29 avril 2019

Histoire permanente du cinéma américain, 1961-1971

The Errand boy (Le Zinzin d'Hollywood), Jerry Lewis, 1961 
Troisième réalisation pour Jerry Lewis, et un film qui m'a moyennement emballé, à mon grand regret. La plupart des gags sont assez poussifs et manquent cruellement de sens du timing, s'enchaînant trop vite ou, à l'inverse, s'étirant désespérément. Sans parler du cabotinage pénible de certains personnages secondaires, notamment le réalisateur allemand qui enrage en mangeant son chapeau (le sous-fifre lèche-bottes du patron du studio est par contre bien marrant). Quelques scènes surnagent heureusement, même si elles sont prévisibles, et c'est toujours un plaisir pour moi que ces films qui prennent Hollywood comme centre de l'action. 

Le film a une certaine dimension critique sur le fonctionnement parfois inhumain de la machine hollywoodienne, ce qui le rend au final étrange. Le concept du gaffeur qui passe de plateau en plateau en ruinant différents tournages a très certainement influencé l'hilarant climax du Pee Wee's big adventure de Tim Burton, y compris la conclusion où les exploits malheureux du héros sont projetés et provoquent l'hilarité des cadres du studio qui décident alors d'en faire une star du comique. Là où le film devient singulier c'est dans certaines scènes qui assument totalement leur côté fantaisiste : un tableau dont les éléments figuratifs prennent soudainement du volume et s'effondrent, et surtout cette parenthèse à la tonalité mélancolique inattendue où Jerry assiste à un magnifique numéro de marionnette. Le clown nous demande ici de tout simplement croire à l'illusion, de retrouver la simplicité de la magie du cinéma.




Camelot, Joshua Logan, 1967
Ça faisait très longtemps que ce titre m'intriguait, à la fois pour sa splendide affiche à la Klimt / Mucha, mais aussi parce que je m'étais laissé dire qu'il bénéficiait d'une remarquable direction artistique. Camelot est un musical hollywoodien emblématique de cette période. On a en effet affaire là à une très grosse machine, à la fois par sa durée (3h avec entracte), et par le luxe des moyens mobilisés : vastes décors en dur riches de détails et d'accessoires, avec notamment une forêt entière reconstituée qui n'aurait pas dépareillé chez les Shaw brothers, costumes très soigneusement fignolés dans leurs formes et leurs matières, et pas mal de figuration. Sauf qu'au lieu d'aboutir à un grand spectacle enthousiasmant, c'est la lourdeur qui domine l'ensemble.

Lourdeur de la mise en scène de Logan qui, alors qu'il est censé être un professionnel aguerri de Broadway abonné aux transpositions cinématographiques, se révèle ici désespérément incapable de tirer parti des moyens mis à sa disposition. Le film est, il est vrai, dénué de toute chorégraphie (à l'exception des gentillettes bacchanales printanières, franchement peu travaillées), et privilégie les numéros solos. Sauf qu'au lieu de profiter des dimensions en scope de ses images, le réalisateur s'endort très régulièrement sur des cadrages en gros plan des visages de ses acteurs qui chantent, avec pas même un petit mouvement pour accompagner. Résultat, passé quelques moments de ravissement lorsqu'un nouveau décor se dévoile, c'est vraiment l'ennui voire le désintérêt qui pointent. Logan réussit même à rendre soporifiques les quelques scènes d'action, tel le tournoi de chevalerie qui avait pourtant tout pour être impressionnant, de même que l'assaut de l'armée de Lancelot. Si encore j'avait été un tant soit peu touché par la musique ou les chansons, pourtant signées Loewe et Lerner (Brigadoon, Gigi, My fair lady).

Vanessa Redgrave est magnifique et joue avec conviction un rôle peu intéressant (ses sentiments amoureux valsent selon les caprices du scénario). David Hemmings fait un excellent Mordred et son arrivée apporte pas mal de fraîcheur à un spectacle en passe d'être momifié (et c'est amusant de voir le couple de Blow up partager à nouveau l'affiche ici). Franco Nero est assez improbable en Lancelot à l'accent italien, mais fait preuve d'un entrain qui force le respect. Le problème est que son chevalier en devient presque niais dans l'expression de sa volonté de pureté. Richard Harris mérite sans doute le plus d'éloges. Déjà c'est un comédien qui, par nature, a toujours la classe, et c'est un bonheur de retrouver son timbre de voix si particulier. Malgré les faiblesses du script, il n'a l'air à aucun moment de douter de son rôle et semble s'impliquer totalement dans la restitution des émotions souvent torturées de ce Roi Arthur. Il semble vivre intensément chacune des étapes qui voient mûrir son personnage, avec une force de conviction admirable.

