9 septembre 2015

Runaway daughters (Sur les routes), Joe Dante, 1994

Avec : Julie Bowen, Jenny Lewis, Holly Fields, Dick Miller, Paul Rudd, Chris Young, Robert Picardo, Wendy Schaal, Belinda Balaski, Dee Wallace-Stone


Alta Vista, Californie, années 50, au cœur de l'american way of life. Les rumeurs les plus folles courent à propos d'un satellite que l'URSS aurait placé sur orbite. Angie, Mary et Laura, trois jeunes filles issues de classes sociales différentes partagent leur temps entre les études, les garçons et les sorties au drive-in. Face aux demandes insistantes de son petit ami, Mary accepte de "passer à l'acte". Quelques semaines plus tard, elle s'aperçoit qu'elle est enceinte. Apprenant la nouvelle, le garçon lui promet le mariage juste avant de s'enfuir en direction de San Diego, afin de s'enrôler chez les Marines. Les trois amies, trouvant là l'occasion de bousculer quelque peu leur morne quotidien, décident de se lancer à sa poursuite. Ne pouvant se confier à leurs parents, elles mettent en scène un enlèvement, et prennent la route à bord d'une voiture volée. La police ne tardera pas à être alertée, bientôt devancée dans ses recherches par un détective privé...


Pure œuvre de commande, ce téléfilm est d'autant plus intéressant qu'il se révèle symptomatique du "système Joe Dante." D'année en année, et malgré les avanies, le réalisateur cinévore est en effet toujours parvenu à associer son talent à des projets dans lesquels sa personnalité trouve à s'exprimer. Lorsqu'en 1994 la chaîne câblée Showtime le sollicite, ce n'est pas par hasard. Le réseau souhaite en effet lancer une collection de films intitulée dans un premier temps Drive-in classics puis Rebel highway, qui consiste en une série de remakes d'une dizaine de teenage movies produits dans les années 50 par American International Pictures (AIP). Le projet est chapeauté par Debra Hill, productrice bien connue pour ses fructueuses collaborations avec John Carpenter. « Nous avons budgété chaque film à 1,3 millions et demandé à des réalisateurs établis de retrouver le type de cinéma qu'ils avaient fait à leurs débuts », déclare-t-elle en note d'intention. Ainsi seront mis à contribution des cinéastes issus comme Dante des studios New World de Roger Corman, tels Jonathan Kaplan et Alan Arkush, mais également William Friedkin, John Milius, Robert Rodriguez ou John McNaughton.

Ce n'est pas la première fois que Dante travaille pour la télévision. Dès 1982, après être entré dans la cour des grands avec The Howling, il réalise pour ABC quelques épisodes de Police squad !, mythique série du trio Zucker/Abrahams/Zucker avec Leslie Nielsen, qui inspirera plus tard les Y a-t-il un flic pour sauver...? Il s'associera par la suite à des séries fantastiques importantes comme Amazing stories (NBC 1985-1987 sous le patronage de Spielberg), ou The Twilight zone (CBS 1985), avant d'être promu creative consultant et réalisateur sur Eerie, Indiana (NBC 1991-1992), série remarquable suspendue pour insuccès d'audience. Son approche du média est particulièrement décomplexée. Lorsque le projet Rebel highway arrive sur son bureau, il entrevoit immédiatement les possibilités qu'il peut en tirer. « Je suis un enfant de la télévision. J'ai un respect lucide pour ce moyen de communication, je sais ce qu'il peut faire et ce qu'il ne devrait pas faire. Un programme de télévision est vu en une fois par bien plus de gens qu'un film dans toute sa carrière en salles », dit-il. 

