29 mars 2019

Histoire permanente du cinéma américain, 1942-1947

Son of fury (Le Chevalier de la vengeance), John Cromwell, 1942 
Une œuvre vraiment très étonnante qui démarre comme un film en costume dans l'Angleterre du XIXe, avec un enfant que l'on a dépossédé de son titre de noblesse, puis bascule de manière inattendue dans le film d'aventures exotiques avec traversée des océans et longue escale paradisiaque sur une île polynésienne, avant un troisième acte où la vengeance proprement dite s'accomplit pour cependant ne pas s'achever là où on pouvait s'y attendre. 

Si la mise en scène de Cromwell et sa photographie sont remarquables d'élégance, ce Son of fury se distingue également par son casting trois étoiles : Tyrone Power a vraiment la classe en fier héritier, George Sanders est toujours impeccable dans un rôle d'odieux imposteur, Frances Farmer joue sa fille, John Carradine un compagnon de voyage farouche mais fidèle en amitié, et on a même droit à un Roddy McDowall tout jeunôt pour interpréter le héros enfant. Mais là où ce film fait très fort c'est dans le rôle donné à Gene Tierney. La découvrir soudain en vahiné à collier de fleur posée sur un rocher est une pure vision paradisiaque. Ses efforts pour parler anglais, ses roulements de hanche lors d'une scène de danse rituelle sont absolument charmants. Elle n'est évidemment pas du tout crédible, mais j'ai trouvé ça assez savoureux d'avoir osé pareille distribution.  Le film est vraiment très bon et passionnant, mais c'est vraiment toute cette partie centrale sur l'île qui finit par en faire un objet assez inédit, sans oublier sa conclusion aux accents carrément socialistes, la récupération de la richesse et de la propriété familiales ne faisant pas le poids face à l'amour pur et désintéressé.




Thank your lucky stars (Remerciez votre bonne étoile), David Butler, 1943
Une comédie musicale dans le genre all-star cast, portant à l'écran l'esprit des revues de music-hall en mettant à l'honneur la troupe de vedettes du studio, en l'occurence ici la Warner Bros. On est en 1943, et tout Hollywood se doit de participer à sa façon à l'effort de guerre. L'intrigue repose sur ce concept basique d'un grand show en train de sa monter, prétexte évident pour justifier l'enchaînement de numéros musicaux. On a alors droit à de savoureuses apparitions de Clark Gable, Errol Flynn, Humpbrey Bogart ou Bette Davis, parmi les plus notables, et dans leur propre rôle. C'est d'autant plus amusant que la plupart sont loin d'être des habitués des musicals, et d'avoir ainsi l'opportunité de les voir et entendre pousser la chansonnette n'a pas de prix.

Le procédé est parfois poussif, mais le plus inattendu c'est que le film est en fait vraiment drôle, plein de vrais bons gags qui fonctionnent, centrés autour d'un Eddie Cantor qui cabotine à mort dans un double rôle, et avec la présence du jubilatoire orchestre cartoonesque de Spike Jones et ses City sclickers. Si d'autres films fonctionneront sur encore le même principe de revue sans trop d'intrigue, comme La Parade aux étoiles (1943) de George Sidney, Hollywood canteen (1944) de Delmer Daves (encore avec Eddie Cantor), ou le Ziegfeld follies (1945) de Minnelli, ce titre de Butler m'avait laissé un délicieux souvenir.




Detour, Edgar G. Ulmer, 1945 
Road movie au budget de série Z, vrai film noir totalement jazzy, cauchemar éveillé, Detour est un pur bijou, captivant du début à la fin. La réussite est due en grande partie à la qualité des dialogues, irrésistibles par leur cynisme, signés Martin Goldsmith, qui adaptait ici son propre roman. Rien que le monologue de la voix off est un modèle. Habitué malgré lui aux productions fauchées, Ulmer se dépatouille merveilleusement du manque de moyens par une mise en scène au cordeau, une concision de la narration et un minimalisme des effets d'une efficacité totale.

On baigne dans un parfum de mystère et de fantastique qui fait que, le temps de la durée éclair du film, le protagoniste (excellent Tom Neal) est poursuivi par la poisse. Le résultat est un équivalent cinématographique littéral du roman pulp, tel que le magnifieront à leur tour un Richard Fleischer (The Clay pigeon, 1949) ou un Robert Aldrich (Kiss me deadly, 1955). Une jouissance de spectateur, du très grand cinéma !




Monsieur Verdoux, Charles Chaplin, 1947
Revu pour mon plus grand plaisir, et je dois dire que le trouble qui m’a saisi sur la fin a mis un certain temps à me quitter. Comment ne pas se régaler de la subtilité du jeu et des dialogues de Chaplin, qui compose un Verdoux incroyablement galant homme (Landru pour ne pas le nommer), laissant parfois affleurer une douleur profonde et inapaisée, une véritable rancœur désabusée sur la condition humaine. Les sommets du film étant ces scènes de dialogue entre Verdoux et la jeune fille qu’il recueille un soir pour l’empoisonner, donnant lieu à une réflexion bouleversante sur le bonheur et la dureté de l'existence, le pessimisme et la foi en l'amour. 

La mise en scène est la plupart du temps assez fonctionnelle, très théâtre filmé. Décors toujours cadrés du même angle, acteurs au premier plan, regards caméra complices. Se détachent alors d'autant mieux les scènes à suspense, les meurtres, la géniale scène du mariage et les deux derniers plans. Le burlesque n'est pas oublié, tant dans la gestuelle que dans certains gags où le corps de Verdoux devient élastique, de même que par l'utilisation savant des effets sonores. Et puis gloire à Martha Raye à l’abattage inoubliable  (« Pigeon ! »).

Il y aurait énormément de choses à dire sur ce film dense et très personnel, réquisitoire glaçant contre la guerre, enfonçant le clou posé par Le Dictateur. Chaplin fut pratiquement empêché de tourner depuis la sortie de ce dernier en 1940. Assez hallucinant de voir à quel point la campagne promotionnelle de l'époque tentait à tout prix de persuader le public qu'il y aurait une continuité avec le personnage de Charlot, alors que Verdoux propose une rupture totale, un abandon de ce burlesque muet que Le Dictateur parvenait encore à porter au sommet. Avec Verdoux, Chaplin embrasse définitivement l'art du dialogue, et il nous force de façon plus qu'inconfortable à adopter le point de vue du criminel mettant le monde qui l'a créé en accusation. Il y a ici à l'œuvre une liberté de ton qui fait pour moi tout le prix de ce film, si cruellement rejeté à l'époque par le public comme par la critique. Peut-être est-ce pour cette raison que de toute sa filmographie, c'est ce titre qui m'inspire peut-être le plus de sympathie.

Aucun commentaire: