21 octobre 2018

Le Cinéma de Dario Argento I. 1971-1977

Il Gatto a nove code (Le Chat à neuf queues), 1971
S'inscrivant dans la filiation d'un Mario Bava, et prolongeant son esthétique postmoderne, la filmographie de Dario Argento a ceci de particulier que bien que j'aie pleinement conscience du caractère aberrant et improbable de ses scénarios, je n'ai pas pour autant envie d'être trop sévère avec lui, suis capable de passer outre ses facilités et de me laisser emporter par sa démonstrativité décomplexée. Chez d'autres réalisateurs, une telle irresponsabilité m'aurait semblé rédhibitoire. Mais chez lui, sans que je puisse l'expliquer ou le défendre, j'adhère.

À quelques exceptions, je crois que je n'ai jamais vraiment aimé ses films dès la première vision, mais ils ont toujours bien vieilli dans mon souvenir et je reconnais leurs qualités sans pour autant pouvoir les vanter auprès des sceptiques. Ce Chat à 9 queues me fait ainsi alterner entre la jubilation d'une idée de mise en scène, et la quasi-consternation des ressorts de l'intrigue. L'écran devient la toile vierge ouverte aux expérimentations les plus folles, en symbiose avec la musique décalée (mais sublime) d'Ennio Morricone. C'est une liberté qui n'a pas de prix, et une écriture qui m'apparaît sans véritable héritier.




Profondo rosso (Les Frissons de l'angoisse), 1975
Après avoir bouclé sa trilogie animalère (Oiseau, Chat et Mouche), Argento a épuisé les possibilités du giallo et bascule désormais dans son propre univers. Empruntant le David Hemmings du Blow up d'Antonioni — contraint ici aussi de jouer les enquêteurs malgré lui — Profondo rosso reste un des films les plus éblouissants du réalisateur. Une des illustrations les plus convaincantes de la camera prima donna. Le spectateur est invité à se laisser complètement subjuguer et distraire par la capacité d'évocation de la mise en scène et de ses effets (montage, son). Et ainsi ne surtout pas interroger la crédibilité d'un scénario en forme de murder mystery.

Le giallo est ainsi essoré pour être élevé au rang d'œuvre d'art. Les références picturales sont comme souvent chez Argento très présentes, le récit se déroulant dans une Florence marquée par son riche passé culturel. Le film signe aussi l'arrivée du groupe Goblin avec son détonnant mélange de mélodies sournoises et d'énergie rock qui va pleinement participer à l’esthétique singulière du cinéaste.




Suspiria, 1977
J'ai déjà du mal à imaginer le choc que put représenter pour les spectateurs de l'époque l'arrivée sur les écrans de Profondo rosso. Pour Suspiria, ce dut être encore plus extraordinaire. À cette date, le cinéma fantastique connaît en effet un nouvel âge d'or, avec de multiples approches qui renouvellent le genre de façon spectaculaire tout en rencontrant un vrai succès populaire (The Exorcist, CarrieHalloween, Amityville). Argento se sent alors autorisé à livrer sa propre vision de l'horreur. Il quitte les rivages inhospitaliers mais néanmoins familiers de l'univers urbain de ses précédents films et emmène son spectateur dans un univers de conte de fée. Le voyage aura cette fois pour héroïne une quasi-orpheline que le destin a choisi pour jouer non pas la victime mais le bourreau.

Avec une exubérance éprouvante, le film déroule de la première à la dernière image une réelle atmosphère de cauchemar, littéralement palpable, qui fascine et hante pour longtemps. On en sort sans vraiment être sûr de savoir ce qu'on devrait en penser, mais l'essentiel est d'avoir ressenti  avec un délice presque coupable cette inquiétante étrangeté. Suspiria fonctionne sur une succession de tableaux excessifs, comme autant d'explosions de couleurs, et en appellent aux sens du spectateur (la vue, le toucher, et le son en premier lieu). Visuellement, la photographie en Technicolor de Luciano Tovoli associée à la violence extrêmement graphique des mutilations et des mises à mort, compose un véritable poème, baroque et inoubliable.


DOSSIER DARIO ARGENTO :

19 octobre 2018

Le Cinéma musical de Brian De Palma VII : Mission to Mars, 2000

Mission to Mars, 2000
Encore un titre avec « Mission » dedans, pour un film de commande que De Palma parvient tant bien que mal à s'approprier, glissant quelques-unes des figures de style qui lui sont chères. Avec pas moins de 4 scénaristes crédités, la production fut cependant laborieuse, expédiée sur la fin par le studio malgré la grosse exigence en terme d'effets spéciaux à finaliser. Présenté hors compétition à Cannes, Mission to Mars sort sur les écrans sans grand soulèvement d'enthousiasme, alors que voir De Palma s'atteler à un genre inédit pour lui avait de quoi exciter les curiosités.

Lors de ma découverte en salle, j'avais été emballé par le plan séquence d'ouverture (qui démarre d'emblée sur une image-leurre), impressionné par la spectaculaire scène du vortex, et je me régalais de la beauté des images et la fluidité d'une caméra en apesanteur. En d'autres termes, il y a bien un réalisateur à la barre, et le film bénéficie tout du long d'une excellente tenue visuelleAvec un vrai souci de crédibilité, la direction artistique s'est appuyée sur les dernières recherches de la NASA en matière d'exploration martienne, plus que jamais d'actualité depuis la mission Pathfinder de 1996. Malgré le rush de la post-production, les effets visuels sont magnifiques et toujours remarquablement intégrés à la mise en scène, avec le même type de rendu qu'on retrouvera dans Space cowboys sorti la même année. Toutes les séquences de suspense dans l'espace sont d'une tension remarquable, et l'histoire d'amitié entre les différents astronautes est rendu de façon à la fois pudique et convaincante. J'aime l'intégralité du casting, y compris les seconds rôles, avec le sympathique Jerry O'Connell et le toujours impeccable Don CheadleMon enthousiasme commençait cependant un peu à retomber à partir du moment où la seconde mission posait enfin le pied sur la planète rouge. Je ne me focalisais plus que sur l'intrigue elle-même, au détriment de ce qui animait les personnages, le suspense du sauvetage reposant alors sur des ressorts déjà plus conventionnels. 

Par la suite, lorsque j'évoquais le film, je le considérais donc comme à moitié réussi. S'il me fascine désormais, et même me bouleverse, c'est parce que j'ai fini par saisir son véritable propos. Par son esthétique qui renvoie clairement au 2001 de Kubrick, le film prétendrait s'inscrire dans la veine philosophique de la science-fiction. Le voyage spatial se transforme certes en quête des origines de l'humanité, même si la réponse est apportée par une peu heureuse projection de planétarium. Mais c'est une fausse piste, l'essentiel n'est pas vraiment là. La clé du film invite en effet à redescendre à hauteur d'homme, s'adressant au cœur bien plus qu'au cerveau. 



Tout est déjà contenu dans ce raccord qui nous montre la toute première vue sur Mars, passant de l'empreinte tracée par Gary Sinise dans le bac à sable à une vue en plongée sur le robot progressant dans l'étendue martienne. Cet enchaînement conclue la scène où Sinise se confie à son ami autour de l'aire de jeu. S'appuyant littéralement sur le terreau de l'enfance, le véritable cœur du film, c'est le parcours de ce personnage, accomplissant une vocation remontant à loin. L'appel des étoiles a donné un sens à sa vie, et occasion va lui être donnée de se reconnecter à ce passé perduUne fois cette dimension repérée et intégrée, le film peut alors apparaître dans toute ses beautés, et le revoir sous cet angle l'enrichit grandement, révélant le soin avec lequel le scénario a été écrit et construitLe propos peut paraître naïf : de l'aventure humaine, on revient à un destin individuel, et c'est sans doute ce qui a déçu la public et la critique, qui espérait un message d'une plus large ampleur. Cette capacité à s'émerveiller, encore et toujours, à grandir sans tourner le dos aux rêves et aux désirs de l'enfance, sont pour moi des thèmes précieux, qui me touchent beaucoup.

