27 mars 2020

Deux romans de Christopher Priest

The Separation (La Séparation), 2003
Le Britannique Christopher Priest est un auteur que j'attendais depuis longtemps de découvrir, séduit que j'avais été par l'adaptation cinématographique qu'avait fait Christopher Nolan de son roman The Prestige. J'ai choisi La Séparation un peu au pif, sur la foi de ce joli titre et par la promesse d'une intrigue prenant l'Histoire pour point de départ. Manque de bol, j'ai enchaîné dernièrement un peu trop de romans se déroulant pendant la Seconde guerre mondiale, et j'étais un peu blasé par la représentation du conflit et de l'époque. Priest y déroule en soi un récit plutôt réaliste et documenté, en particulier sur le fonctionnement des équipages de la RAF et la vie au temps du Blitz. Toute la saveur particulière qui lui vaut malgré tout d'être édité dans une collection SF étant le presque imperceptible glissement qu'il opère pour basculer dans le registre de l'uchronie, un concept que j'ai toujours bien apprécié, idéalement illustré par Philip K. Dick.

Je reste à l'arrivée avec l'impression d'avoir été un peu blousé, puisque Priest refuse in fine d'aboutir à un puzzle cohérent et complet, choisissant d'abandonner son lecteur dans une forme d'indécision et d'obscurité qui a le mérite de bousculer mais m'a fait également me demander si cela ne relevait pas de la facilité. Bref, lecture plaisante, roman souvent fascinant par sa façon d'inscrire sa petite histoire dans la grande, mais pas non plus le grand rendez-vous espéré. Du problème des trop grosses attentes.




The Adjacent (L'Adjacent), 2013
C'est pas mauvais, mais je lui ferai un peu le même reproche que j'avais fait à La SéparationPlus proche d'Ubik que du Maître du haut château, jouant sur les réalités parallèles et l'uchronie, Priest laisse espérer qu'au final tout finira par avoir un sens, et les pièces du puzzle de s'assembler. C'est clairement ce qui motivait ma lecture, l'espoir de voir surgir une cohérence. Sauf que rien n'est finalement résolu, et même si chaque épisode est en soi fascinant, ça donne à l'arrivée l'impression d'un exercice purement gratuit, comme s'il s'agissait juste de s'amuser à créer des échos d'un récit à l'autre, aussi bien entre les faits qu'entre les personnages. D'un espace à l'autre, des guerres se superposent, des personnages se voient confinés, il y est question de guerre, de magie et de mystères non résolus. 

J'imagine que c'était bien là l'ambition de Priest, que de jouer une nouvelle fois à l'illusionniste, mais je me suis davantage senti blousé qu'agréablement séduit. L'univers déployé reste cependant suffisamment captivant pour continuer à habiter le lecteur une fois le livre refermé, et c'est sans doute ce qui ne condamne pas mon envie de revenir à l'occasion vers d'autres romans de cet auteur.

26 mars 2020

Kings of Hong Kong XI. 2013-2015

Detective Dee II : La légende du dragon des mers, Tsui Hark, 2013
Avec Detective Dee, Tsui Hark semble avoir trouvé son nouveau Wong Fei-Hong. Il se plaît donc à prolonger son existence avec cette prequel dans laquelle Andy Lau ne rempile pas puisqu'il s'agit en effet de raconter les années de jeunesse et de formation du héros, incarné par un Mark Chao qui se révèlera tout à fait convaincant même si moins charismatique que son prédécesseur. On apprécie toujours autant le génie de déductions et les talents d'artiste martial du personnage. Son invincibilité est cependant telle qu'on y perd un peu en implication lors des scènes d'action. L'émotion est davantage sollicitée lorsqu'il s'agit de développer sa relation avec ses compagnons.

Cet épisode déroule une nouvelle enquête pas inintéressante, mélangeant complot à la Cour impériale et craignos monster, dans des décors qui semblent encore avoir gagné en opulence. Le spectacle projeté à l'écran est stupéfiant, et même si les chorégraphies de Yuen Bun ne seront pas les plus marquantes de sa carrière, il serait malvenu de jouer les blasés face à leur folle inventivité — jusqu'à une bataille navale qui cherche sans doute à rivaliser avec Pirates des Caraïbes. On pourra regretter le score inconsistant de Kenji Kawai. La franchise sera encore enrichie d'un troisième volet en 2018, La Légende des rois célestes, qui reprend les mêmes ingrédients avec la même jubilation.




