29 juin 2018

Le Cinéma musical de Brian De Palma II. 1976-1980

Carrie (au bal du diable), 1976
Une des plus franches réussites de Brian De Palma, qui impose le nom du cinéaste comme nouveau maître du fantastique, chouchou du festival d'Avoriaz. Illuminé par l'interprétation impressionnante d'une Sissy Spacek qui se livre corps et âme, le film propose une belle, touchante et terrifiante recréation fantasmatique du monde de l'adolescence, au sein d'une petite ville de province comme les affectionne tant Stephen King. Le succès du film auréola d'ailleurs aussi le romancier, qui voyait enfin sa carrière décoller.

Le film scelle également la rencontre entre De Palma et le compositeur italien Pino Donaggio, qui réalisait là un véritable coup de maître avec son approche très personnelle de la musique de film d'horreur. Et ce, dès l'inoubliable générique d'ouverture qui impose une atmosphère d'une délicatesse proprement poignante : 





The Fury (Furie), 1978 
Génial et fou. À partir d'un scénario prenant et assez imprévisible, De Palma réalise un film incroyablement brillant, plein à craquer de ses thèmes de prédilection. Comme souvent, ses personnages se retrouvent dans la peau de spectateurs impuissants d'un drame, toute la question étant de savoir si ce qu'ils ont vu ne relève pas d'une mise en scène. Pour le public de l'autre côté de l'écran, c'est un régal de se faire pareillement manipuler. Les morceaux d'anthologie se succèdent, toujours filmés de manière originale et sans paresse. Typiquement le genre de film dont la vision en salle aurait des chances d'être gâchée par les rires gras de certains spectateurs face à l'outrance de certaines scènes. Le passage le plus puissant étant peut-être celui de la fuite d'Amy Irving au ralenti, magistralement élaborée comme une mécanique où le moindre élément fait sens. La jeune actrice se donne à fond et compose un personnage à fleur de peau vraiment émouvant. Kirk Douglas est toujours aussi fringuant et assure avec talent le rôle d'un père déterminé, capable à l'occasion de craquer (la scène du bus). Cassavetes en méchant est aussi étonnant que convaincant. On s'amusera aussi à repérer des débutants comme Darryl Hannah ou Dennis Franz

Les quelques scènes du début qui montrent Irving au collège semblent vraiment faire du pied sous la table à Carrie. Les deux films mettent en scène télékinésie et pouvoirs psychiques, aussi la critique et les spectateurs purent rapidement considérer The Fury comme une redite sans prise de risque, ce qui renforce encore plus cette impression de « De Palma's digest. » C'est pourtant encore un sujet neuf, enrichi qui plus est par une dimension espionnage qui rend le film franchement haletant. On est encore quelques années avant que Cronenberg s'en réempare pour son Scanners, puis ce seront les enfants mutants d'Akira et bientôt ceux de Stranger thingsEffets spéciaux de maquillage bien gores de Rick Baker particulièrement saisissants. Quant à la musique, le film bénéficie du talent de John Williams qui compose en particulier un Main theme tout simplement somptueux. On regrette alors d'autant plus que le compositeur n'ait pas eu d'autre occasion de travailler avec le réalisateur (trop cher, peut-être ?) :






Home movies, 1979
L'un des films les plus confidentiels du cinéaste, sans doute vécu comme un retour salutaire au cinéma underground de ses débuts. Home movies fut en effet tourné en toute liberté dans le cadre d'un cours donné par le réalisateur, avec ses étudiants et les participations amicales d'amis acteurs : Kirk Douglas, Gerrit  Graham, Nancy Allen et Keith Gordon

Je n'ai toujours pas eu l'occasion de le voir, mais son synopsis suggère une œuvre assez personnelle, avec un nouveau personnage de cinéaste voyeur et cette idée du cinéma-mensonge. Sans attente commerciale, le réalisateur se fait plaisir, et s'offre même le luxe d'une partition de Donaggio, qui lui aussi fait preuve de zèle avec un Main theme jubilatoire :









Dressed to kill (Pulsions), 1980
Si le spectateur est un pervers, De Palma s'avère ici l'être au même titre. L'influence d'Hitchcock ne se cache plus, Psycho et Vertigo dans le rétro, mâtinée de giallo pour la violence graphique et l'improbabilité de l'intrigue. Ici l'effet et le suspense priment sur la vraisemblance, et le mauvais goût n'est jamais bien loin mais assumé avec fraîcheur. Comme sur The Fury, la conclusion est là aussi décevante, pas à la hauteur des promesses de la première moitié, mais reste un fascinant travail de metteur en scène. 

