase, et je reste même sur le souvenir d'un final fort émouvant.

21 novembre 2018

Le Cinéma de Jean Renoir I. Partie de campagne, 1936

Partie de campagne, 1936
Adaptant Maupassant et tourné effectivement en 1936, le film fut laissé inachevé et sortit finalement en 1946 alors que Jean Renoir travaillait encore à Hollywood (je recommande d'ailleurs le documentaire Un tournage à la campagne, montage de rushes et témoignage savoureux de l'atmosphère du tournage). Loin cependant d'apparaître comme une œuvre en lambeaux, cette Partie de campagne est un petit bijou, pleinement abouti. D'une fraîcheur désarmante, le film respire l'évidence et la simplicité en même temps qu'il fait naître des sentiments tristes et désabusés qui lui donnent toute sa profondeur.

Sous l'apparence d'une escapade sans enjeux, Renoir y développe tout un discours sur une Nature mouvante et pourtant immuable, elle-même spectatrice des jeux humains et révélatrice des âmes. Une Nature qui peut se montrer tantôt accueillante, tantôt menaçante — c'est-à-dire indomptable — à l'inverse de ce que vivent les personnages, précisément contraints eux d'apprivoiser leurs désirs. Renoir suspend le temps et nous invite à un retour aux origines, saisissant la pureté des éléments (le soleil, le vent, la terre, l'eau, la chair). L'ambiance bucolique est en effet marquée du sceau du primitivisme, notamment via cette scène où l'un des canotiers imite la danse du Dieu Pan pour séduire la mère. C'est l'après-midi d'un faune, une atmosphère propice à tous les abandons, mais qui ne durera qu'un temps, avant le retour à une vie moderne sans joies.


Le Déjeuner au bord de la rivière, 1879

Les rides que l'on fait apparaître sur l'eau finissent toujours par disparaître. S'il ne fera pas varier le cours de leur destin, ce dimanche à la campagne restera cependant comme une parenthèse non refermée pour Henriette (Sylvia Bataille). C'est le sens d'un épilogue déchirant, et le spectateur lui-même repensera longtemps à la force cosmique de la musique de Joseph Kosma sur ces images de la Nature déchaînée, et conservera l'écho de la dernière réplique d'Henriette.


Le Déjeuner des canotiers, 1881

Nostalgique, le film est certes plein du sentiment d'une époque révolue et regrettée, du souvenir d'avant la tempête. Mais ce que je trouve beau c'est aussi son côté intemporel, exprimé par la modernité de sa mise en scène (savants mouvements de caméra, naturalisme du jeu des comédiens), que Renoir continue à parfaire de film en film jusqu'à l'exquis aboutissement que sera La Règle du jeu. Ça a peut-être même encore plus de force pour les spectateurs d'aujourd'hui que ceux d'hier. Bref, un merveilleux film au charme fou, qui me fait dire des choses un peu bêtes, que c'est beau le cinéma.


La Balançoire, 1876

Sous influence évidente de la peinture impressionniste — malgré le recours obligé au noir et blanc — Partie de campagne peut aussi s'apprécier comme un hommage à Renoir père. On y retrouve en effet les motifs, les sujets, et jusqu'aux costumes, qui ont inspiré Pierre-Auguste en particulier dans sa série de tableaux sur les divertissements légers des bords de Marne. On plonge littéralement dans la toile, dont le cinéaste nous montrerait l'envers,  dévoilant les pensées de ces figures que l'on se contentait d'observer mais demeuraient une énigme. Le cinéaste ira encore plus loin dans son travail sur la lumière et les couleurs dès que l'occasion lui sera donnée de tourner en Technicolor. Le Fleuve, Le Carrosse d'or, French cancan, Elena et les hommes, Le Déjeuner sur l'herbe peuvent ainsi être vus comme autant de flamboyants tributs à un précieux héritage.

La Promenade, 1870

Les Amoureux, 1875




16 novembre 2018

Des Livres pour l'Histoire

Bartolomé Bennassar, La Guerre d'Espagne et ses lendemains, 2004
Décédé ce mois-ci, Bartolomé Bennassar fut l'un des grands spécialistes de l'Histoire de l'Espagne. S'appuyant en grande partie sur la somme rédigée par Hugh Thomas   (La Guerre d'Espagne, coll. Bouquins, Robert Laffont), encore considérée à l'heure actuelle comme une incontournable référence sur le sujet, Benassar brassait dans ce volume le flot des événements qui ont nourri la guerre civile espagnole, avant, pendant et après. Refusant tout parti-pris, il livre ici à la fois un compte-rendu précis des faits et un commentaire critique des travaux de collègues historiens, faisant le point sur les chiffres, et développant des questions passionnantes.

Ce souci d'exhaustivité des chiffres, des batailles et des sources donne parfois un caractère fastidieux à l'ouvrage, et l'on pourra selon sa sensibilité préférer une approche plus narrative. Mais si l'on veut approcher de près cette histoire tragique et douloureuse, cette Guerre d'Espagne et ses lendemains fait incontestablement figure de nouvelle référence.




Hannah Arendt, Eichmann à Jerusalem, 1963
Envoyée spéciale du New Yorker, Arendt a couvert le procès Eichmann en 1961, et prétend n'en livrer ici qu'un compte-rendu journalistique. On est pourtant très loin de cette modeste ambition, et c'est une somme de travail et de réflexion assez impressionnante qui nous est ici donnée. Passionnante aussi parce qu'on est à un moment charnière de toute une réflexion sur l'Histoire du IIIe Reich et de la Shoah. Arendt s'est elle-même plongée dans une masse de documents, et l'un des intérêts du livre est aussi d'offrir un tableau de l'état des connaissances de l'époque, qui doit notamment beaucoup aux travaux de Raul Hillberg (La Destruction des Juifs d'Europe, paru en 1961). La philosophe dresse ainsi un panorama très complet des différentes étapes qui ont mené à la Solution finale, relatant très précisément ce qui s'est passé pays par pays dans l'Europe occupée. 

Inévitablement, elle fait aussi le procès du procès, creuse les zones d'ombre, pose les questions qui lui ont semblé manquer. La confrontation avec les faits et la question de la culpabilité au sens juridique de l'accusé semble en effet régulièrement dépassée au cours des audiences par une volonté politique de mener une accusation plus large sur toutes les responsabilités de l'Allemagne nazie, et d'offrir une tribune internationale aux témoins de l'inexplicable. Comment juge-t-on un crime qui dépasse tous les autres ? La culpabilité d'Eichmann ne fait aucun doute, et lui-même ne la niera jamais, mais la tentation d'en faire un bouc émissaire est bien là. Pour Arendt, Eichmann incarne ce qu'elle a intitulé « la banalité du mal ». Ce type n'était pas un monstre, mais un bureaucrate aux ambitions étroites, ayant à cœur de faire son travail, parvenant ainsi à ne même pas avoir de mauvaise conscience quant à ses actes. Un humain comme un autre ? 

Ce ne sont pas les seules interrogations qui firent scandale à la publication du livre, car Arendt y évoquait également une forme de "collaboration" entre certains dirigeants juifs et la bureaucratie nazie. Il est certain que l'auteur gratte là où on n'imaginait pas que quelqu'un vienne gratter, et ses formulations frappent encore aujourd'hui par leur audace d'autant plus quand on considère l'extrême proximité temporelle des faits. Mais par son intelligence et l'honnêteté manifeste qui la guide, le résultat demeure aujourd'hui encore incontestablement à la hauteur de l'enjeu.

12 novembre 2018

Le Cinéma de M. Night Shyamalan IV. 2013-2015

After earth, 2013
Un film sans intérêt, donc nul au sens propre. Pour le peu qu'on en voit, la direction artistique se fait plaisir mais ses partis-pris ne m'ont vraiment pas convaincu (costumes, décors, tableau de bord avec de jolies loupiottes), faisant vraiment S.F. de pacotille. Cette histoire de lien à consolider entre un père et un fils pouvait donner lieu à pas mal de variations intéressantes, voire même créer de l'émotion, le père étant contraint d'assister impuissant aux difficultés du fiston. Involontairement, leur liaison par oreillette m'a quand même fait penser à la série Tonnerre mécanique, avec le pote du motard qui le guide depuis son QG, et ce n'est pas le genre de référence que j'attendais. C'est peut-être là la seule vraie audace du film, rendre la superstar Will Smith impotente pour mieux mettre en lumière son héritier.

Aussi simple soit-il, le concept de monstres qui doivent susciter la terreur chez leur proie pour pouvoir les voir est une idée très cinégénique, un terrain de jeu idéal pour un réalisateur tel que Shyamalan qui avait précisément su revitaliser la façon de filmer ce sentiment de la peur. Sauf que le scénario ne semble jamais vouloir sortir des conventions, les péripéties n'ont strictement aucune originalité ni imprévisibilité, et l'on n'est du coup jamais inquiet. Le père ayant appris à dompter ses émotions ne nous fait pas partager grand chose de ses craintes, et l'on devine que le jeune héros finira à son tour par effacer sa peur lorsque l'Ursa montrera le bout de sa truffe.

Cette volonté plutôt louable d'un récit très épuré et construit comme un jeu de plateformes n'abouti donc qu'à un spectacle parfaitement fadasse qui m'a laissé l'encéphalogramme plat, voire a encouragé mes commentaires cyniques : le vaisseau se crashe au premier champ d'astéroïdes traversé, par contre tous ses gadgets continuent à être parfaitement opérationnels, sauf bien sûr la précieuse balise, qui a en plus le défaut de ne pouvoir fonctionner qu'au sommet d'un joli volcan... Même la mise en scène ne m'a procuré aucun frisson, alors que cette aventure au sein d'une terre hostile et désertée par l'humanité avait tout pour devenir épique. Le prologue est lourdingue, les cabrioles du héros avec des créatures numériques n'entraîne aucune implication du spectateur, le flashback qui révèle le traumatisme originel est visuellement peu stimulant. Ça me désole encore plus quand je repense ou revois les premiers film du réalisateurSixième sens avait révélé un vrai talent, plein de sensibilité dans son écriture comme dans sa direction d'acteur (Bruce Willis, Toni Collette, Mel Gibson, Joaquin Phoenix et Bryce Dallas Howard y avaient l'occasion de livrer des performances poignantes), aux choix de mise en scène passionnants, en particulier dans son approche du cinéma fantastique où les effets spéciaux étaient quasiment absents. Là, on voit tout et on ne ressent rien. La déception est de mise donc.




The Visit, 2015
Voir Shyamalan s'atteler à un film s'inscrivant dans la grosse mode du "found footage" — relancée par les succès de Rec et autres Paranormal activity — peut légitimement entraîner un premier sentiment de déception. Le genre suppose en effet une mise à l'écart du réalisateur, une relative indistinction dans les choix formels. Or si le cinéma de Shyamalan a aussi été si passionnant à suivre, en tous cas dans ses premières années, c'est bien pour la maestria de sa mise en scène. Toutefois, en confiant sa caméra à un personnage de jeune apprentie-cinéaste, le petit malin qu'il demeure trouve le moyen de ne pas totalement s'abstraire, en faisant assumer à son alter ego de vrais choix dans le cadrage et le montage. La valeur ajoutée de The Visit réside précisément dans ce dispositif du film en train de se faire, mettant à nu ses ressorts. Les personnages commentent en direct certains procédés utilisés, en particulier ceux éculés du cinéma d'horreur. Puisqu'il est acquis que le travelling est affaire de morale, Shyamalan se livre ainsi à un véritable questionnement de l'éthique du réalisateur, de l'usage de la musique en contrepoint, à la façon dont on donne la main (ou pas) à son spectateur.

Car pour le reste, tourné sur les berges rassurantes de la Pennsylvanie, The Visit apparaît comme un film d'horreur presque familial. Habitué à jouer avec nos nerfs, le réalisateur se montre en effet étrangement timide dans ses effets, escamotant les séquences de terreur au lieu de les prolonger, ménageant son spectateur en lui permettant de relâcher la tension avant qu'elle ne devienne insupportable. On comprend vite qu'on n'aura plus rien à craindre lors des scènes de jour, surtout prétextes à développer un peu les personnages, à leur permettre d'exprimer la douleur intérieure qu'il s'efforcent de dissimuler. Ces séquences sont heureusement de vraies réussites, pouvant notamment s'appuyer sur l'excellente interprétation des deux jeunes acteurs, jamais inutilement agaçants.

Le film aurait pu (du ?) être bien plus inconfortable, avec ces enfants potentiellement victimes d'adultes dangereux, qui plus est dans un cadre familial qui devrait être rassurant. On sourit des allusions transparentes aux contes de Grimm, avec grand-père bûcheron et four de grand-mère. Même le climax est décevant, le réalisateur se montrant assez peu créatif dans sa gestion de l'obscurité, et carrément pudique en s'arrangeant pour faire opportunément tomber la caméra là où elle pourra rester dans la suggestion sans risque.


DOSSIER M. NIGHT SHYAMALAN :
IV. Filmographie 2017-2019 (prochainement)...

9 novembre 2018

Le Cinéma de M. Night Shyamalan III. 2008-2010

The Happening (Phénomènes), 2008
Mal accueilli à sa sortie, The Happening ne semble toujours pas engagé sur la voie de la réhabilitation. J'avoue ne pas l'avoir revu depuis mais m'étais senti bien seul à l'époque à avoir apprécié ce film apocalyptique, riche d'une atmosphère pesante et de la photographie froide de Tak Fujimoto. Filmant toujours à hauteur de personnages, Shyamalan distille brillamment le sentiment de l'inéluctable. Paranoïa collective galopante, phénomènes inexplicables, panique de fin du monde, on conçoit l'intérêt qu'a pu trouver le cinéaste danc cette histoire où la menace est invisible et concerne l'humanité entière, tel un châtiment mérité. Le fantastique sert de révélateur, car en même temps que l'avenir de notre espèce, c'est aussi celui d'un couple qui se joue : Mark Wahlberg, acteur toujours solide, et Zooey Deschanel, pas aussi émouvante qu'on l'aurait souhaitée.

Ici la mort est dans l'air, et le réalisateur construit son film comme un authentique suspense hitchcockien. Impossible de ne pas penser à The Birds, maître étalon du genre. Ainsi la superbe scène finale qui ne fonctionne que par le pur travail de la mise en scène, images et sons travaillant de concert. Tout ne repose cependant pas sur l'art de la suggestion. La suspension d'incrédulité était un pari présent dans tous ses films précédents. En optant cette fois pour une représentation frontale de l'horreur, où tout est complaisamment montré avec un inévitable recours à des effets numériques pas toujours convaincants, Shyamalan prend le risque du ridicule, voire du mauvais goût. Au lieu d'être saisi d'effroi, le public est presque tenté de rire et finit par perdre la foi dans le talent de conteur du cinéaste. De film en film, le soufflé semble avoir fini de retomber.




The Last airbender (Le Dernier maître de l'air), 2010
Dans The Happening, il s'agissait pour Shyamalan de filmer le vent. Adapté d'une série animée, avec l'ambition de lui consacrer plusieurs volets, The Last airbender lui offre l'opportunité d'enrichir sa palette aux trois autres éléments, « in 3D » comme le proclame fièrement son affiche. Le procédé est alors en pleine hype, pratiquement incontournable pour l'industrie du spectacle hollywoodien depuis les avènements d'Avatar et de Là-haut l'année précédente. Bizarrement, la seule chose que tait la promo, c'est le nom du réalisateur, qui cesse soudain d'être un argument commercial. 

Le résultat a lui-même quelque chose d'anonyme. Au programme : la quête d'un élu, des captures, des évasions, une princesse, un traître repenti, des sacrifices. On ne s'ennuie pas, on profite d'un bel univers — classique mais soigné — à mi-chemin entre la fantasy et le steampunk, le tout matiné d'inspirations asiatiques tant dans l'esthétique que dans les personnages et leur spiritualité, ainsi que dans les chorégraphies qui lorgnent clairement vers le cinéma hongkongais. Ce qui a au moins pour avantage d'apporter des couleurs fraîches à ce genre de superproduction grand public. Shyamalan fignole sa mise en scène, fait de louables efforts pour faire durer ses plans et mettre en valeur les mouvements de ses acteurs, mais ça reste bien trop mou dans la gestion des corps. À quelques exceptions près, les scènes d'actions paraissent empruntées et pêchent par leur manque de rythme. Et les jeunes acteurs dénués de charisme qui en sont le centre achèvent de rendre le tout insipide. Tout en nous épargnant la pénibilité du second degré, le scénario manque vraiment d'humour et de grâce pour parvenir à en faire le grand spectacle épique promis. Et on se retrouve avec une suite d'épisodes initiatiques, laborieusement reliés par des scènes de parlottes avec méchants qui complotent, avec en fond sonore un score symphonique riche mais trop souvent passe-partout signé du fidèle James Newton Howard.

Le blockbuster estival est un échec commercial cinglant, un de plus pour le réalisateur qui enterre non seulement tout projet de suite, mais également son statut de wonderboy gagné lors du triomphe du Sixième sens (qui paraît déjà loin). The Last airbender rejoint ainsi la triste liste des films en plusieurs parties avortés suite au flop de leur premier volet : Battlefield Earth, Eragon, À la croisée des mondes, Mortal instruments, John Carter, Sublimes creatures...


