13 février 2017

Jiro Taniguchi, le goût du détail

Au temps de Botchan (scénario : Natsuo Sekikawa), 1987-1996
À travers la figure d'un authentique romancier japonais de la fin du XIXe siècle, c'est tout le portrait d'une époque que tracent ici Taniguchi et son scénariste, cette ère Meiji qui vit le Japon basculer à vitesse grand V dans la modernité. On sent les deux auteurs fascinés par cette société, reconstituant minutieusement les lieux et les débats littéraires et politiques qui purent agiter les intellectuels d'alors, rendant compte de l'esprit de ce temps, de ses codes. Au risque d'être parfois un peu hermétique, tant les personnalités et les événements conviés dans ce manga pourront facilement échapper au lecteur occidental peu familier de cette Histoire.

Tout en optant pour une approche intimiste comme sait si bien l'illustrer Taniguchi, Au temps de Botchan a donc aussi des allures de fresque historique. C'est une œuvre souvent impressionnante par son ampleur et son humanisme. On a à la fois droit à un portrait de la société japonaise du début du siècle, avec ses soubresauts politiques, ses cercles artistiques, et à une biographie d'écrivain pleine de malice et de profondeur. C'est du grand art, fort bien raconté, mais c'est aussi un travail qui suscite assez peu d'empathie, un peu trop distant, la perfection du dessin, sa froideur technique n'aidant pas, étant ici rarement contrebalancée par les moments d'émotion.




L'Homme qui marche, 1991
Ce titre reste à mes yeux une œuvre essentielle, un ouvrage important à plus d'un titre. D'abord historiquement parce qu'il fait partie de la première fournée de mangas édités en France dans la collection pionnière de Casterman au début des années 90 (remember L'Habitant de l'infini, Gon, Blue... et Le Chien Blanco également de Taniguchi). Ensuite parce qu'avec ce travail, Taniguchi décidait de ralentir son rythme de production, et d'œuvrer sur un mode plus léger, contemplatif. Avant la découverte de Tsuge et Tatsumi, il a ainsi longtemps incarné pour moi le manga d'auteur, avec une approche complètement affranchie de ses codes si stricts. 

Contenant tout son projet dans son titre, L'Homme qui marche est ainsi pour moi un chef-d'œuvre de poésie, typiquement japonais dans sa façon de reporter l'attention sur les petites choses de la vie, d'exprimer toute une sensibilité à partir du presque rien, un frisson porté par le vent, ou la chaleur bienfaisante d'un après-midi de canicule sur le béton urbain. Le tout avec un style graphique incroyablement réaliste et détaillé, qui convient superbement à cette narration minimaliste au possible.





Kaze no Sho, le livre du vent (scénario : Kan Furuyama), 1992
Impeccable. On n'attendait peut-être pas l'auteur de Quartier lointain dans ce registre. C'est du chambara qui développe aussi bien ce qui concerne la voie du sabre que l'arrière-plan historique, avec complot politique, rivalités et sens de l'honneur. C'est manifestement très documenté, au point parfois de se montrer un peu complexe à suivre dans la restitution de tous les acteurs de la grande Histoire. Mais les auteurs parviennent toujours à y injecter la dose suffisante d'humanisme pour donner du cœur à la lecture.

En ce qui concerne le dessin, c'est du pur Taniguchi donc pas grand chose à en dire si ce n'est qu'il se montre aussi soigné dans le découpage et le dessin des scènes d'action — absolument ébouriffantes et dignes d'un Goseki Kojima — que dans les moments de repos, avec toujours ces incursions de bouts de paysages ou d'architecture au milieu des scènes.





L'Orme du Caucase (d'après Utsumi), 1993
Tout simplement magnifique. Taniguchi adapte des nouvelles du bienveillant Utsumi et avec une incroyable économie de moyens, parvenant à exprimer des choses profondes et bouleversantes, avec une délicatesse remarquable. L'auteur se révèle ici au sommet de son art, capable d'exprimer la fragilité et la préciosité de l'existence.

Ça reste un dessin de studio avec les assistants qu'il faut pour fignoler des décors un peu trop froids et parfaits mais c'est aussi ce qui permet d'imposer un rythme tranquille, fait de fréquents instants de pauses qui nous aident à prendre du recul sur ce qui est dit, à replacer les personnages dans une perspective plus large qui d'un côté les renvoie à leur solitude et de l'autre leur laisse du champ pour respirer et prendre le temps de se retrouver. Sans doute un des ouvrages les plus touchants que j'aie pu lire de l'auteur.





Un zoo en hiver, 2008
D'inspiration certainement autobiographique, l'auteur nous fait partager un peu de l'existence des mangakas de sa génération. On y suit en fait les tous débuts d'un jeune provincial, qui se fait embaucher dès son arrivée à Tokyo dans le studio d'un maître, à la fin des années 60. Le jeune homme n'est pas encore sûr de sa voie, et manquant un peu de caractère se laisse emporter par les cadences infernales, tandis que sa vie privée va se résumer à des nuits d'ivresses entre collègues dans les bars de Shinjuku.

Par son sujet, c'est un titre qui m'intéressait particulièrement, espérant une reconstitution de l'intérieur d'une époque, et de la façon dont le manga fonctionne en tant qu'industrie. Or si ces éléments sont bien présents, ça reste quand même très en surface. Un zoo en hiver relève finalement plutôt du récit d'apprentissage et pâtit un peu du caractère assez terne, pour ne pas dire niais de son protagoniste, qui manque cruellement d'épaisseur. Certes, ça reste toujours raconté avec une aisance qui force l'admiration, mais Taniguchi semble en être arrivé ici à un stade où il ne cherche aucune prise de risque, livrant une œuvre finalement trop lisse.




L'Homme qui dessine, entretiens avec Benoît Peeters, 2012
Le bouquin rêvé pour les amateurs du mangaka. Dans ces entretiens au long cours, Taniguchi évoque aussi bien sa vie, ses productions et ses techniques, que ses inspirations, son rapport au Japon et au monde. L'homme est humble, à l'image de ses œuvres. C'est copieux et passionnant. Je suis personnellement assez client de ces livres d'entretiens qui donnent l'occasion aux artistes de commenter rétrospectivement leur parcours, avec la juste distance critique. Pour peu que leur interviewer ait des réparties pertinentes, ce n'en est que plus passionnant.

Essayiste et scénariste, Benoît Peeters fait non seulement partie du métier, il a aussi été un des premiers européens avec Thierry Groensteen à réaliser le nécessaire défrichage du manga de qualité et en particulier la mise à l'honneur de Taniguchi dans la collection Écritures de Casterman. C'est donc un interlocuteur connaisseur et plein de finesse, et on partage vraiment ce sentiment de discussion d'égal à égal. Dans un genre proche, j'en profite pour recommander tout autant la discussion croisée entre Frank Miller et Will Eisner parue chez Rackham. Et évidemment — c'est le lot de ce genre de bouquin dès qu'il est réussi — ça donne juste envie de lire et relire les mangas de cet auteur majeur.

Taniguchi m'avait dédicacé mon exemplaire d'Au temps de Botchan 
lors d'une rencontre en 2003 à Angoulême...


2 commentaires:

Véronique Hottat a dit…

Bel hommage au maître du manga Jirô Taniguchi, qui vient de nous quitter récemment. Je note quelques références !

Elias FARES a dit…

Merci Sentinelle ! Hasard malheureux, j'avais pratiquement bouclé cette retrospective quelques jours plus tôt, et j'attendais juste de lire "Un zoo en hiver" pour la finaliser et la mettre en ligne. La triste nouvelle a précipité les choses...

E.