The Grandmaster, Wong Kar Wai, 2013
Figure historique devenue légendaire, fierté nationale et contributeur essentiel au renouveau du kung fu, Ip man fut aussi connu pour être un des maîtres de Bruce Lee. À partir de 2008, il retrouve les faveurs du cinéma, notamment via les incarnations de Donnie Yuen. Après son appropriation des codes du wu xia pian sur Ashes of time (1994), Wong Kar Wai applique au film de kung fu son écriture si particulière, imprégnant chaque image d'une forme de langueur mélancoliquePlus qu'un biopic du grand maître, c'est une évocation, faite d'ellipses et de non dits, que le cinéaste élabore méticuleusement, transcendant une histoire relativement classique de rivalité entre écoles et de relations de maître à disciple. Il y est question du sens des traditions et de la nécessaire adaptation aux mouvements de l'Histoire, dans une Chine qui tantôt subit tantôt accompagne les influences extérieures. C'est également une réflexion sur le temps et l'amour, signifiée avec évidence par l'utilisation du thème de Morricone pour Once upon a time in America.

The Grandmaster à l'écran c'est un Tony Leung impeccable, Wong Kar Wai retrouvant son acteur fétiche. Ça m'a tout autant fait plaisir de revoir Zhang Ziyi, comédienne qui eut un début de carrière prodigieux et que je regrettai d'avoir perdue de vue. Le duo est au diapason dans l'émotion comme dans l'action. Les chorégraphies virtuoses de Yuen woo ping sont particulièrement sublimées par la mise en scène, avec la volonté d'aboutir à un spectacle maîtrisé dans ses moindres détails, et un niveau d'exigence qu'on n'avait sans doute plus vu depuis le Crouching tiger hidden dragon d'Ang Lee. La caméra et le montage accompagnent ainsi chaque mouvement des adversaires, des mains aux pieds, enluminant impacts et esquives en une suite d'éblouissants et généreux ballets, qui font vibrer jusqu'aux décors (tous splendides).




La Bataille de la montagne du tigre, Tsui Hark, 2014
Visuellement, Hark offre un spectacle assez grandiose, à mi-chemin entre la rusticité d'un Seven swords et l'opulence des plus beaux Il était une fois en Chine. La bouche des personnages laisse constamment échapper de la vapeur, et n'ayant pas eu l'impression qu'il s'agissait de CGI, j'en conclus que le réal a véritablement embarqué son équipe en haute montagne, et que tout le monde s'est manifestement pelé. À l'écran évidemment ça paye, et j'ai vraiment adoré le rendu de ce village croûlant sous des tonnes de neige. Je me suis quand même étranglé lors du premier quart d'heure avec ces horribles ralentis en mode bullet time, craignant que tout le film cède aux excès de style. Dès qu'il les laisse de côté, et même si ça manque de prouesses acrobatiques, Tsui Hark démontre heureusement sa pleine maîtrise de l'action, et la plupart des scènes d'assaut et de canardage sont plutôt époustouflantes. 

Étalée sur plus de 2 heures, La Bataille de la montagne du tigre n'est cependant pas qu'un gros barnum d'action, contrairement à ce que voudrait laisser croire son affiche française (j'ai guetté pendant tout le film cet avion, et l'ai un peu regretté au vu de la scène qui lui est consacrée...). Il y a cette idée intéressante de suggérer qu'on serait devant un film populaire à l'ancienne, idéalisé par le point de vue contemporain du narrateur, et justifiant ainsi que tout le récit aligne les conventions du cinéma d'aventure : de l'amitié, de la trahison, de l'infiltration, un assaut à ski, des méchants ultra-typés assez marrants, des actes héroïques, un McGuffin. Malheureusement, les séquences au présent sont honteusement traitées par dessus la jambe, présence juste syndicale où le cinéaste échoue lamentablement à susciter le moindre sentiment de nostalgie. Pour ce qui est de susciter le sentiment de camaraderie, les personnages sont bien trop réduits à l'état de silhouettes, malgré le côté sept samouraïs / mercenaires qui réussit quand même à en distinguer quelques-uns. Et je me suis quand même demandé s'il fallait tiquer face à la peinture de cette armée nationaliste à la cohésion sans faille, chaque soldat dévoué jusqu'au sacrifice. Tsui Hark ne connaît pas la demi-mesure et c'est souvent ce qui fait la valeur de son cinéma. Sauf lorsqu'ici cela se traduit par un film qui n'en finit plus de finir, se prolongeant carrément par l'inclusion d'une fin alternative balancée n'importe comment, alors que le générique a déjà été entamé mais au milieu de l'épilogue. Ce que j'ai pris comme un désolant manque de considération du spectateur.