Et quel bonheur de voir Morricone remettre sa baguette au service de De Palma, après la franche réussite que fut leur collaboration sur Les Incorruptibles et Outrages. Le climax avec le montage de souvenirs de Sinise, porté par la musique véritablement splendide du compositeur atteint de nouveaux sommets d'émotion. C'est une partition symphonique qui n'est classique qu'en apparence, avec de discrets ajouts d'instruments électriques et électroniques, distillant une mélancolie qui fait de ce Mission to Mars un film sensible et humble, loin des blockbusters à effets spéciaux qui ne visent qu'à un divertissement décérébré et aussitôt oublié. Pour moi, Mission to Mars est bien plus qu'un De Palma mineur (à l'aune de ce qui a suivi, c'est même son dernier vrai bon film). Il a une âme, une sensibilité — un cœur. Après il ne s'agit pas de convaincre qui que ce soit, et j'ai appris à me sentir un peu seul lorsqu'il s'agit de défendre ce film. Il mérite néanmoins une reconnaissance, et j'espère vraiment que ceux qui sont passé à côté finiront par le revoir cette fois avec la bonne clé, trouveront la bonne porte pour accéder à son mystère :



5 octobre 2018

Fictions françaises

Régis Jauffret, Fragments de la vie des gens, 2000
Jauffret y propose une suite de courts chapitres, comme autant de petits romans-variations d'une noirceur terrifiante sur — en gros — la vie de couple, l'insatisfaction existentielle de personnages coincés dans un environnement urbain sans empathie, et qui n'ont pour seules options que la défenestration ou le meurtre gratuit. Jamais de prénoms, c'est toujours "Elle" ou "Il". C'est impeccablement écrit, dans un style clinique que Jauffret semble parfaitement maîtriser, au risque de relever de la recette. C'est tellement vrai que c'est cette même recette, cette capacité à voir la vie comme autant de faits divers, qu'il réemploiera dans Microfictions (mais aussi Univers univers, et encore dans Microfictions 2018), sorte d'équivalent littéraire au cinéma glaçant de Michael Haneke (71 fragments d'une chronologie du hasard).

Le principe de la succession et de l'accumulation fait que chaque petit récit finit par laisser une impression de ressassement. Cette monotonie est certainement voulue, parce qu'elle colle avec son sujet. Sans doute que Jauffret cherche ainsi à assécher l'émotion de son lecteur, à le rendre indifférent au sort de ses héros du désespoir. En ce qui me concerne, ça m'a gavé, et j'ai lâché le bouquin au bout d'une trentaine de nouvelles (il en compte une cinquantaine). J'ai trouvé ça un peu dommage, parce que je reconnais le talent mis en œuvre, et que ça m'a évoqué un autre texte ultra-plombant qui lui m'avait bouleversé il n'y a pas longtemps : Bord de mer, de Véronique Olmi. Mais j'ai trop de trucs à lire pour accepter de m'imposer jusqu'au bout une aussi pénible expérience...




Christophe Dufossé, L'Heure de la sortie, 2002
Un premier roman primé, à l'écriture plus que finement ciselée, jusque dans les dialogues, ce qui finirait presque par nuire à la crédibilité de l'histoire, les personnages parlant en effet presque trop bien. Mais rien n'est pourtant gratuit, et ce qui est passionnant ici c'est que Dufossé ne se cantonne pas au simple déroulement de son intrigue, pourtant suffisamment riche en soi, dérangeante, se réclamant de plusieurs genres tout en en défiant les codes.

En effet, c'est avant tout la personnalité d'un narrateur aux sentiments momifiés qui fascine ici, observateur impitoyable de la médiocrité humaine qui l'entoure, au-dessus de laquelle surnage cette classe de préadolescents au comportement décalé, comme hors de leur corps. L'auteur compose ainsi de la première à la dernière ligne une atmosphère franchement étouffante, donnant le pressentiment d'une horreur sourde. La lecture en devient si ce n'est désagréable, en tous cas plus que perturbante, et j'ai plus d'une fois été écœuré. C'est donc très bien, mais il faut aimer le malsain. Curieux d'en découvrir l'adaptation ciné qu'en a tiré Sébastien Marnier.