Parmi les titres à remaker qui sont proposés, le choix de Dante se porte sur Runaway daughters, un film de 1956 réalisé par Edward L. Cahn et écrit par Lou Rusoff. Cahn s'est précisément fait connaître grâce à ses séries B fantastiques distribuées en double-programme par AIP. Bandes tournées pour un budget dérisoire, peuplées de zombies, d'envahisseurs de l'espace et autres savants fous, la plupart du temps sur des scénarios du même Rusoff. Son titre de gloire : It ! The Terror from beyond space (1958), avec son histoire d'extraterrestre infiltrant l'équipage d'une navette spatiale, film souvent considéré comme la source d'inspiration du Alien de Ridley Scott (1979). Runaway daughters est pour sa part un pur film d'exploitation qui visait avant tout le public adolescent des drive-in, mettant en scène une jeunesse cumulant sans nuance tous les vices de son temps (sexe, alcool, délinquance et rock n'roll), selon la formule consacrée par les nababs du cinéma bis, Samuel Z. Arkoff et James H. Nicholson, fondateurs et patrons d'AIP. Qui mieux que Dante pouvait répondre à semblable commande ? Ce type de cinéma l'a captivé lorsqu'il était enfant puis adolescent, faisant littéralement naître sa vocation. Entre nostalgie et fanatisme, il n'a jamais caché son goût pour ces films fauchés, naïfs mais pleins de charme, au sujet desquels il est franchement incollable, au point de déclarer : « tous les films d'Edward L. Cahn devraient faire l'objet d'un remake. » De tous les réalisateurs sollicités, Dante apparaît donc comme le plus qualifié, ayant déjà une longue pratique du pastiche. On peut en effet trouver dans quasiment chacun de ses films au moins une séquence de remake, véritables films dans le film qui poussent le mimétisme aussi bien dans le fond que dans la forme : de Starkiller, la parodie de SF italienne pour Explorers, à Mant !, le film d'insecte mutant projeté dans Matinee (Panic sur Florida Beach), des innombrables singeries de Gremlins 2 aux sketches pour Amazon women on the moon (Cheeseburger film sandwich), les spectateurs ont eu de nombreuses occasion de se régaler de ces délicieuses contrefaçons, fabriquées sans cynisme aucun.

Dante possède l'avantage d'avoir vu le film d'Edward Cahn à sa sortie. Son approche va alors être d'autant plus confiante et détendue. « Contrairement aux autres films AIP dont on nous proposait de faire des remakes, celui-ci comportait de nombreux rôles d'adultes. Je me suis dit : "je vais réunir tous mes amis et on s'amusera bien." » Un témoignage assez parlant sur sa façon de concevoir le travail de réalisation. La famille Dante est donc conviée une fois de plus. Dick Miller et Robert Picardo bien évidemment, mais aussi les plus discrètes mais tout aussi fidèles Belinda Balaski et Wendy Schaal. Don Steele prête sa voix à X-Ray le disc-jockey de la radio locale qui passe les messages personnels des auditeurs. Roger Corman et sa femme sont également de la partie, tandis que Samuel Z. Arkoff lui-même fait un caméo en patron d'épicerie. En conviant Miller, Corman et Arkoff, Dante pense ainsi son film comme un véritable hommage à la glorieuse époque d'AIP. Il démarre d'ailleurs sur une scène de I was a teenage werewolf (Gene Fowler Jr, 1957), autre production AIP, historiquement importante, avec Michael Landon en loup-garou des campus. Plus tard, on notera au détour d'un plan l'enseigne d'une station service portant la mention American International Petroleum. Le film est de plus dédié à la mémoire de James H. Nicholson et Lou Rusoff. Et, comme si cela n'était pas suffisant, les personnages portent les noms de famille des auteurs du film original : Cahn, Rusoff, Nicholson ou Gordon (du nom d'Alex Gordon, co-producteur). À ce casting adulte vient s'ajouter le couple vedette de The HowlingDee Wallace-Stone et son mari Christopher — dans un de ses derniers rôles —, de solides professionnels qui jouent les notables de province avec une complicité évidente. On notera enfin l'apparition surprise de Cathy Moriarty (la Vickie de Raging bull), en femme de milicien compréhensive.


Quant aux véritables héro(ïne)s du film, les trois fugueuses, elles seront incarnées par de jeunes talents du petit écran. La plus sérieuse de la bande, Laura, est jouée par Jenny Lewis, actrice bien expérimentée puisqu'elle avait à peine 10 ans qu'elle faisait déjà ses premières apparitions télévisées pour des publicités ou des séries. Elle poursuivra cette activité, avec de rares passages sur le grand écran, avant de réussir une belle carrière de chanteuse, au sein de son groupe pop Rilo Kiley puis en solo. Le rôle de Mary, la gentille fille qui a le malheur de tomber enceinte pour la seule fois où elle concédait ses faveurs à son petit ami, est confié à Holly Fields, autre enfant de la télévision. Angie, la gosse de riche, est interprétée par Julie Bowen, qui a quant à elle démarré sa carrière d'actrice seulement deux ans plus tôt. Paul Rudd, enfin, interprète son petit ami, le mauvais garçon à moto et cuir noir, sorte de James Dean de banlieue. Il trouvait ici l'un de ses premiers rôles à l'écran, avant d'être consacré comme une figure majeure de la Team Apatow. Tout ce petit monde donne réellement l'impression de s'amuser des situations proposées. La caractérisation des parents et la façon dont chacun réagit à l'annonce de la disparition des filles est assez réjouissante. Les filles elles-mêmes, avec leurs caractères respectifs, créent une alchimie qui apporte dynamisme et tendresse au récit.