Parce qu'il faut reconnaître que le livret est assez peu inspiré, ouvrant quelques pistes intéressantes — les ambitions politiques d'Arthur — mais passant plutôt de façon incompréhensible à côté de tout le potentiel d'un sujet aussi fascinant que celui des chevaliers de la table ronde, que Boorman saura si merveilleusement exploiter. Merlin est quasi inexistant, le Graal n'est pas au menu, et on ne ressent jamais l'ampleur du monde qu'Arthur est en train de construire, le film préférant utiliser Camelot comme toile de fond à peine pittoresque pour raconter avant tout une histoire d'adultère. Tout ça refroidit encore plus ma curiosité de découvrir les autres musicals de Logan, notamment son western chantant avec Eastwood. Pourtant j'avais un bon souvenir de Bus stop.




Bullitt, Peter Yates, 1968
J'ai vraiment eu la troublante impression de constater que le French connection de Friedkin, consciemment ou non, s'inscrivait clairement dans la voie ouverte ici par Yates. Bien sûr il y a cette poursuite en bagnole méticuleusement pensée comme un morceau de bravoure. Mais c'est surtout cette approche du métier de flic débarrassée de tout héroïsme / idéalisme qui semble caractéristique. Bullitt n'est ni un super-flic décontracté débiteur de punchlines, ni un inspecteur hard boiled aux méthodes de ripou à la Dirty Harry. Il n'a pas d'intuition géniale. Même s'il se retrouve dans une position où il est au bord de s'opposer à sa hiérarchie, il fait juste son boulot comme il pense qu'il doit être accompli. C'est un roc et Steve McQueen prenait un vrai risque avec ce rôle qui n'a rien de flamboyant et est quasiment muet (on doit lui compter pas plus d'une dizaine de répliques de tout le film).

La mise en scène de Yates possède comme celle de Friedkin cette esthétique documentaire, avec des plans pas toujours bien léchés, un aspect pris sur le vif, et les éclats de violence sont assez surprenants pour l'époque par le réalisme sanglant des blessures. Le final sur le tarmac est lui aussi fabuleux, me faisant lui penser à son équivalent dans Heat. Le générique d'ouverture est superbe dans sa façon de jouer avec les crédits, et la musique de Schifrin, que je connaissais par ailleurs, est absolument géniale. Pour toutes ces raisons, je pense profondément que ce film marque une date. Un vrai classique.




Vanishing Point (Point limite zéro), Richard Sarafian, 1971
Une vraie pépite, parfaite incarnation de ce qu'est en train devenir le cinéma américain en entrant dans les 70's, creusant le sillon ouvert par les hippies d'Easy rider. Vanishing point c'est un road movie qui se dénude de tous les oripeaux du genre. Le film réduit son intrigue à moins que l'essentiel. Kowalski devient ainsi une sorte d'icône, développé seulement par de brefs flashbacks, toujours superbement introduits. Ne restent donc que l'exaltation de la pure vitesse, de la fuite absolue en avant, de l'avalage de kilomètres, le trip de la ligne droite tracée dans le désert, au rythme d'une bande originale phénoménale (Super soul is the man !).

Et tout ça pour quoi ? Pour l'oubli, la perte, l'ivresse. En « last american hero » Barry Newman a la classe, et j'ai bien l'impression qu'il assure lui-même la conduite. Je ne suis pas du tout fan de bagnole, mais cette Dogde Challenger blanche et son bruit de moteur vrombissant m'ont fasciné. C'est un spectacle finalement sans trop d'équivalent, et même touchant.

24 avril 2019

Histoire permanente du cinéma américain, 1956-1959

Giant (Géant), George Stevens, 1956
Sur la foi de mes lectures critiques (Lourcelles, Tulard, Tavernier & Coursodon), Georges Stevens avait pour moi plutôt mauvaise presse, et je m'étais longtemps tenu éloigné de son œuvre. Un peu comme Wyler, cinéaste immensément respecté aux Etats-Unis mais dont j'avais l'impression qu'il était assez majoritairement dénigré en France (ça a peut-être changé depuis). Je ne gardais pas un souvenir particulier de Géant. Je l'ai revu dans la superbe copie du collector Warner, enfin en version originale qui fait honneur aux acteurs, et ce fut une révélation. Je ne m'attendais pas du tout à être à ce point conquis non seulement par un récit formidablement romanesque, mais surtout par l'étonnant travail de caméra et de montage de Stevens, qui n'a vraiment rien d'académique. Sa mise en scène m'est apparue aussi audacieuse qu'inventive, avec une extraordinaire façon de jouer sur le hors-champ, le non-dit et l'ellipse (Dennis Hopper annonçant son mariage à ses parents, sa voix couverte par les musiciens sur scène), se permettant à l'occasion de dissimuler ses acteurs par un élément de décor. La composition picturale de certains plans est éblouissante, jouant magnifiquement de la profondeur de champ. Il y a toujours une fenêtre ou une porte dans le fond qui ouvre sur l'horizon, et les paysages texans sont filmés avec poésie dans un splendide Warnercolor (en fait Eastmancolor) miraculeusement préservé, apportant au film son côté bigger than life.