Office, Johnnie To, 2015
Le genre de la comédie musicale semble être un rêve régulièrement caressé par un paquet de cinéastes, (Scorsese, AllenMoretti), tous ne passant cependant pas toujours à l'acte. Fasciné comme John Woo autant par le cinéma de Melville que par celui de Jacques Demy, Johnnie To aura lui l'occasion d'y plonger avec cet étonnant long-métrage. Fable grinçante sur l'arrivisme, le capitalisme et la pression du travail en entreprise, dans un Hong Kong définitivement absorbé par la volonté de croissance économique chinoise, Office fait défiler une conséquente galerie de personnages, que le cinéaste s'efforce de traiter sur un même pied d'égalité. Ce souci d'équilibre, s'il est louable, a cependant pour conséquence que le film manque d'un véritable point d'ancrage. Heureusement, l'interprétation est globalement excellente, avec des personnages qui, à quelques exceptions près, évitent la caricature, au premier rang desquels un Chow Yun Fat en patron faussement doucereux, qu'il est amusant de retrouver ici en figure vénérable, définitivement rangé des flingues.

La comédie musicale est un genre qui me plaît parce qu'elle suscite frisson et délectation. On appréciera ici des cadres et une photographie ultra classieux, ainsi que l'aisance de la mise en scène. Cherchant sans doute à assumer le caractère artificiel d'un genre où les personnages sont soudainement invités à pousser la chansonnette, le réalisateur opte pour un étonnant décor tout en transparence et lignes, évoquant un peu la scénographie de Lars von Trier sur Dogville et ManderlayMais on n'est pas vraiment emporté ni séduit par l'entreprise. On déplorera surtout une partition et des chansons franchement pas mémorables. Le comble étant que To ne s'aventure même pas dans la chorégraphie, alors que c'est précisément là qu'on l'attendait. Et ce qui s'annonçait donc comme une évidence dans sa filmographie, prend finalement la forme d'un rendez-vous manqué.


DOSSIER KINGS OF HONG KONG :

23 mars 2020

Kings of Hong Kong X. 2008-2011

CJ7, Stephen Chow, 2008
Couronnés de succès chez lui comme à l'international, les précédents films de Stephen Chow (Shaolin soccerKung fu hustle) auraient pu laisser penser que le réalisateur allait pour son opus suivant faire preuve d'une ambition sans limite, affranchie de toute contrainte. Or, si ce CJ7 manque de quelque chose c'est bien d'ambition, au point qu'il sera à peine distribué chez nous. Chow s'offre une comédie fantastique gentillette — et j'écris ça avec une condescendance assumée — un film familial rempli de leçons de vie édifiantes. Il ne suffit pas cependant de peindre la relation entre un enfant délaissé et un extraterrestre pour espérer rivaliser avec E.T. L'alien de Chow n'est jamais vraiment incarné, réduit à la dimension d'un pauvre accessoire, échouant à susciter la moindre empathie.

Parce que destiné aux mômes, le film croit bien faire en sombrant dans des ressorts comiques qu'on jugera bien puérils, même s'ils correspondent finalement au registre de la comédie telle qu'elle se goûte à Hong Kong. Alors oui, on rigole quand même de la générosité cartoonesque des gags. Un peu d'humour caca-prout sans lequel on craindrait que Chow se soit totalement aseptisé. La réalisation est plutôt jolie, faite de plans larges et d'un découpage souvent élégant, mais les effets visuels sont dénués de poésie et la musique pauvrement générique. Bref rien qui marque, rien d'attachant.




Vengeance, Johnnie To, 2009
Nous voilà sans doute au sommet de la notoriété de Johnnie To en France. Les dernières productions de Milkyway image sont alors systématiquement distribuées en salle. La Cinémathèque française consacre une retrospective au cinéaste, occasion inespérée d'enrichir la connaissance de sa filmographie. Mais c'est bien la participation de Johnny Hallyday à Vengeance, sélectionné qui plus est à Cannes, qui lui offrira la plus grosse caisse de résonance, au-delà des seuls cercles cinéphiles. Malheureusement, passés la curiosité et l'argument publicitaire, ce choix de casting est bel et bien ce qui va plomber le film. Nommé Costello (hommage évident au Samouraï de Melville), le personnage de Johnny est en effet constamment vidé de son intérêt par le jeu inexpressif du comédien, incapable de susciter émotion, grâce ou force tranquille.

