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6 août 2018

Le Cinéma de Terry Gilliam V. 2006-2009

Tideland, 2006
La sensation de liberté qui se dégage du film est si totale qu'elle aurait presque davantage tendance à plomber le spectateur qu'à le griser. Et j'ai bien l'impression que c'est justement là le propos de Gilliam, nous ramenant constamment vers la pesanteur des choses terrestres. Son héroïne s'accroche en effet vaille que vaille à ses rêveries dans l'espoir de transfigurer la réalité bien sordide qui l'entoure, mais ses efforts semblent vains et elle finit toujours par y replonger. Cette dynamique n'en est cependant pas moins répétitive, et sans doute le film est-il trop long. Peut-être aussi peut-on mettre en cause la jeune actrice dont le jeu manque un peu de naturel.

J'en retiens aussi la jolie musique de Mychael et Jeff Danna, la très belle photographie pleine de références picturales, proche des illustrations de contes pour enfants, avec un magistral usage du format scope, tant dans les scènes d'intérieur — l'appartement des parents au tout début — que dans les plans de Nature. 

Pas de doute, on est bien chez Gilliam, mais on sent clairement qu'il y a eu une évolution depuis Time banditsBrazil et The Fisher king qui proclamaient tous la victoire de l'imagination sur la dictature de la raison. Tideland exprime quelque chose de tristement désabusé, et la dernière scène reste assez ouverte quant aux enseignements qu'on pourrait en tirer. Ce faux conte pour enfants, qui dit et montre des choses assez dures, contient tout de même des moments très forts, nés justement de cet étrange et perturbant mélange entre la crudité de certaines situations et ce besoin malgré tout vital de croire encore et toujours au merveilleux.




The Imaginarium of Doctor Parnassus (L'Imaginarium du Docteur Parnassus), 2009
Tout au long de sa chaotique carrière, Gilliam est malgré les avanies de production plus ou moins parvenu à faire en sorte que ses films fonctionnent. Celui-ci prend l'eau de toutes parts : personnages insuffisamment développés, narration bancale, trop de place accordée à des visions fantasmatiques aux effets visuels techniquement pas très aboutis, et forcément moins poétiques que ce qu'auraient donné des effets mécaniques à l'ancienne. J'ai de loin préféré le rendu des scènes réalistes et de ce Londres transfiguré, et toutes les scènes autour et à l'intérieur du chariot brinquebalant sont des réussites, précisément parce que les décors existent, s'imposent et accueillent les mouvements des personnages.

Le point de départ était pourtant prometteur, et on sent dès les premières minutes tout ce qui a pu inspirer le cinéaste dans cette histoire qui puise là encore à de multiples sources et traditions. Le Docteur Parnassus est un magicien de foire proche du Dr. Lao de George Pal (The Seven faces of Dr. Lao, 1964), davantage médiateur d'émotions qu'illusionniste auprès de son public. En jeune assistant, Andrew Garfield impose déjà tout son talent, et j'ai beaucoup aimé l'interprétation touchante de Lily Cole, vraie révélation du film dont elle incarne la figure la plus émouvante... malheureusement elle aussi bientôt sacrifiée au profit d'un délire visuel de plus en plus pesant.

Le vrai raté vient du traitement du personnage de Tony, dont l'évolution apparaît plutôt incohérente, fruit de l'inévitable réécriture due à la disparition d'Heath Ledger, que j'étais content de revoir travailler avec Gilliam. Arraché à la mort et à son destin, le type rend de vrais services, se montre avisé dans son discours, et semble sincèrement sur un chemin de rédemption. Son basculement progressif du côté obscur, tombant le masque, n'est que peu convaincant, éclipsant même la figure du diable (Tom Waits, délicieux) qui aurait du chapeauter tout ce petit monde. On finit par ne plus trop saisir ce que veut vraiment raconter le film, et je crois avoir déjà oublié le sens de son épilogue. Je n'irai pas jusqu'à dire que c'est un film raté, mais aurais presque tendance à le considérer comme un work in progress. Et puis encore un très chouette score à mettre au crédit des frères Danna.


DOSSIER TERRY GILLIAM :
VI. Filmographie 2013-2018 (prochainement...)