Le regard de Stevens semble à la fois tendre mais sans complaisance pour son sujet. Les personnages sont dépeints dans toute leur complexité, tantôt aimables tantôt ignobles. La réussite de James Dean se fera au prix de sa déchéance. Ainsi lors du dîner d'inauguration de son hôtel censé montrer aux yeux du monde sa consécration, il n'est plus qu'une épave, seule et pathétique. L'envers du décor texan est révélé, avec ses figures archaïques, arrivistes et racistes. Le duo d'acteurs Rock Hudson / Liz Taylor est magistral, avec un vieillissement des plus crédibles. Hudson, s'accrochant désespérément à la tradition familiale, Taylor en femme moderne dont les principes vont à leur tour être bousculés par les désirs de la nouvelle génération. Et c'est ça qui est beau : le film n'est pas figé dans une quelconque iconisation des valeurs du passé, il s'efforce de résonner avec un présent en mouvement, à l'écoute de la voix d'une jeunesse qui se fait alors de plus en plus entendre au cœur de cette Amérique des 50's.




Cat on a hot tin roof (La Chatte sur un toit brûlant), Richard Brooks, 1958
L'œuvre théâtrale de Tennesse Williams a régulièrement connu les faveurs d'Hollywood, et on peut s'en étonner tant le caractère sulfureux des thématiques explorées par le dramaturge sied mal à une industrie encore soumise au code Hays. Comme le Gigi de Minnelli qui adaptait Colette, La Chatte sur un toit brûlant a sans doute été produit trop tôt, apparaissant trop timidement adapté alors que le sujet est par nature licencieux. Brooks fait des pieds et des mains pour traiter un sujet carrément graveleux sans non plus oser aller trop loin. Les « bull...! » éructés par Big Daddy pour ne pas dire « bullshit » m'ont ainsi paru d'une consternante hypocrisie, et la scène où Maggie retire ses bas en contre-plongée m'a semblé franchement gratuite.

L'art de la suggestion ne suffit pas, et on ne comprend plus rien des réactions des personnages, qui semblent alors suivre un peu artificiellement les différentes étapes programmées par le script. On les observe de loin se débattre dans des tourments qui nous échappent. J'en retiendrais finalement surtout — et c'est loin d'être insignifiant — la beauté révoltante de Liz Taylor. D'ailleurs Brooks lui-même reconnaissait que ça posait problème à la crédibilité de son film : « Au cinéma, vous voyez un homme à l’écran qui passe son temps à dire qu’il n’a pas envie de coucher avec Elisabeth Taylor, alors le public commencera à siffler. Ils ne peuvent s’identifier avec le héros parce qu’eux ont envie de coucher avec Elisabeth Taylor. »




The Cool and the crazy, William Witney, 1958 
Une production American International Pictures tout à fait typique de son époque, avec sa petite ville américaine où les jeunes sont livrés à eux-mêmes le week-end et s'amusent comme ils peuvent, cherchant des noises aux honnêtes gens, narguant la flicaille et sabotant les soirées dansantes. Un petit nouveau débarque et les initie à la marijuana pour le compte d'un truand. Les acteurs qui jouent les blousons noirs sont un peu trop âgés pour le rôle, et en leader of the pack Scott Marlowe adopte un jeu très marqué Actor's studio qui détonne un peu par rapport aux ambitions de ce pur film d'exploitation.

On s'amuse des clichés enfilés comme des perles, du fait que le scénario est bourré d'incohérences, et surtout on reste stupéfait par la puissance du matos fumé ici, puisqu'un seul joint suffira à rendre ces gamins addicted. Les voilà alors parcourus de sueurs froides et prêts à tous les vices pour se payer leur prochaine dose. Le tableau aurait été parfait si le film s'était montré plus généreux en rock n'roll et poursuites en bagnoles. Le plus rigolo c'est sans doute le texte en épilogue qui précise non sans humour que certaines libertés ont été prises avec la réalité de ce grave problème social qu'est la drogue. En 1994, la chaîne câblée Showtime produira la série Rebel highway, invitant quelques grands noms du cinéma à s'inspirer de ces teen movies A.I.P. pour en donner leur propre version. Parmi eux, rien de moins que William FriedkinJohn MiliusRobert Rodriguez ou Joe Dante qui réalisera l'excellent Runaway daughtersEt c'est Ralph Bakshi qui écopera de The Cool and the crazy.




