6 juin 2018

Le Cinéma de Terry Gilliam III. 1991-1995

The Fisher King (Le Roi pêcheur), 1991
Je me souviens que je me sentais un peu seul à l'époque de sa sortie pour le défendre. Par certains aspects, comparé à ses précédentes réalisations, The Fisher King pourrait donner l'impression que Gilliam a réduit la voilure de ses ambitions : premier film ouvertement hollywoodien, il est aussi son premier pleinement contemporain. On est dans le New York  glauque d'avant Giuliani, celui de la violence aveugle et des laissés-pour-compte, photographié ici par Roger Pratt qui avait déjà magnifié précédemment la cité de Brazil ou la Gotham du Batman de Tim Burton. Et c'est sans doute ce contexte désenchanté qui a bousculé les spectateurs en quête de pure fantaisie.

Pourtant, toute la force du film est précisément dans une dialectique entre vérité et imaginaire, entre cet animateur radio à la Howard Stern qui n'avait jamais envisagé que ses propos cyniques puissent avoir un impact à l'extérieur de son studio, et ce clochard céleste fou, logiquement persuadé que ce sont les autres qui sont fous. Gilliam explore une nouvelle fois de façon passionnante la façon dont le fantastique et l'imaginaire s'efforcent de contaminer la réalité la plus triviale, la plus sordide, et comment l'être humain peut ressortir transformé de ce combat. C'est assurément un film très curieux, par son ton et son genre, éclairé par les fulgurances visuelles typiques du cinéaste. Et le fait de s'appuyer cette fois sur une réalité sociale implacable, de nous empêcher d'en détourner le regard, lui donne un poids qui n'en est que plus émouvant.

Avant d'être à la rue, le personnage de Robin Williams était professeur d'histoire médiévale, ce qui explique sa connaissance du sujet, et le fait que sa vision du monde est complètement déformée par les légendes du Graal. Victime d'un destin tragique, il s'est alors réfugié dans le passé, qui lui parle davantage que son horrible présent. La scène du restaurant m'avait à l'époque particulièrement traumatisé. J'en gardais un souvenir très fort et tout m'est revenu en force (notamment ce plan qui la précède où Williams aperçoit son reflet affreusement déformé dans le miroir). De même, les apparitions terrifiantes du chevalier rouge m'avaient profondément fasciné. Cette créature, avec ses lambeaux d'étoffe qui flottent dans le vent, et les flammes qui l'entourent, n'est rien d'autre que l'incarnation de la dernière et funeste vision que le personnage a eu de sa compagne, soudaine explosion de rouge qui a donné naissance au chevalier. On aperçoit d'ailleurs dans le sous-sol où il habite les peintures qu'il en a fait, qui ressemblent précisément à un éclat sanglant. 


Lui-même foncièrement passionné par le Moyen-âge, Gilliam parvient brillamment à transposer la notion de chevalerie dans la société moderne. On devine la tendresse du réalisateur pour ces personnages cassés par la vie mais qui n'ont pas perdu leur humanité. Le film est plein de poésie, de drôlerie et de chaleur : magie de la scène de bal à la gare de Grand Central, délire — improvisé ? — du dîner dans le restaurant chinois, jusqu'au superbe final plein d'espoir avec cette impossible idée du feu d'artifice. Et pour que cette alchimie fonctionne autant, il fallait que l'interprétation soit au diapason. Jeff Bridges et Williams font ainsi exister un duo de personnages particulièrement riches et plein de reliefs, formidablement entourés par la toute jeune Amanda Plummer au corps burlesque, Tom Waits et sa philosophie de l'existence ou l'étonnant Michael Jeter en travelo moustachu et son génial numéro musical dans le bureau.

Mais la vraie révélation du film c'est le personnage de Anna (Mercedes Ruehl), femme extraordinaire, patronne de vidéoclub pleine de bonne volonté, qui a recueilli Bridges et l'aime à sa façon. Ce fil narratif-là m'a particulièrement ému. La peinture de leur relation est vraiment sublime, à la fois très réaliste et empreinte d'un romantisme secret. Il y a une scène tout simplement prodigieuse, aux trois-quarts du film, où leur couple passe de la plus grande tendresse à une dispute déchirante. Bref, j'encourage vivement les indécis, ceux qui comme moi n'avait pas revu ce film depuis longtemps et ne sauraient plus quoi en penser, de (re)donner une chance à l'une des œuvres les plus discrètes de son auteur, les plus humaines.




Twelve monkeys (L'Armée des douze singes), 1995
J'ai beau le retourner dans tous les sens, c'est pour moi un film parfait, et je ne peux que m'incliner à chaque nouveau visionnage devant l'impressionnante maestria du réalisateur et la richesse de ses thématiques. Photo de l'incontournable Roger Pratt (fidèle à Gilliam depuis Sacré Graal !), mise en scène constamment inspirée, décors audacieux, interprétation habitée, scénario et construction, tout me semble parfaitement agencé, intelligent, stimulant et émouvant, jusqu'à l'hommage au Vertigo d'Hitchcock et la géniale utilisation du bandonéon d'Astor Piazzolla. Film sur la fatalité et l'espoir, Twelve monkeys est une superbe mécanique, une tragédie bouleversante, pleine de situations où le comique se fait douloureusement grinçant.

C'est peut-être aussi l'œuvre la plus rigoureuse du cinéaste, quand bien même il ne cherche en rien la facilité. Le scénario, coécrit par David Peoples (Blade runner), prolonge intelligemment le vertigineux postulat du photo-roman La Jetée, chef-d'œuvre visionnaire de Chris Marker livré en 1962. On est loin du remake hollywoodien aseptisé qui ne considérerait sa source que comme un prétexte. Le film est totalement marqué par la personnalité de son réalisateur, avec ces personnages hantés par leurs rêves, s'interrogeant sur leur santé mentale, sur leurs choix de vie.

Gilliam bénéficie qui plus est d'un casting de superstars au sommet de la vague, puisqu'à cette date Bruce Willis tournait encore Die hard with a vengeance et Brad Pitt sortait de Se7en. Willis ne craint ici pas de mettre son image en danger, avec ce personnage antihéroïque au possible, errant la plupart du temps hagard, physiquement maltraité et pas du tout désireux d'embrasser son destin. Par son univers de SF commercialement porteur, et son casting en vogue Twelve monkeys permit à Gilliam d'obtenir son plus grand succès commercial, allant jusqu'à générer 20 ans plus tard une série TV, dont j'ignore ce qu'elle peut valoir mais qui ne me tente pas du tout, tant tout ici semble parfaitement bouclé.


DOSSIER TERRY GILLIAM :
IV. Filmographie 1998-2005 
V. Filmographie 2006-2009 
VI. Filmographie 2013-2018 (prochainement...)

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