10 juillet 2015

Mr Ripley va au cinéma

À l'origine : Patricia Highsmith, The Talented Mr. Ripley (Mr. Ripley en français). Thriller réellement brillant, prenant et d'autant plus réussi que la romancière nous invite à épouser la subjectivité de son antihéros, à trembler pour un personnage qui n'a franchement rien de sympathique, imposteur, fourbe et meurtrier, jusqu'à en avoir des sueurs froides. Comme le dit bien le 4e de couverture : « Highsmith pousse jusqu'aux limites du soutenable l'étude envoûtante d'un cas de schizophrénie meurtrière. » Le cinéma s'était très tôt intéressé à elle (Strangers on a train/L'Inconnu du Nord-express, Hitchcock, 1951), et ce roman en particulier a donné lieu à deux adaptations que j'adore tout autant sans que l'une vienne faire de l'ombre à l'autre, réalisées à 40 ans d'intervalle.



[ATTENTION : les lignes qui suivent contiennent quelques révélations qui pourraient gâcher le suspense à ceux qui n'auraient pas vu les films ou lu le livre.]





Plein soleil, René Clément, 1960
Avec Alain Delon, Maurice Ronet, Marie Laforêt...

La ressemblance entre Delon et Ronet rend déjà le principe de substitution crédible. Leurs nombreux faces à faces sont vraiment excellemment écrits et amusants, en particulier celui sur le bateau où ils discutent justement de la possibilité de l'imposture, sans qu'on sache qui joue, qui est sincère (la discussion prend place autour d'une partie de cartes). Clément cosigne l'adaptation avec Paul Gégauff, scénariste dont la collaboration soutenue avec Chabrol a montré qu'il s'y connassait en matière de perversité. Les modifications par rapport au roman sont assez importantes mais on n'ira pas jusqu'à parler de trahison. Le meurtre a ainsi lieu à coups de couteau sur le voilier de Dickie (rebaptisé ici Philippe), et non plus à coups de rames sur une barque de location. Et plus tard, en abandonnant son identité d'emprunt, Ripley se débarrassera de l'argent détourné en faisant croire que Philippe le lègue à Marge. Il entreprendra alors la séduction de cette dernière pour récupérer le magot en toute légalité. Il aura ainsi volé jusqu'au moindre bien de Philippe, de ses chaussures à sa promise, alors que le Tom Ripley du bouquin méprise Marge et n'est absolument pas intéressé par sa conquête. Dans ce rôle, Marie Laforêt est un peu irritante mais s'en sort quand même bien. Delon, de tous les plans, est tout simplement éblouissant. Le concept de charme vénéneux aura rarement trouvé plus belle incarnation. Notons l'agréable et prémonitoire apparition de Romy Schneider dans un rôle de figuration au tout début du film.


Le suspense fonctionne bien, notamment dans la scène où Ripley fuit la police par les toits. L'utilisation des décors naturels d'Italie, l'impression de filmage en pleine rue, à la volée, créent une esthétique un peu Nouvelle vague qui favorise l'immersion du spectateur. Clément trouve de belles idées pour représenter les meurtres en hors champ (ainsi celui de Freddie, qui s'écroule sur des images de poulet et de tomates roulant au sol). Une scène est particulièrement remarquable : Ripley se promène peu de temps après le meurtre de Philippe dans un marché et semble fasciné par les poissons sur les étals. En fond musical, Nino Rota tisse une étrange partition avec un piano qui semble désaccordé. Toute la séquence donne le tournis, reflétant la culpabilité et le désordre mental qui agitent alors le protagoniste.

La fin est carrément géniale, et se détache elle aussi complètement du bouquin. On devine que Clément a voulu faire en sorte que la morale soit sauve et que le crime ne demeure pas impuni. Il amorce une conclusion faussement détendue, laissant croire au spectateur que Ripley a réussi. Et c'est un incroyable choc que de voir ressurgir le cadavre de Philippe. Le dernier plan — Ripley au soleil marchant totalement apaisé vers son arrestation — fait partie de ces fins que je qualifie de cosmique. Et l'on quitte alors le film sur une note sublime.











The Talented Mr. Ripley (Le Talentueux Mr. Ripley), Anthony Minghella, 1999
Avec Matt Damon, Jude Law, Gwyneth Paltrow, Cate Blanchett, Jack Davenport, Philip Seymour Hoffman, Philip Baker Hall...