11 juin 2018

Le Cinéma de Terry Gilliam IV. 1998-2005

Fear and loathing in Las Vegas (Las Vegas Parano), 1998
En soi c'est déjà une prouesse que d'avoir oser penser pouvoir transposer à l'écran le récit psychotropique d'Hunter S. Thompson. Rédigé dans une fièvre proche de celle du Burroughs du Festin nu, assumant pleinement la subjectivité de son auteur, ce reportage pondu au cœur des années acides définissait les principes du journalisme gonzo, dépassant de loin les attentes du magazine Rolling stone qui l'avait commandité. Gilliam s'y attaque donc en faisant le choix de l'adaptation strictement littérale, épousant le point de vue vaporeux et paranoïaque de son narrateur. En plus d'être truffée de tubes rock n'roll qui ne se contentent jamais d'être simplement illustratifs — je ne peux plus écouter White rabbit sans penser au Dr Gonzo dans sa baignoire — la bande son est ainsi constamment parasitée par la voix off du protagoniste.

En une poignée de secondes, le spectateur se retrouve ainsi embarqué sans plus de manières à l'arrière de la Chevrolet décapotable pilotée par cet improbable couple de héros irresponsables. Furieux d'implication, Depp ajoute une nouvelle composition d'anthologie à son brillant palmarès, de la gueule à la gestuelle, en passant par le phrasé. Quant à Del Toro, autre acteur solide mais dont la filmographie jouait jusqu'ici plutôt sur son côté dur à cuire à belle gueule (Usual suspects, The Funeral), il opère une métamorphose physique peut-être encore plus prodigieuse, parce que totalement inattendue. 

Forme et fond se retrouvent donc contaminés, ce qui aboutit à un grand film de malade, presque expérimental mais tellement foisonnant de gags et d'idées visuelles stupéfiantes qu'il en devient jubilatoire et jamais lassant. En cela aussi, le film se révèle parfaitement fidèle au ton du livre, témoignage féroce sur une époque, souvent hilarant, mais également bad trip lucide annonçant la fin des utopies sixties. Encerclé par un désert de mort, Las Vegas et ses néons dévoilent les dessous cauchemardesques d'une Amérique qui noie alors ses derniers idéaux dans le bourbier vietnamien. Le show a beau montrer une apparence clinquante et être mené pied au plancher, il n'en est pas moins foncièrement sinistre.




Brothers Grimm (Les Frères Grimm), 2005
Après l'aventure malheureuse du (premier) tournage avorté de son Don Quichotte, avec Depp et Jean Rochefort, on est longtemps restés sans nouvelles du réalisateur. Lorsque ce Brothers Grimm est enfin sorti sur les écrans, j'avoue y avoir été à reculons, craignant un film de commande impersonnel et bancal. Or ce fut l'enthousiasme, du début à la fin. Un réjouissant mélange d'action, d'humour et d'émotion, prenant même la forme d'un véritable retour aux sources pour le cinéaste qui retrouvait ici l'univers du film en costumes et du merveilleux. Les décors riches et magnifiques sont captés par une caméra aussi alerte que la musique est pleine de vivacité. Tournant totalement le dos à la moindre ambition de biopic, le scénario fait de ses héros des collectionneurs de folklore, appelés à vivre eux-mêmes l'aventure. 

Le résultat est une suite de séquences et d'images étonnantes de poésie (l'enfant avalé par le cheval, le monstre de vase sortant du puit, le père d'Angelika porté par les corbeaux), bourrées d'idées jusqu'à la gueule (le dîner aux miroirs de Jonathan Pryce), à un récit mené sur un rythme trépidant avec un duo d'acteurs géniaux. De film en film, parce que ses sujets et ses traitements le réclament, Gilliam a toujours privilégié les interprétations exubérantes, avec ces personnages  systématiquement appelés à franchir le seuil de la folie. Matt Damon et Heath Ledger offrent ici un incroyable travail sur le corps et le geste burlesques.

Le film a été plutôt boudé, or pour moi, on est sans conteste chez Gilliam. On y retrouve son goût pour l'imaginaire, les récits légendaires et l'humour absurde. Avec beaucoup d'intelligence, Gilliam nous montre comment naissent les contes, comment ils se construisent à partir d'une réinterprétation de faits authentiques, vécus, et comment il se retrouvent transfigurés par l'art de l'écrivain. J'ai trouvé géniale cette façon de relier l'aventure des frères aux contes de fées que l'on connaît, uniquement par petites touches, suggestions et clins d'œil. La naïveté de certains passages, et en particulier le happy end, y trouve alors logiquement sa place. Pourquoi donc se montrer grincheux face à un spectacle si généreux, si totalement en phase avec l'univers de son auteur ?


DOSSIER TERRY GILLIAM :
V. Filmographie 2006-2009 
VI. Filmographie 2013-2018 (prochainement...)

6 juin 2018

Le Cinéma de Terry Gilliam III. 1991-1995

The Fisher King (Le Roi pêcheur), 1991
Je me souviens que je me sentais un peu seul à l'époque de sa sortie pour le défendre. Par certains aspects, comparé à ses précédentes réalisations, The Fisher King pourrait donner l'impression que Gilliam a réduit la voilure de ses ambitions : premier film ouvertement hollywoodien, il est aussi son premier pleinement contemporain. On est dans le New York  glauque d'avant Giuliani, celui de la violence aveugle et des laissés-pour-compte, photographié ici par Roger Pratt qui avait déjà magnifié précédemment la cité de Brazil ou la Gotham du Batman de Tim Burton. Et c'est sans doute ce contexte désenchanté qui a bousculé les spectateurs en quête de pure fantaisie.

Pourtant, toute la force du film est précisément dans une dialectique entre vérité et imaginaire, entre cet animateur radio à la Howard Stern qui n'avait jamais envisagé que ses propos cyniques puissent avoir un impact à l'extérieur de son studio, et ce clochard céleste fou, logiquement persuadé que ce sont les autres qui sont fous. Gilliam explore une nouvelle fois de façon passionnante la façon dont le fantastique et l'imaginaire s'efforcent de contaminer la réalité la plus triviale, la plus sordide, et comment l'être humain peut ressortir transformé de ce combat. C'est assurément un film très curieux, par son ton et son genre, éclairé par les fulgurances visuelles typiques du cinéaste. Et le fait de s'appuyer cette fois sur une réalité sociale implacable, de nous empêcher d'en détourner le regard, lui donne un poids qui n'en est que plus émouvant.

Avant d'être à la rue, le personnage de Robin Williams était professeur d'histoire médiévale, ce qui explique sa connaissance du sujet, et le fait que sa vision du monde est complètement déformée par les légendes du Graal. Victime d'un destin tragique, il s'est alors réfugié dans le passé, qui lui parle davantage que son horrible présent. La scène du restaurant m'avait à l'époque particulièrement traumatisé. J'en gardais un souvenir très fort et tout m'est revenu en force (notamment ce plan qui la précède où Williams aperçoit son reflet affreusement déformé dans le miroir). De même, les apparitions terrifiantes du chevalier rouge m'avaient profondément fasciné. Cette créature, avec ses lambeaux d'étoffe qui flottent dans le vent, et les flammes qui l'entourent, n'est rien d'autre que l'incarnation de la dernière et funeste vision que le personnage a eu de sa compagne, soudaine explosion de rouge qui a donné naissance au chevalier. On aperçoit d'ailleurs dans le sous-sol où il habite les peintures qu'il en a fait, qui ressemblent précisément à un éclat sanglant. 


Lui-même foncièrement passionné par le Moyen-âge, Gilliam parvient brillamment à transposer la notion de chevalerie dans la société moderne. On devine la tendresse du réalisateur pour ces personnages cassés par la vie mais qui n'ont pas perdu leur humanité. Le film est plein de poésie, de drôlerie et de chaleur : magie de la scène de bal à la gare de Grand Central, délire — improvisé ? — du dîner dans le restaurant chinois, jusqu'au superbe final plein d'espoir avec cette impossible idée du feu d'artifice. Et pour que cette alchimie fonctionne autant, il fallait que l'interprétation soit au diapason. Jeff Bridges et Williams font ainsi exister un duo de personnages particulièrement riches et plein de reliefs, formidablement entourés par la toute jeune Amanda Plummer au corps burlesque, Tom Waits et sa philosophie de l'existence ou l'étonnant Michael Jeter en travelo moustachu et son génial numéro musical dans le bureau.

Mais la vraie révélation du film c'est le personnage de Anna (Mercedes Ruehl), femme extraordinaire, patronne de vidéoclub pleine de bonne volonté, qui a recueilli Bridges et l'aime à sa façon. Ce fil narratif-là m'a particulièrement ému. La peinture de leur relation est vraiment sublime, à la fois très réaliste et empreinte d'un romantisme secret. Il y a une scène tout simplement prodigieuse, aux trois-quarts du film, où leur couple passe de la plus grande tendresse à une dispute déchirante. Bref, j'encourage vivement les indécis, ceux qui comme moi n'avait pas revu ce film depuis longtemps et ne sauraient plus quoi en penser, de (re)donner une chance à l'une des œuvres les plus discrètes de son auteur, les plus humaines.




Twelve monkeys (L'Armée des douze singes), 1995
J'ai beau le retourner dans tous les sens, c'est pour moi un film parfait, et je ne peux que m'incliner à chaque nouveau visionnage devant l'impressionnante maestria du réalisateur et la richesse de ses thématiques. Photo de l'incontournable Roger Pratt (fidèle à Gilliam depuis Sacré Graal !), mise en scène constamment inspirée, décors audacieux, interprétation habitée, scénario et construction, tout me semble parfaitement agencé, intelligent, stimulant et émouvant, jusqu'à l'hommage au Vertigo d'Hitchcock et la géniale utilisation du bandonéon d'Astor Piazzolla. Film sur la fatalité et l'espoir, Twelve monkeys est une superbe mécanique, une tragédie bouleversante, pleine de situations où le comique se fait douloureusement grinçant.

C'est peut-être aussi l'œuvre la plus rigoureuse du cinéaste, quand bien même il ne cherche en rien la facilité. Le scénario, coécrit par David Peoples (Blade runner), prolonge intelligemment le vertigineux postulat du photo-roman La Jetée, chef-d'œuvre visionnaire de Chris Marker livré en 1962. On est loin du remake hollywoodien aseptisé qui ne considérerait sa source que comme un prétexte. Le film est totalement marqué par la personnalité de son réalisateur, avec ces personnages hantés par leurs rêves, s'interrogeant sur leur santé mentale, sur leurs choix de vie.

Gilliam bénéficie qui plus est d'un casting de superstars au sommet de la vague, puisqu'à cette date Bruce Willis tournait encore Die hard with a vengeance et Brad Pitt sortait de Se7en. Willis ne craint ici pas de mettre son image en danger, avec ce personnage antihéroïque au possible, errant la plupart du temps hagard, physiquement maltraité et pas du tout désireux d'embrasser son destin. Par son univers de SF commercialement porteur, et son casting en vogue Twelve monkeys permit à Gilliam d'obtenir son plus grand succès commercial, allant jusqu'à générer 20 ans plus tard une série TV, dont j'ignore ce qu'elle peut valoir mais qui ne me tente pas du tout, tant tout ici semble parfaitement bouclé.


DOSSIER TERRY GILLIAM :
IV. Filmographie 1998-2005 
V. Filmographie 2006-2009 
VI. Filmographie 2013-2018 (prochainement...)

29 mai 2018

Le Cinéma de Terry Gilliam II. 1985-1988

Brazil, 1985
Mariage réussi de Kafka et d'Orwell, et qui pourtant compose un univers qui ne se réduit pas à ces seules références, Brazil représente un des gros chocs cinématographiques de ma jeunesse. L'arrestation initiale de Buttle/Tuttle, avec ces types qui descendent par son plafond en plein réveillon de Noël, m'avait traumatisé. Débordant d'idées, Gilliam offre à nouveau un inépuisable réservoir d'images hallucinantes, appelées à faire date. Puissamment porté par une poésie libératrice, le film relève autant de la science-fiction que du drame, et passe avec brio de la satire grinçante à la romance surréaliste. 

C'est un chef-d'œuvre de désespoir incroyablement inspiré, inoubliable jusqu'à son (terrible) dernier plan. Et Sam Lowry (formidable Jonathan Pryce, qui ne retrouvera jamais par la suite un tel rôle de premier plan), rejoint  Joseph K et Winston Smith au panthéon des martyrs de la condition humaine. Je pense vraiment que tout comme le THX-1138 de Lucas, Brazil est devenu le mètre-étalon dès lors qu'il s'agit de mettre en scène un univers bureaucratique rongé par l'absurde. Et le cinéma reviendra longtemps puiser à cette source.