L'adaptation est confié à Charlie Haas, précieux compère du réalisateur depuis Gremlins 2 (1990). Pour ce qui sera son dernier scénario produit, Haas va s'éloigner du ton assez sombre et sentencieux du scénario original de Lou Rusoff, préférant opter pour une reconstitution nostalgique d'une époque qu'il avait déjà revisité pour Dante avec Matinee, un an plus tôt. L'action reste ainsi située dans les années 50. Le conflit de génération entre les parents et leur progéniture est bien là mais traité avec une ironie joyeuse. La plupart des personnages adultes sont d'ailleurs gentiment moqués, incarnant chacun une part des excès de la société américaine de l'époque, toujours prêts à faire la morale mais incapables d'écouter ce qu'a à dire une jeunesse en quête de valeurs. Ou, à l'inverse, libéraux au point d'avoir abandonné toute autorité. N'oublions pas également l'interprétation réjouissante de Dick Miller, en détective arrogant mais efficace, régulièrement victime d'absences qui le font penser à haute voix, à la grande inquiétude de ses auditeurs. Les trois fugueuses étouffent dans leur quartier résidentiel où l'on finit par confondre sa maison avec celle du voisin, environnement confortable, certes, mais ennuyeux à mourir. Une fois parties à l'aventure, elles auront à faire face à une autre réalité, périlleuse, menaçante. Leur équipée sauvage les fera passer entre les mains de flics ripoux puis de miliciens paranoïaques patrouillant en forêt pour guetter les signes d'une invasion bolchevique. 

Dante et Haas savent manier le suspense et suggérer le danger. Le malaise n'est jamais loin. À plusieurs reprises, l'épopée menace de basculer dans le drame, mais les auteurs savent trouver le ton juste pour échapper au rôle de donneurs de leçon et rester dans le cadre du divertissement plein d'esprit et de piquant, sans méchanceté gratuite ni angélisme complaisant. Aussi le spectateur rit souvent au cours de cette balade à travers l'Amérique profonde, tandis que les moments de tensions lors de péripéties judicieusement distillées dans le métrage maintiennent constamment l'intérêt éveillé. Le rythme est particulièrement alerte, bien aidé en cela par une durée assez brève. Selon la volonté du réalisateur, « le film est aussi court que l'original aurait du être. » Le film de Cahn s'étalait en effet sur plus d'une heure et demi contre à peine une heure vingt ici.


Runaway daughters version '94 ne fait donc pas vraiment le récit d'une descente aux enfers mais revisite une époque et une société dans toute sa diversité. Sur fond de rock n'roll, le montage d'images d'archives qui ouvre le film et sur lequel se déroule le générique va brosser en quelques minutes le portrait de cette Amérique des fifties, entre idéalisme et vérité. La croissance économique est là, l'industrie du spectacle s'impose, la jeunesse s'amuse, mais on ne passe pas pour autant sous silence les inégalités sociales qui touchent la population noire, l'entrée dans l'ère nucléaire et la guerre froide, ou les débuts calamiteux de la conquête spatiale. C'est vraiment dans ce juste dosage que le film parvient à être constamment amusant sans cesser d'être intelligent pour le spectateur d'aujourd'hui. Et c'est comme tel qu'il est pensé.