Le film voit se succéder de longues séquences de pure extase cinématographique, sans dialogue. Tout passe par l'image et le mouvement, et la musique se doit de fusionner. De Palma et Donaggio ne se quittent plus, et c'est une nouvelle démonstration de symbiose pour cet étrange film œuvre d'art :



DOSSIER BRIAN DE PALMA :

28 juin 2018

Looking for baleineau

Depuis plus ou moins le début du printemps 2018, au fil de mes déambulations toulousaines, j'ai commencé à repérer, accrochées en hauteur de certaines façades ou à des cheminées, à des endroits souvent étonnants pour leur inaccessibilité, des petites baleines colorées, souriantes et au regard malicieux. J'ai appris depuis que c'était l'œuvre d'un(e) artiste très discrèt(e) du nom d'Ora, opérant manifestement en crew puisque ses travaux sont souvent accompagnés des mêmes tags. J'écris « discret » parce que j'ai trouvé aucune info sur le net, ni galerie perso.

J'ai cru dans un premier temps qu'Ora opérait surtout dans le quartier Saint-Cyprien, puisque c'est là que ses baleines m'ont semblé particulièrement concentrées, mais on le retrouve également sur l'autre rive de la Garonne, de la place Saint-Pierre à Jeanne d'Arc, en passant par le faubourg Bonnefoy. On m'a également rapporté d'autres apparitions du côté d'Arènes et Tournefeuille.

Endossant la défroque d'un capitaine Achab à bicyclette, je sillonne depuis obsessionnellement la ville le nez en l'air, au risque de me faire renverser, en quête de ces œuvres éphémères. Il m'est ainsi arrivé de voir surgir une baleine là où la veille il n'y avait rien, ou de constater qu'une autre avait été ravalée par le crépi. Voici à ce jour le résultat de ma chasse...

D'abord les trophées ramenés du quartier Saint-Cyprien, entre le pont Saint-Pierre et Patte d'oie :


La baleine verte qui apparaît ci-dessus à gauche a par la suite été recouverte, et une autre bleue a ressurgi sur le bord gauche de ce même fronton :



















De l'autre côté du Pont Saint-Pierre, entre la place du même nom et la cité U :




Celui-ci est difficile à rater, dominant le carrefour Jeanne d'Arc :


Là c'est sur le faubourg Bonnefoy :




Enfin, l'un des plus planqués, sous un porche de l'avenue Honoré de Serres :




26 juin 2018

Le Cinéma de F.F. Coppola IV. 1983-1987

Rumble fish (Rusty James), 1983
Adapté d'un autre roman sur les teenagers de Tulsa signé S.E. Hinton et tourné dans la foulée de The Outsiders, Rumble fish est un film-monde, un film dont on sort comme d'un rêve. Un récit simple, poétique et fort qui nous est sublimement conté par la caméra de Coppola, le travail sur la bande son, la musique de Steward Copeland et l'interprétation de comédiens épatants et comme sur des nuages : Dennis Hopper, Matt Dillon, Chris Penn, Diane Lane et Nicolas Cage. Point d'attraction de cette troupe, Mickey Rourke est magnifique et les scènes où il apparaît sont absolument fascinantes. On tombe complètement sous le charme de sa voix douce qui donne au film une atmosphère cotonneuse très agréable par laquelle on se laisserait volontiers bercer s'il n'y avait ces soudains éclairs de violence, mais une violence stylisée, très chorégraphiée, d'un lyrisme constant.

Ce côté étrangement déréalisant est très proche d'un autre très beau film des années 80 de Coppola que j'aime beaucoup, bien que dans un genre très différent, One from the heart. De film en film, c'est un peu comme si le cinéaste tournait consciemment le dos au monde réel, à sa trivialité, et que rien ne l'intéresse davantage que la liberté de l'univers fabriqué du cinéma, cette machine qui rêve, ouverte à l'impossible.




The Cotton club, 1984
Une œuvre éblouissante, fleuron du style Coppola démiurge de cette grande époque du Studio Zoetrope — qui n'a duré que trop peu — où le réalisateur enchaîne les films ambitieux et les tournages épiques. Il retrouvait ici pour l'occasion Robert Evans à la production et Mario Puzo à l'écriture, ses complices du Parrain. L'ambition est cependant toute autre, avec cette vision mouvementée des rapports incestueux entre la pègre et le jazz.