Jean-Philippe Blondel, Accès direct à la plage, 2003
Premier récit publié par Blondel. Construit sur un enchaînement de subjectivités, ce très court bouquin nous invite à partager les pensées d'un groupe de personnages, saisis sur quatre décennies et plusieurs générations lors de leurs vacances estivales en bord de mer. J'avoue qu'au départ, j'étais peu convaincu par le procédé que je trouvais  facile, genre j'ai trouvé un thème sympa (le contexte des vacances), et je l'aborde sous autant d'angles que j'invente de personnalités. Et après ? Après, progressivement, une vraie toile se compose sous nos yeux. Ces personnages se révèlent ainsi tous liés les uns aux autres, parfois sans le savoir et c'est vraiment là que ça devient bon.

Alors on est content de disposer de plusieurs doigts pour marquer certaines pages, faire des allers-retours avec la table des matières qui liste les dates et les noms, pour bien repérer qui est qui, qui était où, faisait quoi, a croisé qui, quand, etc. Blondel brasse peut-être un peu trop de sujets, mais au final ces destins croisés ont quelque chose d'assez touchant, avec ce sentiment d'existences parfois gâchées mais pas irrémédiablement, que les hasards de la vie permettront peut-être encore de rattraper. Et moi qui suis fasciné par la question du destin et des coïncidences, ça m'a finalement bien parlé. Blondel se révèle fin observateur et juste dans la caractérisation de ces personnages d'âges, de sexes, de classes et d'origines différents, avec un langage qui évolue un peu avec le temps mais qui reste toujours très posé, entre journal intime et monologue intérieur. Pas mal du tout.

3 octobre 2018

Le Cinéma musical de Brian De Palma VI. 1996-1998

Mission : impossible, 1996
De Palma avait en quelque sorte ouvert le ban dès 1987 avec son époustouflante transposition des Incorruptibles. Mais c'est surtout en ce milieu des années 90 qu'Hollywood se met à intensément exploiter le filon des séries TV, pour le meilleur (Le Fugitif, Maverick, Charlie's angels), comme pour le pire (Chapeau melon et bottes de cuir, Le SaintWild Wild West). Blockbuster calibré, ce Mission : impossible a beau relever de l'œuvre de commande, ce qu'en fait De Palma est passionnant et intelligent. Cosigné par les talentueux David Koepp et Steve Zaillian — appelé en renfort Robert Towne n'aurait pas vu grand chose de son travail retenu — le scénario trouve le moyen de parfaitement correspondre aux obsessions creusées de film en film par le cinéaste. On se demande soudainement pourquoi il n'a pas fait davantage de films d'espionnage, le genre étant propice aux ambiances de paranoïa et de manipulation par le pouvoir des images.

Après une magistrale ouverture qui pose d'emblée la question du masque et du simulacre, De Palma nous offre une première mission pensée pour mettre à mal le concept-même de la série, fondée sur le travail d'équipe. On assiste stupéfait à un cruel jeu de massacre, où les personnages sont brutalement réduits à n'être que des pions. Le film n'est par la suite qu'un enchaînement de morceaux de bravoure, chaque scène offrant un dispositif à suspense différent. Énorme choc au moment de sa découverte, par ses excès, le climax à bord de l'Eurostar reste pour moi une des plus grandes scènes d'action du cinéma américain de cette décennie.

Le film fit un triomphe. Sans le savoir, De Palma démarrait là une franchise ambitieuse, exigeante, qui allait devenir une référence dans son domaine, carte de visite du nouveau Tom Cruise producteur comblé ET maître cascadeur. La bande originale est confiée à Danny Elfman, qui relève haut la main le défi dans le registre du suspense hitchcockien. C'est cependant ce morceau au tempo bien mesuré que j'apprécie particulièrement :






Snake eyes, 1998
Après L'Impasse et Mission : impossible, De Palma prolonge sa collaboration avec David Koepp. On n'est cependant plus sur le même niveau d'ambition. Le scénario moins profond se veut plus ludique, prétexte à un véritable exercice de style où le réalisateur fait preuve d'une éblouissante maîtrise technique. Nouvelle variation sur le voyeurisme et l'image-mensonge, avec la tension apportée par une intrigue en temps réel et l'imminence d'une catastrophe climatique.

La trahison ne sera cependant pas seulement celle des images, et le film réussit presque à émouvoir lors du face à face final où surgit toute la dimension tragique et pathétique du personnage interprété avec fièvre par Nic Cage, flic ouvertement ripou et exploité précisément pour ses faiblesses. Comme le prouve ici l'écriture de son nom sur l'affiche aussi gros que le titre, c'était encore la période de gloire de l'acteur tout juste oscarisé, tête d'affiche de blockbusters et de films de catégorie A, demandé par les plus grands (Schroeder, Scorsese, Woo, Scott, Jonze). Pour la bande originale, De Palma se montre une nouvelle fois aussi exigeant qu'avisé, et fait appel à Ryuichi Sakamoto. Le compositeur semble ici puiser à la même source qui lui inspira ses somptueux scores pour Bertolucci, et signe pour ce film noir un thème romantique et lyrique qui apporte une profondeur au film que l'on n'attendait pas, contribuant à l'élever au-dessus de la simple et superficielle course poursuite :



DOSSIER BRIAN DE PALMA :

1 octobre 2018

Game of thrones, 2011-2018


Game of thrones, 2011-2018
Créée par Daniel B. Weiss et David Benioff 
7 saisons de 67 épisodes
Avec : Peter Dinklage, Emilia Clarke, Lena Headey, Kit Harington, Nikolaj Coster-Waldau, Stephen Dillane, Jack Gleeson...


À force d'excellence, les séries U.S. ont fini par rendre blasés les spectateurs les plus exigeants. Personnellement, je n'en reviens toujours pas qu'on puisse produire quelque chose d'aussi ambitieux à la télévision. Dès le pilote s'impose un spectacle époustouflant et visuellement splendide, à l'image de son fascinant générique. On est dans la filiation de ces productions de prestige HBO qui ne lésinent pas à la dépense, comme Rome ou Boardwalk empire. Les moyens semblent démesurés, rien ne respire l'économie, de même que la violence et le sexe ne jouent pas les timorés. Les extérieurs naturels se voient complétés par un usage spectaculaire des peintures numériques afin de rendre absolument crédible cet univers. L'intrigue est solide et ne craint pas la noirceur. On est totalement emporté par la dimension tragique du récit qui fait vraiment honneur à la richesse déployée par George R. R. Martin dans son grand-œuvre littéraire. et ce jusque dans les savoureux jeux d'esprit des scènes dialoguées.

Non seulement il y a foule de personnages, mais de plus ceux-ci sont très justement caractérisés et incarnés, la plupart des comédiens trouvant ici le rôle de leur vie, quand bien même on aurait déjà pu les croiser ailleurs (Lena Headey, Peter Dinklage, Liam Cunningham). La trame narrative ayant tendance à se déployer en une vertigineuse arborescence, on aboutit inévitablement à un dispositif pesant, où l'on passe d'un fil à l'autre, perdant de vue certains personnages pendant plusieurs épisodes, avec parfois la fausse impression de ne pas progresser et le perturbant sentiment que les saisons se déroulent finalement sur une poignée de jours, alors que ça voyage en tous sens. Mais je ne vois pas comment ça aurait été goupillable autrement, à moins de drastiquement réduire les ambitions du scénario.


À force de faire crever les héros, de les faire revenir, de trahir les alliances, et donc de redistribuer sans cesse les cartes du jeu, la lassitude du spectateur peut cependant raisonnablement pointer. Les moyens sont toujours là, usés avec intelligence pour faire pleinement exister à nos yeux ce monde, ces paysages et ces murs. Mais parvenu à la saison 6, j'en venais à penser que le récit risquait d'être interminable, et ne savais finalement même plus ce que je devais espérer comme résolution au sac de nœuds de l'intrigue. Ça a été particulièrement flagrant quand Daenerys s'est retrouvée à rejouer exactement la même scène de sortie du bûcher que dans la première saison. De même Ramsay réendossant le rôle du seigneur sadique abandonné par Joffrey. Ces allures de remake qu'a parfois la sixième saison n'étaient pas de bons présages. Les dialogues se font moins enlevés, les répliques moins piquantes, alors que la qualité d'écriture était clairement un des points forts du show. Et puis, je n'ai pas bien saisi le fonctionnement et les buts du Dieu multifaces, assistant aux enseignements d'Arya sans beaucoup d'intérêt, même si ça donne lieu à de jolis moments. Enfin, le parcours de Bran, qui ne m'avait pas trop manqué jusque là, se poursuit laborieusement, même s'il aura au moins le mérite de nous offrir les très émouvantes origines d'Hodor.

Progressivement cependant, les scénaristes parviennent à rassembler leurs pions, obtenant par conséquent une narration plus ramassée, là où auparavant on subissait des enchaînements peu harmonieux de micro-séquences, qui s'efforçaient de montrer les avancées parallèles de chaque micro-groupe de personnages. Et l'on achève cette saison en ayant l'impression inespérée de n'avoir jamais été aussi près du happy end. Évidemment, tout est relatif, mais la noirceur de la série ayant toujours été poussée à fond selon la logique du pire, j'avais perdu tout espoir de saisir un jour la moindre lueur dans cet océan d'horreurs. C'est quand même ici chose faite, et même si rien n'est encore joué, j'acceptais de me contenter de ces miettes.


Je ne vais pas retarir d'éloge sur le morceau de bravoure de l'épisode 9. Je guettais l'apparition de Neil Marshall au générique, responsable des gros épisodes de bataille sur les saisons précédentes, et s'il n'a pas rempilé, son successeur Miguel Sapochnik s'en tire formidablement bien. Encore une fois, sans tomber dans la gratuité ou l'épate, on a une scène aussi efficace qu'impressionnante. Et puis mention spéciale à la musique de Ramin Djawadi, dont les orchestrations s'étoffent pas mal ici, enrichissant remarquablement tout le mystérieux montage parallèle du début de l'épisode 10.


Après une fin de saison 6 qui épurait pas mal les enjeux, rassemblant assez radicalement des personnages jusqu'ici éparpillés et confortant certaines alliances, je me disais que ça allait vite être plié pour la suite. C'était sans compter sur le sadisme des auteurs toujours prompts à déjouer les attentes. Je n'ai pas vu venir ces coups de théâtre, ces plans machiavéliques concoctés dans le dos du spectateur par les uns et les autres, et qui font vraiment toute la saveur et les délices du feuilleton.

L'autre aspect toujours aussi enthousiasmant, et pour lequel je m'en voudrais de paraître blasé, c'est la dimension spectaculaire et épique jamais prise en défaut. Depuis l'assaut des Sauvageons sur Châteaunoir, chaque saison va proposer une séquence de bataille capable de damer le pion aux meilleures superproductions hollywoodiennes. Leur réussite tient au fait que les réalisateurs s'arrangent toujours pour y mettre une idée intéressante, qu'il s'agisse de trouvailles visuelles qui vont en renforcer l'intensité, ou par les stratégies mises en œuvres, destinées à nourrir le suspense et toujours rendues lisibles à l'écran. Et c'est peu de dire que je vais longtemps garder en têtes ces images splendides de guerriers perdus dans un paysage de braises.



Passé ce coup d'éclat, ça se tasse un peu. Profitant de la relative réduction du casting, les scènes peuvent enfin durer un peu plus longtemps, offrant ainsi aux dialogues la possibilité de simplement développer les relations entre les personnages sans forcément servir exclusivement à faire avancer la narration. D'où peut-être aussi quelques temps morts, des moments moins captivants, voire des tentatives peu convaincantes de fabriquer du faux suspense (la rivalité forcée entre les sœurs Stark qui s'achève de façon un peu incohérente, même si brillante). Et puis un peu d'émotion puisqu'on assiste quand même à des retrouvailles inespérées (mais ça aurait pu/du être plus émouvant encore vu les épreuves subies par chacun).

C'est passionnant, horrible et émouvant. Je suis conquis et ne me gêne pas pour faire trôner cette série parmi les meilleures vues jusqu'ici. Les mots finissent par manquer. Décidément un sommet de la production télévisuelle — et comme cet adjectif paraît petit pour la qualifier.