Solomon and Sheba (Salomon et la reine de Saba), King Vidor, 1959
Sur la papier, on a la promesse d'un péplum biblique spectaculaire en Technirama 70mm Technicolor dirigé par le grand King Vidor (Duel au soleil). À l'écran, on obtient malheureusement un film pataud, risible même par moments. Tout juste rescapé des Dix commandements, Yul Brynner fait vraiment regretter Tyrone Power, décédé au cours du tournage. Et j'ai trouvé Lollobrigida, dont j'ai jamais apprécié le "jeu", pénible. Le comble du ridicule étant atteint dans une scène de baston au burlesque involontaire entre Salomon et des espèces de ninjas sur la terrasse du palais. On n'échappera pas non plus à l'incontournable bacchanale avec le Reine de Saba et son peuple, lors d'une danse qui se veut lascive au milieu d'un flamboyant assemblage de carton-pâte (vive Broadway !). Pour le reste, je trouve l'intrigue et les dialogues sans génie.

Les seuls moments où j'ai eu l'impression que ça s'animait un peu, sur le plan des idées de mise en scène et du rythme, sont les grandes scènes de batailles (l'armée égyptienne tombant en masse dans le ravin). C'est d'autant plus navrant qu'elles sont sans doute davantage l'œuvre de la seconde équipe que celle de Vidor. Pour leurs fins de carrière respectives, Anthony Mann et Nicholas Ray s'étaient aussi retrouvés sur des grosses machines tournées en Europe. Mais la réussite était au rendez-vous. Vidor laisse lui une catastrophe cinématographique que je rapprocherais du calamiteux Sodome et Gomorrhe, d'Aldrich.

22 avril 2019

Kings of Hong Kong VIII. 2004-2005

2046, Wong Kar Wai, 2004
Le cinéaste profite de sa consécration sur In the mood for love pour obtenir les pleins pouvoirs, exploiter les stars les plus en vogue du moment, et s'affranchir définitivement des contraintes de production et des méthodes traditionnelles de tournage et d'écriture. Je n'ai vraiment pas su comment entrer dans cet étrange objet filmique, qui s'offre telle une rêverie, au risque d'hermétisme. Parfois je tentais de me laisser porter par les images et les sons, mais bien vite je me rendais compte que la fascination ne pouvait jouer seule. La précision des dialogues et du monologue, le récurrence de certains plans (la terrasse de l'hotel), les musiques qui tournent en boucle, tout ça m'amenait à penser que quelque chose se racontait, que tous ces élements semaient les graines d'une histoire, qu'en perdre une miette ruinerait ma compréhension.

C'est au fond assez paradoxal. D'un côté on a une forme apparemment très libre et une construction éclatée, de l'autre on a une composition des plans très rigoureuse (champs / contrechamps sans profondeur, qui écrasent les personnages dans un décor qui tourne à l'abstraction), avec des éléments très importants montrés presque en images subliminales, à l'image de Maggie Cheung, pourtant rien de moins que le pivot du récit. Ne trouvant pas de position de spectateur idéale, j'ai suivi ça sans trop de passion. Au fond, j'ai eu l'audace d'estimer que Wong Kar Wai racontait mal son histoire. Certes tous les éléments sont là, il y a une cohérence incontestable, mais c'est communiqué avec une telle distance que j'ai été trop rarement ému. Seule la relation Tony Leung / Zhang Ziyi s'est révélée belle et touchante. C'est encore un peu confus dans mon crâne, mais j'avoue être resté perplexe pendant quasiment toute la durée du métrage. Certains films sont comme des rendez-vous manqués. Peut-être celui-ci mériterait une seconde chance.





Breaking news, Johnnie To, 2004
Johnnie To ne connaît décidément pas le pilotage automatique. Pas de repos pour les braves. Ses films se suivent et ne témoignent d'aucun essoufflement ou de facilité. S'il continue à creuser le registre du polar, le réalisateur démontre ici une maestria impressionnante et une vraie volonté de livrer un divertissement qui se plaît à travailler la forme, d'exprimer un vrai amour du cinéma bien fait.

Breaking news s'impose ainsi d'entrée de jeu par un phénoménal plan séquence d'ouverture en pleine rue, jouant aussi bien sur l'horizontalité que la verticalité de l'espace. Louée à juste titre, cette prouesse technique ne constitue heureusement pas le seul intérêt d'une œuvre qui a d'autres trouvailles à proposer. S'ensuit en effet un film de siège efficace, où l'on voit se débattre des deux côtés de la barrière flics et truands, comme autant de victimes d'une situation qui leur échappe, personnages intelligemment développés et incarnés par des acteurs charismatiques. Observation, tension et toujours ce talent du cinéaste à glisser quelques touches d'humour entre deux scènes d'action explosives supervisées par Yuen Bun. Le tout se double d'un commentaire sévère sur la façon dont les médias se complaisent dans la couverture d'une actualité en temps réel, tantôt manipulant, tantôt manipulés.




Kung fu hustle (Crazy kung fu), Stephen Chow, 2005
Déjà superstar chez lui, le comédien-réalisateur Stephen Chow connaît un inespéré triomphe international avec Shaolin soccer. Trois ans lui seront nécessaires pour son film suivant. Kung fu hustle déstabilise par la différence de traitement entre l'extrême soin accordé à la forme (décors ambitieux, lumière et cadrages joliment travaillés, riche musique), et la maigreur d'un scénario qui part un peu dans tous les sens et n'a a aucun moment le moindre souci de cohérence. Le personnage de Chow lui-même déçoit pas mal puisqu'il est en mode mineur pendant la majeure partie du métrage, à tel point qu'on ne peut pas vraiment dire qu'il y ait un personnage principal. Le spectateur ne sait trop du coup à qui s'attacher, le récit semblant manquer d'un véritable point d'ancrage.

Grand spectacle, le film se montre fort généreux en action, où Chow donne libre cours à ses visions, avec les complicités de Sammo Hung et Yuen Woo Ping. Personnellement, je ne suis pas trop fan de ce style de combats assistés par ordinateur. Ça peut certes donner de très belles idées visuelles, mais lorsque les effets sont techniquement pas très fignolés comme ici, le résultat est peu emballant, ne suscitant pas de vraies sensations. En dehors de ces réserves qui font que j'en suis sorti un peu déçu (car je partais très enthousiaste), le film est quand même bon, précisément par ce souci appréciable de la forme. Les gags sont nombreux et vraiment drôles, c'est spectaculaire, cruel, violent, cartoonesque, poétique. Big up, Stephen !




Seven swords, Tsui Hark, 2005
Il est toujours bon de revenir à des valeurs sûres, en l'occurence avec Seven swords Tsui Hark s'offre une énième resucée des Sept samouraïs, référence écrasante mais pas intimidante. J'en ignore les raisons, mais le film a été présenté comme une œuvre charcutée au montage. Je l'ai donc abordé comme s'il s'agissait d'une copie de travail, d'un bout à bout qui laisserait une moitié de métrage en plan. Mais Tsui Hark n'a jamais été reconnu pour la clarté de sa narration. Cela se ressent à certaines scènes pas très compréhensibles dans leurs enchaînements (l'apparition des guerriers), d'autant plus que sur certains brefs plans, l'obscurité ou le cadrage empêchent de distinguer vraiment l'action filmée. On pourrait regretter que les personnages soient peu développés, mais j'ai trouvé au contraire que ça renforçait leur côté archétype du héros. Ce sont un peu des figures mythiques qu'on vient réveiller dans leur montagne pour les rappeler au champ de bataille. De même, j'ai trouvé très réussie la caractérisation du bad guy, avec son rire sifflant et ses moments de lassitude.

Une fois ça admis, j'ai vraiment pris mon pied devant la splendeur de la photographie, le côté brut des décors et des costumes, et des chorégraphies câblées à couper le souffle qui ne cèdent pas aux effets numériques, auxquelles a participé le grand Liu Chia Liang. Il y a un côté brut que je trouve très réussi, collant parfaitement avec le côté rustre et barbare du monde que Tsui Hark cherche à peindre, tel un retour bienvenu à la fièvre de The Blade. Sa mise en scène est dans certains plans plus calligraphique que jamais. Certaines scènes sont géniales d'audace et de poésie. Le travail de la caméra, associé à celui du son, fait des merveilles. La générosité du réalisateur, notamment lors de l'ultime baroud, est comme un cadeau fait au spectateur. On devine parfaitement la puissance des différentes épées, et le duel final autour de Chimère est un pur morceau d'anthologie. C'est virtuose, ça fait mal et c'est beau.


DOSSIER KINGS OF HONG KONG :

18 avril 2019

Histoire permanente du cinéma américain, 2013-2016 (say it with music)

Oblivion, Joseph Kosinski, 2013
Il a un peu marché ce film ? J'ai l'impression d'avoir complètement raté sa sortie. Un très malin et très bon scénario S.F., adapté par Kosinski de son roman graphique, qui se déguste scène après scène sans vrai temps mort. La mystification vertigineuse à la Philip K. DickPlanet of the apes n'est évidemment pas loin, mais le film ne repose heureusement pas que sur une seule grosse révélation, plutôt sur une cascade. Séduit par son esthétique froide, j'ai choisi de toutes façons assez vite de ne pas chercher à anticiper et de laisser tomber le jeu des hypothèses. Et ce qui est plaisant, c'est qu'au sortir du film, l'édifice ne souffre pas trop d'incohérences. Kosinski propose des climats suffisamment variés pour maintenir l'attention, il adopte un rythme plutôt posé, qui colle bien à son approche visuelle élégante et très épurée. Il parvient surtout à composer un univers solide, assez complet et surtout crédible qui accroche tout de suite. Ça passe notamment par la qualité du mecha design — vaisseaux, drones — sous forte influence japonaise (les mangas et animés de S.F. ont toujours su mettre en avant la crédibilité de leurs inventions technologiques). Une direction artistique de très haute tenue, aussi classieuse que celle du Passengers de Morten Tyldum. Seules concessions au mauvais goût, la course-poursuite dans les falaises et le look post-apo des Chacals, pas de première fraîcheur.

En réduisant au maximum les éléments de son histoire (en gros deux mondes et cinq personnages), le film génère de vrais moments de poésie. Ça s'ouvre sur une sorte de rêverie amoureuse suivie d'un questionnement existentiel, plaçant ainsi avant tout l'humain au cœur du récit. Même si les acteurs auraient pu briller davantage pour porter pleinement l'émotion attendue, j'ai été assez sensible à cette dimension très intime qui ne sombre pour moi jamais dans le ridicule. Les événements racontés sont graves, et il y a quand même quelques discrètes touches d'humour, d'autant plus bienvenues qu'elles ne jouent pas non plus sur l'autodérision et qu'on reste premier degré. Cruise ne phagocyte pas du tout un film qui ne se complaît jamais dans la surenchère en terme d'action (à part 2-3 roulades il n'est pas du tout en mode démo). Malgré ses efforts, Kosinski échoue néanmoins à obtenir quelque chose de véritablement contemplatif. La musique de M83 colle joliment à ses images léchées. Ça m'a autant surpris que fait plaisir de voir le nom du "groupe" (que j'aime beaucoup) au générique, persuadé tout le long du film que j'allais voir celui de Hans Zimmer, le score sonnant étonnamment proche de son travail (dans ses bons moments). Après Daft punk pour Tron legacy, j'aime bien l'idée que le réal persiste à faire appel à ce genre d'artistes :








Love & mercy, Bill Pohlad, 2015
L'édifiante vie et carrière des Beach boys contient tous les ingrédients romanesques nécessaires pour nourrir un film (je recommande la mini-série produite pour ABC en 2000, An american family, qui reste à mes yeux insurpassée). Au-delà du fait que j'adore ses chansons, Brian Wilson est un mec que j'ai toujours trouvé super touchant, me donnant l'impression d'être un gars aux intuitions géniales, n'ayant jamais perdu la candeur de l'enfance. Bill Pohlad a manifestement eu à cœur de tracer un portrait digne de toutes les personnalités évoquées, s'entourant de gens compétents et obtenant même les supervisions de Brian et son épouse. Dans son écriture comme dans son interprétation, son film se montre ainsi constamment juste, abordant sans trop de lourdeur les éléments biographiques importants, et traitant pleinement le génie artistique du compositeur. Je ne sais pas si le film pourra intéresser le spectateur à qui les Beach boys ne parlent pas, mais pour les fans c'est un régal. Car ici la musique est reine, entre l'utilisation généreuse des morceaux originaux, et les reconstitutions convaincantes du travail en studio en compagnie du mythique Wrecking crew. Le film se permet sans doute de broder sur certains passages, mais je j'ai à aucun moment eu l'impression qu'il prenait trop de libertés.

Paul Dano confirme sa prédilection pour les rôles hors-normes, le caméléon Paul Giamatti est une nouvelle fois parfait, et on n'est pas mécontent de voir John Cusack redonner un peu de dignité à sa carrière. La mise en scène de Pohlad ne fait pas vraiment d'étincelles, mais évite au moins les fautes de goût, laissant le temps à chaque scène de s'installer et donc aux personnages d'exister, le film privilégiant d'ailleurs les moments creux. Avec l'ambition de nous faire entrer dans la tête abîmée de son protagoniste, il aurait été facile de céder à des effets psychédéliques lourdauds. Or ici c'est vraiment le son qui est à l'honneur, et l'essentiel du travail passera donc davantage par les oreilles que par les yeux. Love & mercy a aussi été l'occasion pour moi d'apprendre que Wilson avait encore sorti un nouvel album solo, No pier pressure, découvrant lors du générique de fin le très beau One kind of love, qui fait sortir du film sur une note poignante et authentique :








La La Land, Damien Chazelle, 2016
Découvert en janvier dernier, 1000 ans après tout le monde. L'émotion fut si intense qu'elle m'a fait réaliser que ça faisait trèèès longtemps que je n'avais pas ressenti pareil coup de foudre cinématographique. Je me suis régalé de la virtuosité ahurissante de la mise en scène de Chazelle, toute de grâce et d'apesanteur, parvenant à faire perdre de vue la complexité folle que dut représenter une réalisation au millimètre. Pas seulement par la précision des nombreux plans-séquences, mais aussi par celle des raccords dans le mouvement entre les plans, par l'importance accordée aux couleurs. Le tout s'harmonisant avec les émotions et le parcours des personnages. J'ai savouré ça comme un cadeau d'exception, fait pour combler précisément mes attentes de spectateur en terme d'émotion purement filmique.


Chazelle reprend le genre de la comédie musicale là où Scorsese (New York New York) et Coppola (One from the heart) l'avaient laissé. Il puise comme eux au meilleur du musical hollywoodien, en premier lieu celui de Minnelli, et y ajoute la sentimentalité mélancolique des films de Demy & Legrandsans pour autant verser dans le fétichisme complaisant, poussant au maximum l'exigence en terme de chorégraphie et d'orchestration. Pour ces raisons, j'y vois un peu la même démarche opérée par le Crouching tiger, hidden dragon d'Ang Lee avec le wu xia pian. L'intrigue est relativement convenue, certes, mais intelligemment dégraissée pour ne parler que d'art, de sacrifice et d'engagement personnel. Ça aboutit à une super-comédie musicale feu d'artifice, une explosion de couleurs et de mouvement, et une déclaration d'amour fou à la musique de la part d'un type qui avait déjà exprimé la fièvre de sa passion avec le prodigieux Whiplash. Respect au génie  — oui-oui, j'assume le terme — de Chazelle et Justin Hurwitz (rappelez-moi leur âge ?) :






15 avril 2019

Kings of Hong Kong VII. 1999-2002

Running out of time, Johnnie To, 1999
Scénariste attitré du studio Milkyway image, Yau Nai-Hoi accepte de se faire seconder pour ce titre par les frenchies Julien Carbon et Laurent Courtiaud, ex-critiques de cinéma passés à l'Est, qui œuvreront encore à Hong Kong sur les scénarios de Black mask 2 et du Talisman avec Michelle Yeoh. Pour sa part, Running out of time s'impose comme une éclatante réussite, un bel exemple de ce style ludique que Johnnie To continuera à parfaire par la suite.

Excellemment menée, l'intrigue s'assume ici comme un mince prétexte pour filmer une amusante variation du jeu du chat et de la souris, ou du gendarme et du voleur. Soit d'un côté le stoïque et machiavélique Andy Lau en homme mourant et plein d'assurance qui n'a rien à perdre, et de l'autre le charismatique Lau Ching-Wan en super détective à la cool attitude, qui voit forcément toujours plus loin que ses collègues. Le duo est comme souvent chez To entouré de seconds rôles attachants, et le film bénéficie d'un humour pas trop lourd et d'une violence plutôt mesurée où priment surtout l'énergie de la scène et l'originalité des situations. Visuellement, le spectacle pourra paraître un peu terne, et on sent que le tournage a été expédié, mais c'est constamment prenant. Rencontrant un succès inattendu, Running out of time connaîtra une prequel opportuniste deux ans plus tard, coréalisée avec Law Wing-Cheong.




The Mission, Johnnie To, 1999
À cette date, l'amateur français de cinéma hongkongais devait se contenter de suivre de loin les carrières américaines décevantes des idoles d'hier, les John Woo, Tsui Hark et autres Ringo Lam. C'est avec The Mission, miraculeusement distribué en salles en 2001, que le cinéma de Johnnie To va connaître la consécration chez nous, qui culminera avec la rétrospective que lui consacrera la Cinémathèque française en 2008. C'est en tous cas par ce film que je découvrais le cinéaste, que je ne connaissais jusqu'ici que de nom en tant que réalisateur du diptyque Heroic trio / Executioners.

Sous la forme d'un polar avec mafieux et tueurs à gages, The Mission propose là encore une approche du genre presque iconoclaste, jouant à en déconstruire les codes jusqu'à l'os pour mieux les redistribuer. Pas de chevalier au premier plan, l'importance ici c'est le groupe, avec casting aux petits oignons : Anthony Wong, Lam Suet, Simon Yam, Eddy Ko, Wong Tin-Lam et autres tronches familières du studio. Cette façon d'observer un ensemble hétéroclite se constituer et éprouver sa solidité est bien typique du cinéaste, et ces petites frappes gangsters encore capables de se laisser aller à des jeux d'enfants ne sont pas très éloignées de la vision donnée par Kitano dans son merveilleux SonatineAvec une magnifique économie de moyens, le réalisateur réussit par la seule force de sa mise en scène à caractériser ses personnages et à contrebalancer le sérieux des situations par des touches d'humour qui lorgnent parfois vers l'absurde. Et lorsque l'action et le talent chorégraphique du cinéaste explosent au cœur de cette trame faussement légère, la jubilation du spectateur est totale. Un bijou.