DOSSIER M. NIGHT SHYAMALAN :
IV. Filmographie 2013-2015
V. Filmographie 2017-2019 (prochainement...)

4 novembre 2018

Le Cinéma de Dario Argento II. 1982-1985

Tenebre (Ténèbres), 1982
Un giallo rigolo en forme de retour aux sources pour Argento, alors que le genre est un peu passé de mode. On y retrouve ses principaux codes — jusque dans la mise en vedette d'une petite star hollywoodienne en la personne de John Saxon (Enter the dragon), comme il y avait eu Karl Malden et James Franciscus pour Le Chat à neuf queues. Quand j'écris "rigolo", je ne sous-entends évidemment pas qu'il s'agit de comédie, mais derrière l'impact des scènes de meurtres, toujours très imaginatives et prétextes à des tours de force technique, le spectateur s'amuse beaucoup à suivre ces personnages d'apprentis détectives chassant les indices et invités à multiplier les hypothèses pour confondre le coupable.

Lorsque toutes les pièces du puzzle auront été reconstituées, Argento dévoile alors dans son intégralité le tableau du traumatisme fondateur, et s'offre dans la foulée un climax aussi spectaculaire qu'ahurissant d'improbabilité. Difficile donc de prendre tout cela au sérieux, d'autant qu'il se dégage du film une assez agréable atmosphère de promenade touristique dans les rues de Rome, avec les deux jeunes guides qui encadrent le personnage de l'écrivain, ce dernier abordant dans un premier temps l'enquête avec décontraction. En VF, le tout est joliment emballé par des grandes voix du doublage.




Phenomena, 1985
Impossible de ne pas voir ce film comme un prolongement au Suspiria de 1977, avec nouvelle protagoniste orpheline au don de clairvoyance, livrée à elle-même au sein d'un pensionnat repaire de sorcières, et progressant dans un monde de dangers telle une Alice au pays des horreurs. On y croise un singe flippant mais aussi le mercenaire Donald Pleasance en chapelier fou. Certains travers n’échappent pas au ridicule, mais une poésie intéressante s’en détache parfois, avec ces sortes de fulgurances dont le cinéaste a le secret, quand bien même leur sens nous échappe. Je n'y retrouve cependant pas la même patine et la même fascination onirique que dans Suspiria, l'image est ici plus terne moins flamboyante.

N'ayant pas revu le film depuis une lointaine diffusion TV, je reste malheureusement bloqué sur le choix musical opéré ici par Argento qui décidait cette fois de ne pas passer commande aux Goblin. En soi, j'aime beaucoup Iron Maiden et Motörhead, mais leur incursion ici est à mes yeux catastrophique, en raccord ni avec le sujet ni avec le rythme des séquences, quand bien même Argento fait beaucoup d'effort pour composer de vertigineux travellings. Le résultat est à mes oreilles autant déplacé que celui du Ladyhawke, de Donner (réalisé bizarrement à la même époque). Je doute que ça ait pu être efficace à l'époque, mais alors aujourd'hui c'est redoutable et cela ruine complètement l'implication sérieuse du spectateur ! Pourquoi Dario, pourquoi ?




Opera (Terreur à l'opéra), 1987
La recette est bien en place, toujours la même, jeu de cache-cache entre un tueur en série et une héroïne en quête d'elle-même, permettant au cinéaste de laisser libre cours à ses macabres mises en scènes, le tout dans le cadre forcément très italien de l'opéra. Le film se présente donc comme une succession de moments d'anthologie, d'idées de scènes souvent géniales — dont une en particulier qui reprend la dérangeante dialectique de la cruauté et du voyeurisme là où l'avait laissée Michael Powell avec son Peeping Tom

Passée cette scène extraordinaire, l'intérêt du film décroît inévitablement, les suivantes n'atteignant jamais la même intensité et le même degré de stupéfaction. Cette construction qui ne cherche ni l'équilibre ni la raison, finit par rendre l'intrigue proprement dite guère captivante, tant elle apparaît ouverte aux quatre vents. Production difficile et mal distribuée, Opera sera le dernier film de la décennie qu'Argento réalisera avec l'assistance de Michele Soavi, aussi bien au scénario qu'à la mise en scène, désormais prêt à prendre la relève avec son propre univers.



DOSSIER DARIO ARGENTO :