The Adventures of Baron Münchausen (Les Aventures du Baron de Münchausen), 1988
Personnellement, c'est un de mes plus grands souvenirs de cinéma et je chéris le souvenir de sa découverte en salle : l'ouverture sur la ville assiégée, l'ombre chinoise du Baron sur une affiche qu'il arrache, la vertigineuse mise en abîme du récit — ou comment mythomanie et réalité se confondent — jusqu'à la bataille finale où chacun des compagnons du Baron retrouve ses facultés. Plus généreux que jamais, Gilliam réjouit son spectateur par une direction artistique hors du commun. Je crois qu'encore aujourd'hui je n'ai pas vu de représentation de la mort aussi convaincante, tant visuellement que dans la terreur qu'elle inspire (en particulier cette scène où elle surgit d'une statue). Et puis rien que pour avoir eu cette idée de génie de révéler la ressemblance entre Uma Thurman et la Venus de Botticelli, le film mérite de rester dans l'Histoire.

Le récit conserve intact sa fascination et son merveilleux au fil des visions. Si on aime Gilliam, je ne pense pas qu'on puisse raisonnablement le trouver aujourd'hui vieilli, tant il est exemplaire de son style : invention visuelle permanente, décors baroques, humour enfantin, présence d'Eric Idle, et surtout toute cette thématique sur le refuge dans le rêve, la croyance en la fable, osant faire la confrontation entre les aventures passées du Baron et le vieillard pathétique qu'il est devenu. Ici, le mensonge se veut plus beau que la vérité. Le premier acte nous raconte toute l'histoire du film en mode théâtre, révélant les coulisses, avant de progressivement faire disparaître la réalité de ces dernières et de nous faire plonger dans toutes les dimensions de l'illusion, comme le fit aussi brillamment à sa façon le Frank Cassenti de L'Affiche rouge, et le Greenaway de The Baby of Macon.


Alors certes, le rythme peut paraître un peu hésitant, les interprètes parfois en roue libre, et on n'échappe pas toujours à l'effet du film à sketches, forcément inégaux. Gilliam n'est pas un cinéaste soucieux de rigueur, l'artiste étant plutôt habité par des visions, le goût du conte et des fulgurances improvisées. Il a ici trouvé un matériau idéal et c'est fou de se dire que ce qu'on voit sur l'écran a d'abord été couché sur le papier en se disant que ce serait possible techniquement de le mettre en image. Tourné entre Cinecittà et les studios Pinewood, Munchausen mit à rude épreuve ses participants. Maintenant que j'en connais les conditions de production (il faut voir son hallucinant making of), c'est incroyable de constater à quel point le film se tient malgré tout. Son discours est solide et la folie de chaque scène est un délice pour les sens. Le plus beau, c'est qu'en dehors d'une poignée d'écrans bleus, l'essentiel a été réalisé "in camera" comme on dit (you get what you film) : matte paintings, miniatures, décors prodigieux de Dante Ferreti, animatronics.

La cohérence de l'ensemble est régulièrement réaffirmée grâce au personnage de Sally, formidablement incarnée par Sarah Polley, qui s'acharne à remettre le Baron sur les rails de sa quête, et dont on peu considérer que c'est son regard d'enfant qui nous est donné à partager, interprétant pour nous le récit du narrateur, sans filtre, avec la foi la plus pure accordée aux contes de fées. Je suis juste un peu gêné quand le ton devient un peu trop adulte (les galipettes des époux lunaires, les jurons de Vulcain), jugeant ça un peu déplacé... tout comme la petite Sally en fait. Et bien sûr, le film ne serait rien sans la composition géniale de Sir John Neville

Le propos est d'une richesse et d'une beauté auxquelles je suis toujours aussi sensible, aujourd'hui comme hier. Frère d'âme de Cyrano, Munchausen célèbre la victoire de la création sur la destruction, de l'imagination sur la raison, de la paix sur la guerre, de la vie sur la mort (littéralement), et de l'art sur la vie. C'est un des rares cas de films qui me parle tellement que, parce que je suis aussi conscient de ses imperfections, je ne chercherai pas pour autant à batailler autour de moi pour le faire apprécier, comme si ça me suffisait de le savourer seul. Et puis j'adore le score flamboyant et toutes trompettes dehors de Michael Kamen, notamment sa somptueuse valse qui contient toute l'énergie du film : 


DOSSIER TERRY GILLIAM :