Spectacle riche et généreux, The Cotton club joue autant avec les codes du film de gangster et les artifices et illusions revendiqués de la tradition musicale hollywoodienne. On sent que c'est en connaisseur que Coppola leur rend hommage, faisant intervenir les grandes personnalités de l'époque. Entre une caméra qui voltige et une photographie sublime, c'est du bonheur sur pellicule qui propulse le spectateur dans un tourbillon de haines, amours, jalousies et folies sur fond de musique. Le résultat est grandiose, comme le fut son échec commercial.




Peggy Sue got married (Peggy Sue s'est mariée), 1986
Dans mon trop lointain souvenir, Peggy Sue est une comédie sans réelle surprise, mais efficace et formellement soignée. On est là dans la veine conte de fée du cinéaste, avec cette histoire de revisitation du passé adolescent, entre rêve et magie. 

C'est le même postulat que proposait quelques mois plus tôt Robert Zemeckis avec son triomphal Back to the future, qui envoyait lui aussi son protagoniste dans cette Amérique iconique des fifties. Sujet par la suite encore régulièrement investi, du Quartier lointain de Taniguchi au Camille redouble de Noemie Lvosky.






Gardens of stone (Jardins de pierre), 1987 
Un titre certes mineur du réalisateur, dont même la mise en scène fait preuve de discrétion, mais très intéressante par son sujet et dont je recommande vraiment la découverte. C'est d'ailleurs sans doute ce minimalisme qui donne une force incroyable à l'émotion dégagée par une pléiade d'excellents acteurs réellement en état de grâce. Au premier rang desquels le fidèle James Caan, James Earl Jones et Anjelica Huston pour les stars, et l'inconnu D.B. Sweeney, remarquable en jeune recrue. On y croise aussi dans des petits rôles Dean StockwellElias Koteas et Larry Fishburne.

Le film met en scène la Vieille Garde, une armée de parade dont le Q.G. est à Washington et qui a parmi ses activités la charge d'assurer les cérémonials d'enterrement des soldats. Nous sommes en pleine guerre du Vietnam, mais Gardens of stone est un film de l'arrière-front et on ne verra du conflit que des images télévisées. Sergent forte tête, James Caan est contre cette guerre sans pour autant jouer les pacifistes, et l'amitié qui le lie à James Earl Jones est vraiment touchante, avec cet humour manifestement typique des militaires, fait de vannes au langage bien corsé. Le film prend la forme d'une chronique, où Coppola observe comment une poignée de personnages évoluant dans ce milieu particulier vivent ces événements, entre sens du devoir et humanité. Cette approche toute en sensibilité m'évoque pas mal le très beau Yanks de John Schlesinger. Plus qu'un joli mélo, Gardens of stone est une œuvre aussi fragile qu'attachante.


21 juin 2018

Le Cinéma musical de Brian De Palma I. 1964-1976

Brian De Palma est issu de la fabuleuse génération des barbus du Nouvel Hollywood, celle des Spielberg, Scorsese, Lucas et Coppola, cinéastes cinéphiles qui ébranlèrent le studio system hollywoodien et affirmèrent leur indépendance au cœur des années 70. Comme la plupart d'entre eux, De Palma a construit de film en film une œuvre passionnante de cohérence, enrichissant ses influences européennes au cinéma virtuose d'Hitchcock. Chez lui, la forme épouse le fond au plus près, quitte à parfois faire preuve de complaisance.

À travers la rétrospective que j'entame ici, je tenais à souligner en particulier la qualité constante et remarquable de ses bandes originales. Toujours en quête de morceaux de bravoure, témoignant d'une maîtrise totale du langage cinématographique, sa mise en scène possède une vraie musicalité. De Palma se montre très attentif au choix de ses compositeurs. Ils ne sont pas si nombreux ceux qui peuvent ainsi afficher à leur palmarès des noms aussi prestigieux que Bernard Herrmann, Pino Donaggio, Ennio Morricone, John Williams, Ryuichi Sakamoto, Danny Elfman ou Patrick Doyle. Et pour un résultat qui n'a jamais été anecdotique, au contraire, puisqu'à mes oreilles ça a à chaque fois donné lieu à ce que je considère comme faisant partie de leurs plus belles réussites.