Dans le rôle-titre, Matt Damon se révèle un parfait Monsieur Ripley et livre certainement une de ses plus mémorables performances. Il joue assez audacieusement de son physique mal dégrossi, de son visage sans finesse, de sa carrure sans grâce. Car le Tom Ripley de Patricia Highsmith est à la base un être insignifiant, qui éprouve régulièrement la honte de lui-même. Envieux de l'aisance de Dickie, il est également conscient des défauts qui le rendent insupportable. Aussi il entreprendra le moment venu de recomposer un nouveau Dickie, d'améliorer l'ancien. Signant lui-même l'adaptation, Minghella illustre brillamment cet aspect du roman, apportant par ses dialogues ou par sa mise en scène de nouvelles idées qui viennent intelligemment caractériser les personnages. Son Ripley est une figure profondément pathétique, obsédé par le désir de recommencer à zéro, de tout effacer, à commencer par lui-même. Il nous est présenté dès le début comme ayant une tendance presque naturelle au mensonge et à l'imposture. Jude Law parvient aussi bien que Maurice Ronet à composer un Dickie tantôt séduisant par son enthousiasme, tantôt vrai salaud d'égoïste. La nature ambiguë des rapports entre les deux hommes est exprimée de façon plus que troublante. Paltrow apporte beaucoup au personnage difficile de Marge, au départ chaleureuse et accueillante (alors que dans le bouquin elle se méfie très vite de Tom), puis horrifiée et seule à saisir la vérité.



Minghella ajoute encore d'importants rôles secondaires qui donneront ainsi plus d'opportunité au protagoniste d'exprimer ses affres, de révéler l'horreur de son crime et l'impasse dans laquelle son petit jeu l'a fait plonger. L'impeccable James Rebhorn est très bon dans le rôle du père Greenleaf. Et le regretté Philip Seymour Hoffman est comme toujours parfait dans le rôle du copain Freddie (l'acteur sera également au générique du Minghella suivant avec Jude Law : le très beau Cold mountain). Les dernières scènes avec Jack Davenport sur le bateau pour Athènes sont à ce titre magnifiques et bouleversantes de douleur. Le final est sans doute moins spectaculaire que dans la version Clément, mais n'en est pas moins puissant. Minghella pousse à fond l'exploration du tourment du personnage et nous abandonne avec un héros déchiré. C'est une conclusion extrêmement sombre, d'autant plus qu'elle ne résout rien, tandis que chez Clément, Delon se faisait arrêter, scellant la fin de son aventure. On a également droit à de très chouettes séquences de pur suspense où Ripley doit jongler entre ses deux identités (à l'Opéra notamment). Et le spectateur se surprend à faire corps avec l'imposteur, à espérer le voir échapper à la police.

Visuellement, le film est une splendeur, un spectacle d'une richesse infinie qui supporte plusieurs visionnages. Le montage de Walter Murch est une leçon de maître. Chaque plan, chaque raccord est soigneusement pensé, le tout étant encore embelli par des mouvements de caméra d'une grande élégance. Minghella donne peut-être encore plus d'importance que Clément aux décors naturels, qu'il s'agisse du village portuaire de Mongibello, de Naples, Rome ou Venise. Il s'efforce souvent de situer ses scènes dans des lieux connus (Panthéon, Piazza di Spagna, Fontaine des 4 fleuves, Forum), au risque de tomber dans le cliché carte postale, d'autant plus que la lumière est très travaillée. Mais le roman est précisément plein de l'émerveillement pour les beautés de ce pays. Il est donc assez justifié de nous amener à le partager.

Enfin, la partition de Gabriel Yared n'est pas pour rien dans l'attachement que j'éprouve pour ce film. Qu'il s'agisse des différents arrangements du thème principal — que Yared reprendra bizarrement à la note près sur le Bon voyage de Rappeneau — ou de la chanson écrite pour Sinead O'Connor qui ouvre le film, la musique est tout simplement somptueuse et en parfaite harmonie avec le récit. Art de l'improvisation, le jazz envahit régulièrement la bande son, à la fois pour renforcer la couleur d'époque et pour signifier les prouesses d'inventivité dont Ripley doit sans cesse faire preuve pour se tirer des situations dans lesquelles il s'est lui-même plongé. À sa sortie, le film est passé relativement inaperçu, considéré au mieux comme un remake sans intérêt du film de Clément. Pour moi, c'est une éblouissante réussite.

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