23 mai 2018

Le Cinéma de Terry Gilliam I. 1975-1981

Monty Python and the Holy Grail (Sacré Graal !), coréal. Terry Jones, 1975
En plus d'être un cinéaste à la carrière passionnante, Terry Gilliam incarne également une figure particulièrement importante de mon parcours cinéphilique, pourvoyeur d'un univers visuel sans équivalent et d'une incontestable cohérence. Pas si prolifique, son œuvre supporte vraiment de fréquents visionnages, chaque film donnant l'impression d'un monde aussi riche que fou, telle une boîte à malice qui recèlerait sans cesse de nouveaux trésors. J'adore les animations en papier découpé de ses débuts, concoctées pour les intermèdes du Flying circus, et je savoure chacune de ses rares apparitions au sein du combo british, souvent muettes (rien que sa façon de manger une banane dans le Live at the Hollywood Bowl me réjouit).

Même s'il en cosigne la réalisation avec Terry Jones, il m'est néanmoins difficile de considérer Monty Python and the Holy Grail — premier vrai long-métrage du groupe — au sein de l'œuvre de Gilliam. Suite de sketches anthologiques, le résultat à l'écran doit avant tout au travail collectif des Python, dont il reste pour moi le sommet. Par l'écriture comme par l'interprétation, chaque membre y a mis du sien, et on ne peut véritablement en mettre un en vedette plus qu'un autre. Et pourtant, cet univers médiéval fait de sorcellerie, de récits légendaires et d'actes chevaleresques est loin d'être étranger à Gilliam.




Jabberwocky, 1976
Film pas encore tout à fait maîtrisé (quelques longueurs), qui exprime cependant déjà un style et une voix. Récit picaresque placé sous le signe de Lewis Carroll, Jabberwocky propose une vision du Moyen-âge encore esthétiquement assez proche de Holy Grail, achevé quelques mois plus tôt. On peut raisonnablement supposer que Gilliam a récupéré costumes et accessoires du précédent tournage, tout en demandant à Michael Palin de faire des heures sup. L'acteur, excellent, semble s'être impliqué à fond dans un rôle physiquement exigeant.

Même si l'humour y a sa place — le film est souvent très drôle — on sent que Gilliam croit à son histoire, et qu'il cherche à se démarquer de la veine ouvertement irrévérencieuse des Python. Le manque de moyens ne semble avoir en rien confiné son imagination. Adoptant une structure de conte de fée, le film est étonnamment riche en péripéties. Chevalerie, héros, rêves, tout est déjà là. Jabberwocky porte pleinement la signature de Gilliam, avec son univers branque et poétique, sa fascination pour le Moyen-âge et son imagerie fantastique teintée de cauchemar, son goût pour les décors baroques, les situations absurdes, et les monstres. Pour toutes ces raisons, pour la personnalité qu'il exprime, c'est de mon point de vue un film très attachant, que j'apprécie davantage à chaque nouvelle vision.




Time Bandits (Bandits, bandits), 1981
Déçu à la première vision, emballé à la seconde. Bénéficiant d'un budget relativement plus important, mais néanmoins dérisoire au vu de ses ambitions, Time bandits n'échappe pas à l'impression d'une succession de sketches avec son défilé de vedettes-trois-petits-tours-et-puis-s'en-vont (Sean ConneryIan HolmShelley Duvall). Et là encore, tant pis pour le manque de moyens, visuellement Gilliam ne s'interdit aucun bricolage d'effets (matte paintings, incrustations, maquettes). Coécrit avec Palin, le film présente un peu le même aspect foutraque que Jabberwocky, mais demeure plus qu'agréable à suivre parce que constamment surprenant.

Voyage à travers le temps et ses mythes, revisitation par l'absurde de l'Histoire, contrepied des ennuyeux récits scolaires, Time bandits c'est pour Gilliam l'occasion d'un grand fourre-tout où il peut compiler tout ce qu'il aime, donner libre cours à sa liberté d'invention. C'est le film d'un grand enfant, plutôt catégorie cancre, qui refuse de raconter des histoires sérieuses, préférant au monde réel le refuge dans l'aventure et le rêve. Une invitation à croire à l'impossible, une ode à la rêverie, au pouvoir de la fiction et du conte qui résonne pleinement avec les quêtes d'un Münchhausen et d'un Quichotte, et anticipe également par bien des aspects sur le monde féérique de The Princess bride, réalisé six ans plus tard. 


DOSSIER TERRY GILLIAM :