Il faut dire que To ne fait pas beaucoup d'effort pour asseoir son film. On assiste quand même au massacre d'une famille, enfants compris, et le réalisateur échoue à provoquer le moindre frémissement, la moindre empathie, pour appuyer le désir de vengeance du père, se rendant au chevet de sa fille agonisante (Sylvie Testud) comme s'il allait au bureau de poste. De même il y avait une belle idée à faire du protagoniste un homme menacé par l'amnésie, mais ça arrive un peu tard et sans donner lieu à des situations convaincantes (la reconnaissance des visages sous la pluie via les polaroïds). L'épilogue est dramatiquement plus réussi, avec l'abandon du héros au milieu d'enfants, heureux alors qu'il a certainement oublié le chemin qui l'a mené ici. Heureusement, le scénario trouve vite sa ligne directrice avec l'arrivée d'un trio de tueurs à gage, figure locale à laquelle s'accorde mieux le talent du réalisateur, à son meilleur lorsqu'il s'agit d'observer les dynamiques de groupe. Le goût pour le ballet et l'abstraction de To peut alors librement s'exprimer, le film dénudant au maximum son intrigue et ses dialogues. Les idées géniales de mise en scène se succèdent. L'ensemble manque donc d'équilibre, mais contient suffisamment de moments forts pour ne pas se voir boudé.




Detective Dee et le mystère de la flamme fantôme, Tsui Hark, 2010
Un récit qui ressuscite la saveur du feuilleton d'aventure, avec complot impérial, romance déjouant les obstacles, et personnages à démasquer d'autant plus doubles que même les catégorisés gentils peuvent basculer en méchants et inversement. Au centre rayonne un héros déchu : personnage charismatique précédé d'un passé prestigieux, Dee (Andy Lau) est une sorte de Sherlock Holmes virtuose aussi bien dans l'élucidation d'énigme que dans l'action. La bonne idée étant qu'il ne combat pas, mais évite les pièges, conservant la pleine maîtrise de son corps et de son esprit malgré les épreuves et les privations. Il est secondé ici par une galerie de personnages que le cinéaste réussit à rendre attachants, conservant en particulier son attachement aux figures féminines fortes. 

Pas de prétention mélodramatique cependant. Tsui Hark a à cœur de privilégier ici la notion de divertissement. Visuellement, le spectacle est ultra généreux, blindé d'effets visuels où l'on ne distingue plus le réel du virtuel, offrant des décors époustouflants d'inventivité (l'intérieur du bouddha géant, le marché fantôme). Les chorégraphies de Sammo Hung s'affranchissent de tout réalisme, et la caméra accompagne au plus près le ballet des corps. On ne peut cependant s'empêcher, et tous les films suivants du réalisateur ne feront que renforcer ce sentiment, de constater une forme de régression de la part de celui qui fut un des empereurs de l'industrie cinématographique de son pays. Time and tide restera comme une brèche laissée sans descendance, le cinéaste assume désormais sa mue de pur entertainer, avec des grosses productions qui ont perdu la rage et l'énergie folle d'hier.




Flying swords of dragon gate (La Légende des sabres volants), Tsui Hark et Jacob Leung, 2011
Hark ne cesse dès lors plus de tourner, enchaînant les superproductions en stéréoscopie. Réinvestissant une énième fois l'auberge du dragon popularisée par King Hu, ce Dragon gate célèbre aussi les retrouvailles du cinéaste avec Jet Li, volonté de ressusciter la gloire passée des Once upon a time in China. Avec une vraie boulimie, le réalisateur injecte dans son scénario ce qui pourrait donner lieu à 5 ou 6 films, chaque groupe de personnage ayant des objectifs différents, au risque qu'on ne saisisse pas exactement les motivations de tous. On y suit le regroupement d'un collectif disparate mais caractérisé avec efficacité, bandits, chevaliers, guerriers, héros justiciers, tous farouches mais avec leur propre code d'honneur, face à un pouvoir complotiste déterminé à exterminer toute rébellion. Et les femmes au même rang que les hommes. Curieusement, Jet Li n'est d'ailleurs pas placé au centre de l'intrigue. Malgré des trous narratifs, le couple qu'il forme avec la femme guerrière dégage une mélancolie qui rend ces amants magnifiques, animés d'un amour prêt au sacrifice.