Si le plaisir pris au visionnage du téléfilm est incontestable, on pourra cependant émettre une réserve à l'encontre du dénouement. Le choix d'un happy end n'est pas contestable en soi mais apparaît cependant un peu trop brutalement expédié pour être pleinement satisfaisant, au point qu'il menace de rendre bancal tout l'édifice. Nous ne le décrirons pas ici dans le détail afin de préserver les futurs spectateurs, mais il faut savoir que la virée s'achève de telle sorte qu'elle donne finalement l'impression de n'avoir été qu'une distraction parfaitement inconséquente alors qu'elle aurait pu marquer davantage l'esprit des jeunes filles, confrontées qu'elles ont été à des périls inconnus. Le film proposait pourtant un authentique voyage initiatique, et cette conclusion vient en désamorcer la portée. Aussi on quitte un peu l'aventure sur une note peu inspirée, alors qu'elle nous avait jusque là comblé. Nous ignorons si Dante et son scénariste ne se sont pas vu imposer une fin à ce point rassurante — ce qui n'aurait pas été une première pour le réalisateur. Il faudrait également pouvoir comparer avec le film original d'Edward Cahn, qu'on imagine plus dramatique, d'après toutes les informations récupérées à son sujet.


Sur le plan formel, Dante parvient miraculeusement à donner à son remake une authentique patine vintage, c'est-à-dire qu'il nous fait oublier assez vite qu'on est là face à une création des années 90. Les coiffures, les costumes, le travail sur la couleur et l'utilisation intelligente des décors, voitures et accessoires acquièrent très vite une dimension temporelle crédible et dépaysante. La mise en scène et la photographie aux ambiances très estivales sont en accord avec ces recherches, et on peut très facilement se persuader d'avoir affaire à une production millésimée 1950. Les allusions à cette époque, à ses peurs (l'atome, spoutnik), à ses plaisirs (les séries B fantastiques, la musique) et à son esprit de rébellion font ici sourire de la même façon que lorsqu'on les voit représentées dans le cinéma d'hier. La bande sonore est inévitablement contaminée par cette atmosphère, et les titres rock se succèdent, d'Eddie Cochran à Ricky Nelson, en passant par Fats Domino. Le film bénéficie également d'une musique originale de Hummie Mann, un compositeur que Dante retrouvera sur l'excellent téléfilm produit pour HBO en 1997, The Second civil war. Orchestré au synthétiseur, ce score peine malheureusement à cacher son manque de moyens et rabaisse un peu les prétentions du film au mimétisme.

Du côté de la technique, la production souhaite imposer un tournage rapide et un budget réduit. Ces contraintes tendent précisément à retrouver les conditions de travail en vigueur au temps d'AIP, ce qui convient tout à fait à un réalisateur comme Dante, venu lui aussi du cinéma d'exploitation. Runaway daughters sera ainsi mis en boîte en douze jours, avec de nombreux extérieurs en Californie du Sud, road movie oblige. C'est peu de dire que jamais le film ne semble pâtir de cette rapidité d'exécution. Dante prouve qu'il maîtrise l'art de faire beaucoup avec peu, ce que l'on savait déjà depuis ses toutes premières réalisations bricolées que furent Hollywood boulevard (1976) ou Piranhas (1978). Il n'a manifestement pas oublié les leçons dispensées par l'école de Roger Corman. 

Par souci d'efficacité et d'économie, les mêmes techniciens se partagent entre les différents films de la collection Rebel highway. Dante ne peut donc bénéficier de ses collaborateurs habituels, notamment pour la photographie, mais Richard Bowen s'acquitte de sa tâche avec talent. Au montage, on repérera le nom de Mark Helfrich, spécialiste du cinéma d'action (Rambo II, Predator, Le Dernier samaritain) et qui est aujourd'hui le monteur attitré de... Brett Ratner.

Diffusé sur l'antenne de Showtime le 12 août 1994, Runaway daughters reçoit un excellent accueil, le meilleur de tous les films de la collection. Durant les quatre années qui vont suivre, Joe Dante enchaînera encore plusieurs commandes pour la télévision avec plus ou moins de bonheur. Ce n'est qu'en 1998 qu'il se verra enfin offrir une occasion de travailler à nouveau pour le cinéma lorsque Steven Spielberg, par l'intermédiaire de son nouveau studio Dreamworks, lui confiera la mise en scène de Small soldiers. Un cadeau empoisonné qu'il parviendra néanmoins à transcender.



Toutes les citations sont extraites de l'ouvrage Joe Dante et les Gremlins de Hollywood, Éd. Cahiers du Cinéma/Festival international du film de Locarno, 1999

DOSSIER JOE DANTE :

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