Greetings, 1968
Tournant en totale indépendance pour des circuits undergrounds, De Palma profite de la permissivité nouvelle de cette fin sixties et livre ici ce qu'on peut considérer comme un film de potes, retrouvant Robert De Niro qu'il avait fait débuter sur The Wedding party. Assumant une écriture décousue, Greetings a un petit côté film à sketches, potache et un peu brouillon, mais avec des moments vraiment rigolos. L'ensemble est assez rafraîchissant par l'irrévérence qu'il s'autorise, tant dans le ton que dans la forme. De Palma capte en effet caméra au poing les préoccupations de le jeunesse de cette époque, pas encore punk, mais toujours hippie. Et il y est question autant de sexe que de politique.

L'occasion pour le cinéaste d'exprimer déjà ses grandes obsessions sur le regard — le voyeurisme — et le sens des images — la manipulation — dans cette Amérique qui triche et dont le gouvernement envoie ses enfants faire une guerre injuste. En toute logique, la bande son se la joue psychédélique mettant à l'honneur les chansons d'un groupe de l'époque, Bear :





Phantom of the paradise, 1974
Un film fou, très osé et plus que réussi dans son audacieux mélange d'influences et de références qui fonctionnent parfaitement ensemble. Loin de se résumer à la rencontre du Fantôme de l'opéra avec le mythe de Faust, la comédie musicale propulse également dans son shaker Frankenstein, le cinéma expressionniste allemand de Caligari à Mabuse, la douche de Psychose, Pygmalion ou encore La Belle et la Bête. En plus d'un récit plein à craquer d'idées jubilatoires, le film est visuellement superbe et enchaîne les tours de force, inventant même un mémorable plan-séquence en split-screen.

C'est toujours délicat quand une comédie musicale met en scène un compositeur que les personnages du film jugent génial. Il faut en effet que le spectateur partage ce sentiment pour que l'histoire fonctionne. Ici c'est le cas, et question paroles et musique Paul Williams crée rien de moins qu'un chef-d'œuvre, suite de chansons aux orchestrations ébouissantes, pastiches virtuoses de la musique d'alors (mauvais goût inclus), qui assurent le show tout en demeurant au service du scénario. Et l'on alterne ainsi entre pop bubble gum, glam décadent, métal brutal et ballades frissonnantesInexplicablement, ce sommet semble être resté sans trop de postérité. À part se faire grimer en singe dans le plus mauvais épisode de La Planète des singes ou avoir son rond de serviettes chez les Muppets, Paul Williams n'a pas vraiment laissé d'œuvre à la hauteur. Mais rien que pour ça, respect éternel néanmoins :








Obsession, 1976
Les précédents films visaient un public jeune. Cette fois De Palma passe la vitesse supérieure : tournage avec des acteurs de prestige, production de gros studio, scénario de Paul Schrader alors en pleine hype, pour un thriller pleinement adulte jouant de la référence classieuse au Vertigo d'Hitchcock, auquel De Palma ne cessera de payer tribut. J'aime beaucoup tout le discours à l'œuvre ici sur la restauration des œuvres du passé. La ballade dans Florence et le travail sur la fresque de l'église font littéralement corps avec le récit lui-même, De Palma proposant en quelque sorte une restauration de Vertigo. Que doit-on conserver ? Que doit-on refaire, avec quelle part d'interprétation ? 

Le cinéaste étant toujours soucieux de la qualité visuelle de ses films, il a su faire en sorte que ses collaborateurs se dépassent en sa compagnie. Progressivement, il s'est entouré d'une équipe de fidèles qu'il sait judicieusement utiliser parce qu'il connaît leur travail. C'est le cas pour la musique, comme je le développe dans ces lignes, mais aussi de la photographie. Obsession signe le début de sa fructueuse association avec le grand Vilmos Zsigmond, qui trouve ici avec Florence et cette histoire de fantasme un écrin idéal pour sculpter ses images.

Ce n'est pas un film immédiatement séduisant, sans doute alourdi par une intrigue abusivement tortueuse, l'interprétation épaisse de Cliff Robertson et des rebondissements frôlant le grotesque. C'est cependant une œuvre touchante par son premier degré, exempte du cynisme cultivé habituellement par De Palma, et qui se revoit très bien, s'achevant en un mélodrame flamboyant sur un travelling tournoyant incroyablement perturbant. Enfin, le réalisateur peut s'estimer chanceux d'avoir pu, après Sisters, bénéficier une seconde fois du talent de Bernard Herrmann, qui devait vraiment avoir le sentiment de travailler pour le fils spirituel de maître Hitch :