Chorégraphies somptueuses et démesurées, faisant la part belle aux armes blanches en tous genre, signées cette fois Yuen Bun. Ce qui se traduira à l'écran par un festival de cascades mêlant câbles et assistance numérique. Résultat pas toujours de très bon goût, mais je comprends les intentions du cinéaste qui souhaite basiquement exploiter tous les outils à sa disposition pour porter ses visions à l'écran, sans limiter sa capacité d'imagination. Lorsqu'on découvre qu'un cyclone menace, on devine que Hark ne se privera pas d'y plonger bientôt ses affrontements et composer de nouvelles folles images.




DOSSIER KINGS OF HONG KONG :

21 mars 2020

Histoire permanente du cinéma américain, 2007-2012

Death proof (Boulevard de la mort), Quentin Tarantino, 2007
Maître d'œuvre d'un film hors-normes, Tarantino manipule le spectateur avec un brio qui laisse pantois. On dit souvent de ses films qu'ils transpirent son amour du cinéma, celui-ci n'y fait évidemment pas exception, et c'est un vrai bonheur d'y retrouver cette sincérité à la fois intacte et efficiente. Au-delà des références (citations visuelles et sonores, répliques, codes) et du travail formel (le titre VF qui s'incruste sur le plan d'ouverture, ces sauts de pellicule comme un équivalent visuel du concept de mix), je me suis complètement laissé emballer par le jeu de fausses pistes, par une imprévisibilité que j'ai été content de goûter d'autant mieux que je m'étais tenu à l'écart de toute info. Crudité / vérité des dialogues, sérénité du regard, atmosphère envoûtante, talent des actrices. Je savourais l'audace d'une telle dilatation du temps creux.

Le surgissement de la violence acquiert alors une force incroyable, quand bien même certains dans la salle l'évacuent par un rire jaune. Je n'y ai vu pour ma part nulle volonté comique, juste une mise en image du visage grotesque que la mort peut parfois arborer, idée finalement bien perturbante. En redémarrant presque son film à zéro (point limite), le réalisateur prenait le risque d'émousser l'intérêt. Il n'en est rien au contraire, puisqu'ayant été préalablement témoin choqué de la folie meurtrière de Stuntman Mike, j'étais prêt à le voir surgir à tout moment pour le pire, alors que dans la première partie, ma méfiance à son sujet s'était bien endormie. Ce qui m'a toujours frappé chez Tarantino — c'est le cas de le dire — c'est sa capacité à montrer des coups qui font vraiment mal et laissent un sale goût en bouche. Tant par ses cadrages, son montage et par l'utilisation de la bande sonore, il crée une tension qui dérange. Le plan d'ouverture de Kill Bill sur le visage tuméfié de Uma Thurman en gros plan prenait pareillement le spectateur à la gorge, à peine installé dans son fauteuil en attente de fun.

Le basculement du dernier acte dans le cinéma de cascade semble vouloir ressusciter un art perdu. J'y vois un cadeau vraiment précieux à une profession que les effets numériques ont tranformé (eZoë Bell est ma nouvelle idole). Ici c'est du brut et c'est filmé et monté avec une énergie, une science du rythme et du mouvement extraordinaires. C'est beau parce que c'est un film clairement pensé pour la salle, quand tant d'autres productions semblent surtout pondues pour avoir un bon rendu en home cinema. Un film sexy en diable, une œuvre de génie (et si j'adore depuis le début Tarantino, je crois que c'est la première fois que je lui accorde ce qualificatif). Devant ses films suivants, je ne ressentirai plus le même enthousiasme, le même sentiment de cohésion.




The Good shepherd (Raisons d'état), Robert De Niro, 2007
Impressionnant film qui me semble être cruellement passé inaperçu à sa sortie, alors qu'il avait tout pour faire événement. À l'affiche : Matt Damon, Angelina Jolie, Joe Pesci, Alec Baldwin, William Hurt, Michael Gambon, John Turturro, Eddie Redmayne, ou encore Billy Crudup. Derrière la caméra, De Niro ne s'autorise qu'un petit rôle, de mentor certes. Ce casting prestigieux et le sujet historique pouvaient laisser craindre une reconstitution téléfilmesque aseptisée. Il n'en est rien. Après la chronique initiatique (A Bronx tale, 1993), De Niro aborde le film d'espionnage comme une fresque à la fois historique et familiale, puisant au meilleur du cinéma américain des 70's, sans jamais perdre de vue le facteur humain et l'intime.