Time and Tide, Tsui Hark, 2000
Retour à Hong Kong pour l'enfant prodigue Tsui Hark, après le douloureux épisode hollywoodien. On sent le type regonflé à bloc pour la reprise en main de sa carrière. Mais le paysage a changé. Seule concession à la mode : le look des personnages, incarnés par des minets qui surjouent leur côté badassAppliquant les expérimentations visuelles rageuses de The Blade au genre du polar à flingues, le réalisateur semble habité par une fureur formelle dont chaque parcelle d'image revendique un affranchissement définitif de toutes les contraintes artistiques qui pourraient encore subsister. Comme l'exprime le monologue d'ouverture, il s'agit de déclencher une sorte de nouvelle genèse.

Le résultat à l'écran est stupéfiant, passionnant dans sa façon d'inscrire quand même une histoire au milieu d'un chaos visuel dès l'introduction stroboscopique, où le spectateur se voit bousculé sans ménagement par un cocktail de néons aveuglants, de plongées vertigineuses et de personnages à peine présentés. Toujours animée, la caméra est autant malmenée que les personnages sont réduits à des pantins, à des corps pleins de fluides qui se vident. La matière filmique elle-même finit transformée en quelque chose d'organique, de viscéral. Loin de la bouillie visuelle des pires monteurs hollywoodiens qui confondent énergie et incohérence, la perte de repères crée quelque chose. Une frénésie prolongée en partie au-delà du film, puisqu'à partir de Time and tide, Tsui Hark ne s'arrête plus de produire et de tourner, sans toutefois reconduire le style paroxystique exprimé ici, qui demeure donc comme l'ultime point de non-retour.




Black mask 2 : city of masks, Tsui Hark, 2002
Après cet époustouflant Time and tide qui semblait remettre le compteur à zéro, Tsui Hark va étrangement enchaîner deux suites. D'abord Legend of Zu, puis cet improbable Black mask 2Quand on voit le résultat, on se demande bien pourquoi un cinéaste en passe de retrouver les pleins pouvoirs à Hong Kong décide de se commettre dans un tel projet. Produit par Film workshop en 1993 à une époque où les superhéros à l'écran recommencent à devenir rentables (X-men, Spider-man), le premier volet avec Jet Li n'était déjà pas fameux et son héros ne manquait à personne. City of masks repose sur une intrigue débile qu'on croirait écrite par des enfants qui auraient trop regardé la série animée des Tortues ninjas. Le spectateur se farcit donc une bande de catcheurs mutants recalés d'un mauvais jeu video, dont l'interprétation est à la mesure des personnages. Quand on a Jon PolitoTraci Lords et Tobin Bell en têtes d'affiche, il est vrai que ça annonçait déjà la couleur. Même le successeur de Jet Li est pathétique d'inexistence.

Mais le plus inexplicable c'est que les scènes d'action — parfois le seul élément qui sauve les productions HK les plus indigentes — ne profitent en rien des présences conjointes de Yuen Woo-ping et Yuen Bun aux chorégraphies, que le réalisateur échoue à mettre en valeurFace à des monstres en caoutchouc grimaçants, doublés d'effets numériques honteux, le public adulte ne peut être qu'embarrassé, persuadé d'halluciner. À un moment où mon cerveau s'est reconnecté, j'ai cru voir les personnages se battre à dos d'éléphants. C'est donc la grosse descente après les espoirs de Time and tide, un triste retour en arrière, avec ce navet cheap inférieur même à The Master (les personnages y étaient certes neuneus mais les situations au moins vraiment nanardes, et les fights de très haute volée)J'en déconseille la découverte aux complétistes, même par curiosité perverse.




P.T.U. (Police tactical unit), Johnnie To, 2002
Après un surprenant film de fantômes, My left eye sees ghosts, coréalisé cette même année 2002 avec Wai Ka Fai, To signe seul ce nouveau film qui se présente comme une contre-proposition subtile, répondant sur le fond aux attentes formatées du public tout en avançant en marge des exigences commerciales. Le cinéaste pose son rythme le temps d'une tournée de flic la nuit, filmée en quasi temps réel, narration tranquille, percée de soudaines accélérations. Le moteur de l'intrigue, révélateur du vrai visage des personnages, sera la recherche d'un flingue dans les rues spectaculairement désertes de la ville. 

Anticipant sur le rendu nocturne en numérique de Los Angeles dans le Collateral de Michael Mann, le film se montre visuellement novateur. Hong Kong n'a jamais été filmée comme ça. Comme toujours chez Johnnie To, il s'agit aussi d'un film de groupe (de troupe, même), le metteur en scène appréciant de pouvoir mettre ses acteurs à l'honneur, et en particulier ici un Lam Suet qui entre davantage dans la lumière. Avec toujours une approche très prosaïque qui répugne à la moindre idéalisation, les flics étant avant tout montrés comme des prolos qui ne font pas forcément ce métier par vocation. Brillant.


DOSSIER KINGS OF HONG KONG :