Jubilatoire. Ce n'est pas la première fois que Roman Kacew, désormais Romain Gary, publiait sous pseudonyme. Déjà en 1958, L'Homme à la colombe, fable amusante et légère brocardant l'inefficacité des Nations-unis en pleine guerre froide, paraissait planqué sous le nom de Fosco Sinibaldi. Mais c'est avec Gros-câlin qu'il inventa cet Émile Ajar destiné à rester dans la postérité. Est-ce ce recours à l'anonymat qui lui autorisa une telle liberté ? Toujours est-il que ce roman est un festival d'inventions langagières et syntaxiques, exercice de style complètement fou qui fait que pratiquement chaque ligne est une invitation au fou rire.
Dans ce récit à la première personne, le narrateur raconte sa relation affective et sa cohabitation avec un python de 2,20m de long dans son petit appartement parisien, et tout le trouble qui découle du fait qu'il se refuse à lui sacrifier des souris pour le nourrir. Manifestement pas très bien dans sa tête, et en décalage presque tragique avec la société, le héros contamine tout le texte par une approche du langage bizarre, prenant un mot pour un autre, utilisant (mal) des expressions toutes faites. Ça donne quelque chose qui m'a un peu fait penser au phrasé d'un Gad Elmaleh, toutes proportions gardées.
Une démarche aussi systématique pourrait être épuisante à la lecture s'il ne s'agissait que d'une démonstration de virtuosité gratuite. Mais derrière la folie douce, ce que le texte laisse deviner, ce qu'il fait affleurer, c'est le caractère profondément pathétique et touchant de cet être solitaire, individu paumé dans un monde moderne où les contacts se font rares, où les conventions et l'hypocrisie oppriment. Un frère humain tout simplement en quête d'amour.
La Vie devant soi, 1975
L'histoire est en soi très forte, mais c'est ici surtout le style qui met sur le derrière. Ce que j'adore c'est que Gary était déjà sexagénaire au moment de la rédaction, et qu'il parvient miraculeusement à incarner toute la vitalité de son gamin de narrateur par la magie de la langue. C'est un tour de force plein de poésie et de justesse, qui tient parfaitement sur la durée, parvenant à se renouveler génialement paragraphe après paragraphe. C'est un procédé qui peut donner l'impression de vouloir mettre à distance l'émotion, puisque c'est la voix de l'innocence enfantine qui est donné à entendre. Et pourtant, le lecteur adulte est bien à même de décoder la profondeur des drames qui sont derrière les mots, et c'est tout simplement bouleversant.
Le bouquin semble de plus porté par une sorte de rage contre les compromissions de la société, et en même temps une chaleur humaine dans la peinture de ces êtres en marge des faubourgs parisiens. D'où une vraie cohérence entre ces deux premiers livres signés Ajar. Dans Gros-câlin, on sent un peu plus le côté "performance" même si, comme je l'ai écrit, il y a un fond plutôt amer derrière la loufoquerie constante de cette langue tordue. Dans La Vie devant soi, l'écriture se veut le reflet fidèle de la candeur de l'enfant narrateur, et comparativement est peut-être plus rigoureuse. Dans les deux cas, ce ne sont pas des livres que l'on peut conseiller sur la seule foi de leur récit. Rien de ce qu'on peut en dire ne remplacera l'expérience de la lecture elle-même.
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