Servi par un scénario passionnant et d'une exceptionnelle densité signé Eric Roth (Forrest GumpThe Insider, Munich, Benjamin Button), et qu'on devine parfaitement documenté, le film nous fait voyager de Washington à Cuba en passant par Leopoldville. Sur fond de paranoïa et de complotisme, le récit relate les origines de la CIA, révèle les troublantes fondations sur laquelle elle s'est construite, servant les intérêts de la Nation en se mêlant progressivement de la politique intérieure d'autres pays. Très bien entouré donc, et avec la conviction dont on le sait coutumier, Matt Damon incarne sur plusieurs décennies un personnage froid mais non calculateur sur lequel glissent les drames du monde comme ceux de sa vie privée. Pour l'avoir revu, le film ne se dégonfle pas. À découvrir.




The Invasion, Olivier Hirschbiegel, 2007
Boudiou la belle catastrophe industrielle que cet enième remake d'une histoire terrifiante qui en soi n'a pourtant rien perdu de sa pertinence et de son actualité depuis le séminal Invasion of the body snatchers de Siegel. Le thème du remplacement, la réflexion sur la nature humaine définie et guidée par ses émotions sont toujours des ingrédients forts qui peuvent donner lieu à plein d'approches et de lectures différentes, ce qu'ont jusqu'ici plutôt bien exploité les cinéastes qui s'y sont frottés (je suis un grand admirateur de la version Abel Ferrara / Bojan Bazelli). Sauf que pour son passage à Hollywood, l'Allemand Hirschbiegel (La Chute) échoue complètement, victime non seulement de choix d'écriture aberrants (les humains ne sont pas remplacés, juste "malades", ce qui autorisera un retour à la normale aussi improbable que dénué du moindre frisson), mais surtout à cause d'un monteur fou qui enquille les scènes n'importe comment, avec de grosses ellipses et des fusions de temporalités maladroites, plaies ouvertes qui témoignent d'une production qui a échappé à ses créateurs. Mentionnons également, occupant sans doute le bureau d'à côté, le bruiteur fou qui vient souligner lourdement le moindre effet (tête qui tourne, caméra qui panote, porte qui s'ouvre, etc.), persuadé que c'est ainsi qu'on crée de la tension. 

Kidman a beau faire tout ce qu'elle peut pour porter le film sur ses épaules (elle est de quasiment tous les plans), son aventure manque dramatiquement de profondeur, alors qu'elle sera touchée jusque dans sa chair (son fils) et son cœur (son ami-ami-pas-ami). Quant à Jeffrey Wright, son personnage n'a aucun sens, scientifique qui va à lui tout seul découvrir la cause, le remède, mais aussi faire du sauvetage heliporté. On devine derrière ce carnage le propos qu'aurait sans doute espéré son réalisateur, qui aurait certainement donné un film le minimum syndical d'efficacité hollywoodienne. Mais même dans l'action ou la tension, on n'est à aucun moment vraiment saisi par le trouble. Je retiendrai juste, et seulement pour ses intentions, cette cascade avec la grappe de figurants accrochée à la voiture, dont il faudrait attribuer la conception aux Wachowski et qui est peut-être le seul moment où j'ai pensé qu'il y a avait des idées, mais là encore, tellement mal mise en scène. Bref, poubelle.