17 juin 2018

Le Cinéma de F.F. Coppola III. 1982-1983

One from the heart (Coup de cœur), 1982
Francis Ford Coppola est un des cinéastes pour lesquels j’éprouve le plus de respect, auteur de génie dont les œuvres m’impressionnent toujours quelque soit le nombre de visionnages. Croisé l'homme une fois dans le Quartier latin, l’année où il présidait Cannes, sans oser l’approcher, bavant de loin. J'aime la fidélité de ses collaborateurs (Dean TavoularisRobert DuvallTom Waits), sa façon de mêler les affaires et la famille (Carmine, Eleanor, Talia, Sofia, Roman). Assoiffé d'indépendance, l'artiste s'est très tôt rêvé mogul, fondant son propre studio American Zoetrope, et j’ai une tendresse particulière pour ces années 80, qui furent pour lui un cauchemar financier et pendant lesquelles il a été incroyablement loin dans l’expérimentation d’une nouvelle forme de narration, libre, poétique et jouant consciemment avec les artifices du spectacle. Pour ces raisons, One from the heart est un film qui m'avait subjugué à sa découverte, sorte de mariage improbable entre le cinéma de Fellini et celui du Nouvel Hollywood.

Par son ambition et sa conception, le film représente à la fois un sommet et un point de non-retour, l'équivalent de ce que furent 1941 pour Spielberg, ou Heaven's gate pour Cimino, superproductions réalisées sans bride sur le cou et qui furent des désastres autant critiques que publics. Donnant son sens entier à l'expression "magie du cinéma", dans une démarche presque expérimentale qui se permet de rendre visibles les mécanismes de l'illusion, Coppola en appelle à la complicité du spectateur. Les scènes sont superbement éclairées et pleines de trouvailles qui réjouissent les sens.

Mais l'esthétique et la technique ont beau se placer au premier plan, le réalisateur ne sacrifie par pour autant la direction d'acteurs. Le film raconte une belle histoire de couple traitée avec autant de fantaisie que d’émotion, et l'on suit ces deux êtres dans une narration qui semble parfois assez proche du temps du rêve, fait de digressions et d'impasses. Façon de renouer avec la tradition hollywoodienne, le cinéaste s'offre également ici un retour à la comédie musicale, genre qu'il avait approché à ses tous débuts (Finian's rainbow en 1968). Les chansons de Tom Waits sont non seulement de très haut niveau, mais on a aussi droit à de formidables numéros musicaux, notamment une mémorable séquence de tango entre Teri Garr et Raul Julia finissant dans la rue. Drôle, risqué et finalement émouvant, One from the heart est un conte de fée comme plus personne aujourd'hui n'oserait en tourner. C'est d'ailleurs assez triste de voir le rideau de fin se fermer sur la mention « tourné entièrement dans les Studios Zoetrope », telle une publicité faite pour le studio, alors qu'il allait mettre immédiatement la clé sous la porte ! Chef-d'œuvre de fou.






The Outsiders, 1983
Découvert le film dans son nouveau montage dit "The Complete novel", proposé par Coppola en 2005. Le résultat me laisse encore plus inconsolable de l'essoufflement du talent du cinéaste à ce jour, ou en tous cas de ses moyens de tourner. Parce que ça c'est du cinéma ! De la première à la dernière image, The Outsiders n'est que beauté et poésie. Se présentant d'entrée comme un récit subjectif, il délivre une série de visions qui ne se soucient à aucun moment d'esquisser une quelconque peinture sociale et réaliste d'une époque révolue. Des dialogues au comportement des personnages, tout est ici empreint de l'esprit du jeune narrateur, de sa sensibilité à fleur de peau, de ses références poétiques (Robert Frost) et cinématographiques (Paul Newman). On cherchera en vain le pittoresque de ces films de blousons noirs vus ailleurs. 

Ici, on a d'authentiques lost boys qui étouffent sous leurs angoisses, écrasés par le sentiment d'un destin sans lumière. Ils sont certes contraints de jouer les gros durs et de se chambrer, mais malgré leur marginalité on devine qu'ils respectent un code qui compte pour eux, et surtout ils ne dissimulent par leurs larmes. J'ai beaucoup aimé le traitement émouvant et subtil réservé aux deux grandes figures paternelles du film, incarnées par Swayze et Dillon, avec une bienveillance constante dans le regard pas loin d'être bouleversante.