The International (L'Enquête), Tom Tykwer, 2009
Quelle arnaque. Ça a fait illusion pendant les quinze premières minutes où on se cale en mode thriller paranoïaque mondialisé, et je me disais que j'allais peut-être assister à un bon James Bond-like avec Clive Owen qui se rêverait en 007. Mais très vite, le film semble avoir fait le tour de son propos. L'enquête est finalement ultra-balisée en forme de contre-la-montre pour choper les témoins avant qu'ils ne se fassent descendre, tandis que les inévitables supérieurs hiérarchiques vont forcément vouloir clore des investigations pourtant efficaces. Cet enfumage est d'autant plus criant que les personnages qu'on nous invite à suivre sont dramatiquement dénués de la moindre épaisseur. Owen n'a aucune vie privée, et on peine à saisir pourquoi il fait à ce point de son enquête une affaire personnelle. Tandis que le peu de ce qui est montré de la vie de famille de Naomi Watts n'est pas assez solide pour qu'on soit davantage impliqué. Au point que je ne comprends même pas l'intérêt qu'à pu avoir une actrice de sa trempe pour accepter un rôle aussi vide que celui qu'elle endosse ici. Ce n'est même pas un prétexte pour tourner dans un gros film d'action divertissant, car à part une cascade doublée, elle n'a strictement rien à jouer. Le seul plaisir que m'aura communiqué le film aura été de passer un peu de temps avec ce bon vieux Armin Mueller-Stahl, mais lui semble clairement n'avoir rien à foutre de ses dialogues ridicules pseudo-existentiels (son interrogatoire est presque une caricature).

Toute cette paresse dans l'écriture ne m'aurait pas tant dérangé si elle avait été assumée comme un prétexte pour se concentrer sur le style et la mise en scène. Mais le film n'est guère palpitant, et surtout se prend au sérieux du début à la fin. Ce n'est pas parce qu'on choisit un décor comme celui du musée Guggenheim que cela suffit à créer quelque chose (on imagine ce qu'un De Palma aurait fait d'un tel plateau). Certes, on voyage, et il y a de beaux décors, mais rien n'est vraiment exploité, jusqu'à ce final en Turquie peu inspiré (pourquoi dès qu'un film se déroule à Istanbul faut-il que les personnages finissent sur les toits ?) et dénué de la moindre tension, la façon dont tout ça se conclue relevant presque du foutage de gueule. Bref, une totale imposture, d'autant plus désolante que le précédent film de Tykwer, adaptation réussie du Parfum, m'avait conquis, tout comme son segment pour le film à sketch Paris je t'aime.




Sinister, Scott Derrickson, 2012
Bel emballage qui réussit à en imposer au spectateur dès son impressionnante séquence d'ouverture, parvenant par la suite à créer d'excellents moments de tension, avant de progressivement mettre à nu des ficelles incroyablement peu imaginatives. Et c'est la déception qui domine au final. Pourtant le concept était vraiment bien trouvé, la mise en scène et l'image plutôt de bons goûts, et le travail sonore franchement remarquable. Mais le scénar se révèlera vite incapable de développer de façon convaincante son histoire, ses personnages et son concept, enchaînant bientôt les séquences de façon répétitive au détriment de l'implication du spectateur.

L'intérêt s'effiloche ainsi jusqu'à un climax vraiment mal exploité qui retombe bassement dans les clichés du mauvais film d'horreur. Bref, vraiment trop de défauts pour convaincre. J'espère qu'Ethan Hawke, qu'on n'attendait pas forcément ici et auquel je conserve ma sympathie, s'est au moins amusé sur le tournage.

20 mars 2020

The West wing, 1999-2006

The West wing (À la maison blanche), 1999-2006
Une série créée par Aaron Sorkin
7 saisons de 155 épisodes
Avec : Martin Sheen, Bradley Whitford, Allison Janney, Richard Schiff, John Spencer, Janel Moloney, Rob Lowe, Stockard Channing, Elisabeth Moss...


Le culte des séries, tel qu'on le connaît aujourd'hui, démocratisé par la multiplication des supports de diffusion, a en réalité toujours existé, des Avengers en passant par The Prisoner sans oublier Star trek. Mais ça semblait à chaque fois concerner un public de niche, le côté phénomène de société n'honorant véritablement qu'une poignée de titres (Dallas, Hélène et les garçons). Pour en avoir été témoin, il me semble que l'époque où les séries ont réellement commencé à faire événement, passé le cas isolé de Twin peaks et le succès inattendu de X-files, peut être daté de l'orée du XXIe siècle. Des séries comme 24, The Sopranos et Six feet under arrivaient pour la première fois chez nous précédées d'un savant buzz, souvent relayé par une couverture de la presse dite sérieuse. En ce qui me concerne, c'est avec The West wing que je me retrouvais pour la première fois à suivre une série du début à la fin, enchaînant les épisodes sur quelques mois (en alternance avec Alias). J'aurais pu plus mal tomber.

C'est d'une qualité bien supérieure aux attentes que je pouvais avoir. Mise en scène ultra-classieuse et ne sentant jamais le manque de moyens, réalisme et intelligence des situations, audace des sujets abordés, avec une louable ambition d'éclairer les consciences citoyennes des téléspectateurs en pourfendant les idéologies populistes et en redorant le blason des valeurs humanistes fondatrices de la nation américaine. Des thématiques passionnantes sont traitées dans toute leur complexité, comme autant d'exercices de réthorique, grâce à un art du dialogue porté au sommet. Maître d'œuvre de l'entreprise, Aaron Sorkin y trouve le terrain idéal pour approfondir son regard sur la politique, aiguisé sur ses précédents scénarios pour le cinéma (A few good menThe American president). Il nous offre une suite de scènes inoubliables, mêlant drame et chaleur humaine, mettant à l'épreuve la solidarité et les engagements de toute une troupe de personnages inoubliables. L'émotion, l'humour et le tension cohabitent avec une stupéfiante harmonie. L'opportunité d'assister à des performances d'acteur qui m'ont durablement impressionné.


Car The West wing c'est aussi des interprètes désormais pour toujours associés à leur rôles. Certains restés jusqu'ici abonnés aux troisièmes couteaux comme Richard Schiff (Toby) et Bradley Whitford (Josh), d'autres ressuscités pour un temps comme Rob Lowe et Stockard Channing. Certains découverts sur le tard (John Spencer, Allison Janney), d'autres révélés pour demain (Elisabeth Moss). Et je ne parle même pas de Martin Sheen, impérial en POTUS, qui trouve certainement là un de ses rôles les plus marquants, et j'en suis bien content tellement j'estime qu'il n'a pas vraiment eu la carrière qu'il méritait au grand écran. C'est un acteur que j'ai toujours eu plaisir à croiser, étrangement vite réduit à des seconds rôles alors qu'il a marqué en tant que tête d'affiche des chefs-d'œuvres des 70's (Badlands, Apocalypse now).

Témoin d'une évolution dans la façon d'aborder l'écriture d'une série, le show n'est à ses débuts pas encore construit comme un pur feuilleton. Malgré quelques fils rouges et d'époustouflants cliffhangers de fins de saison, on reste encore sur des épisodes loners, avec notamment le traditionnel Christmas special à mi-parcours. À ce titre, j'ai envie de citer l'épisode 04x13 : The Long goodbye. Un épisode complètement à part, en forme de retour au pays natal pour C.J., qui propose un rythme posé et provoque une troublante sensation d'engourdissement enneigé, loin de la frénésie des bureaux de Washington. Un véritable petit film en soi, merveilleusement écrit, plein de sensibilité et de justesse.

Bien que se déroulant dans un univers parallèle où G.W. Bush n'existe pas, la série ne tourne pas pour autant le dos au réel. Les auteurs durent ainsi absorber le choc du 11 septembre 2001, la saison 3 démarrant moins d'un mois après le drame, osant la réaction à chaud avec un épisode d'ouverture (03x01 : Isaac and Ishmael) qui tentera brillamment d'amorcer une réflexion tout en laissant passer l'émotion légitime. Les saisons suivantes réussissent à renouveler l'intérêt, proposant leur lot d'épisodes fabuleux et faisant évoluer les personnages, avec cependant une bizarre forme d'impuissance à nouer les romances mises en place (souci qui rattrapera encore Sorkin sur The Newsroom). Le showrunner n'est plus aux commandes passée la saison 4, et pourtant nulle baisse qualitative. On retiendra notamment les grisants épisodes tournés en direct lors du débat présidentiel (07x07 : The Debate). 


The West wing s'impose encore aujourd'hui à moi comme une incontournable et sacrée référence vers laquelle il ne me déplairait pas de revenir. J'en conserve le souvenir d'un sommet d'intelligence, avec des personnages attachants, des réflexions passionnantes, une atmosphère chaleureuse et un spectacle constamment jubilatoire. La série demeure une référence indétrônable dès qu'il s'agit de filmer les coulisses de la Maison blanche, et plus généralement une des meilleures fictions sur le monde politique, jusqu'à ce que de dignes successeurs se profilent (House of cards et Baron noir, parmi les plus méritants). Bravo Mr Sorkin, dont on la présence au générique pourra longtemps être considéré comme un gage de qualité pour traiter du pouvoir politique et médiatique (Charlie Wilson's war, The Social network, Jobs, sans oublier le brillant Bullworth de Beatty sur lequel il fut script doctor).