Après Outsiders, Diane Lane et Dillon retrouveront Coppola sur son sublime Rumble fish. Ces deux films que le réalisateur a tourné dans la foulée sont tous deux des adaptations de la jeune romancière S.E. Hinton (qui coscénarisa le second). Il est évidemment inévitable de les voir sans les mettre en balance. Mais ce serait vraiment dommage d'avoir à choisir, ou d'estimer que l'un doit obligatoirement éclipser l'autre. Moins immédiat, plus fragile, The Outsiders est loin de démériter. La photo et la composition des plans sont à tomber. On devine les références picturales au Technicolor de La Fureur de vivre et d'Autant en emporte le vent en particulier, avec ces silhouettes en ombres chinoises découpées sur un horizon flamboyant. Corrigée en 2005 avec des instrumentaux rockabilly, la bande son créent cependant un décalage que je n'ai pas toujours trouvé très heureux, allant un peu à l'encontre de l'aspect dramatique de certaines scènes. Mais ça participe peut-être de cette volonté d'appuyer l'impression de rêve. Et à ce sujet, j'ai vraiment beaucoup aimé la chanson d'ouverture, ce Stay gold chanté par Stevie Wonder qui donne d'entrée une couleur pleine de nostalgie et de mélancolie :




15 juin 2018

Émile Ajar, deux romans

Gros-câlin, 1974
Jubilatoire. Ce n'est pas la première fois que Roman Kacew, désormais Romain Gary, publiait sous pseudonyme. Déjà en 1958, L'Homme à la colombe, fable amusante et légère brocardant l'inefficacité des Nations-unis en pleine guerre froide, paraissait planqué sous le nom de Fosco Sinibaldi. Mais c'est avec Gros-câlin qu'il inventa cet Émile Ajar destiné à rester dans la postérité. Est-ce ce recours à l'anonymat qui lui autorisa une telle liberté ? Toujours est-il que ce roman est un festival d'inventions langagières et syntaxiques, exercice de style complètement fou qui fait que pratiquement chaque ligne est une invitation au fou rire.

Dans ce récit à la première personne, le narrateur raconte sa relation affective et sa cohabitation avec un python de 2,20m de long dans son petit appartement parisien, et tout le trouble qui découle du fait qu'il se refuse à lui sacrifier des souris pour le nourrir. Manifestement pas très bien dans sa tête, et en décalage presque tragique avec la société, le héros contamine tout le texte par une approche du langage bizarre, prenant un mot pour un autre, utilisant (mal) des expressions toutes faites. Ça donne quelque chose qui m'a un peu fait penser au phrasé d'un Gad Elmaleh, toutes proportions gardées.

Une démarche aussi systématique pourrait être épuisante à la lecture s'il ne s'agissait que d'une démonstration de virtuosité gratuite. Mais derrière la folie douce, ce que le texte laisse deviner, ce qu'il fait affleurer, c'est le caractère profondément pathétique et touchant de cet être solitaire, individu paumé dans un monde moderne où les contacts se font rares, où les conventions et l'hypocrisie oppriment. Un frère humain tout simplement en quête d'amour.





La Vie devant soi, 1975
L'histoire est en soi très forte, mais c'est ici surtout le style qui met sur le derrière. Ce que j'adore c'est que Gary était déjà sexagénaire au moment de la rédaction, et qu'il parvient miraculeusement à incarner toute la vitalité de son gamin de narrateur par la magie de la langue. C'est un tour de force plein de poésie et de justesse, qui tient parfaitement sur la durée, parvenant à se renouveler génialement paragraphe après paragraphe. C'est un procédé qui peut donner l'impression de vouloir mettre à distance l'émotion, puisque c'est la voix de l'innocence enfantine qui est donné à entendre. Et pourtant, le lecteur adulte est bien à même de décoder la profondeur des drames qui sont derrière les mots, et c'est tout simplement bouleversant.

Le bouquin semble de plus porté par une sorte de rage contre les compromissions de la société, et en même temps une chaleur humaine dans la peinture de ces êtres en marge des faubourgs parisiens. D'où une vraie cohérence entre ces deux premiers livres signés Ajar. Dans Gros-câlin, on sent un peu plus le côté "performance" même si, comme je l'ai écrit, il y a un fond plutôt amer derrière la loufoquerie constante de cette langue tordue. Dans La Vie devant soi, l'écriture se veut le reflet fidèle de la candeur de l'enfant narrateur, et comparativement est peut-être plus rigoureuse. Dans les deux cas, ce ne sont pas des livres que l'on peut conseiller sur la seule foi de leur récit. Rien de ce qu'on peut en dire ne remplacera l'expérience de la lecture elle-même.