5 décembre 2018

Le Cinéma de Jean Renoir II. 1937-1939

La Grande illusion, 1937
Un film de guerre sans batailles et pourtant plein de scènes cinématographiquement intenses. Des acteurs magnifiques — avec au sommet le trio Gabin / Fresnay / Von Stroheim — et des dialogues touchés par la grâce, loin de tout manichéisme. En offrant à Von Stroheim ce rôle mémorable et plein de génuflexions du commandant Von Rauffenstein, Renoir témoignait en quelque sorte sa reconnaissance au réalisateur qui l'avait fascinéLa bande des prisonniers est une savoureuse brochette composée des fidèles Carette, Dalio et Gaston Modot, réjouissant le spectateur de leurs bons mots, l'émouvant de leurs espoirs. Le film est d'autant plus admirable qu'il était assez audacieux pour l'époque, osant courageusement évoquer en pleine entre-deux guerres l'idée d'une possible amitié franco-allemande, quand bien même la réalité de la guerre rattrapera tout le monde, faisant voler en éclat cette illusion.

Comme de nombreux Renoir, c'est un film qui révèle de nouvelles richesses à chaque visionnage. Le cinéaste montre bien que la guerre laisse certaines choses intactes comme la notion de classe — même dans des camps opposés Von Stroheim et Fresnay se comprennent — mais peut aussi faire évoluer ces rapports — Fresnay et Gabin sympathiseront. Le monde serait-il en train de changer ? Entre sens du devoir et patriotisme, quelle est la place de l'honneur ? Au milieu de tout ça, Renoir parvient à mélanger l'humour au drame avec un brio qui me bouleverse tellement je trouve ça beau (superbe scène du spectacle de travesti). Preuve de sa grandeur, tous les films de camps de prisonniers qui lui feront suite ne feront qu'en reprendre les principaux motifs : Stalag 17, Le Pont de la rivière Kwaï, La Grande évasion... jusqu'au Caporal épinglé.




La Règle du jeu, 1939 
L'un de mes films fétiches, avec lequel j'entretiens un rapport très personnel (et passionnel), parce qu'il parle de spectacle, de la société de son temps, et parce qu'il offre des numéros d'acteurs délicieux (Carette, Dalio, Modot, encore eux, mais aussi Renoir himself). Je pense que c'est de là que vient mon goût pour ce qu'on appelle le film choral, genre qui ne compte pas tant de réussites (parmi celles-ci, je citerai Mikhalkov et son merveilleux Partition inachevée pour piano mécanique). Soit ces récits collectifs où toute une troupe est donnée à observer dans un contexte précis, avec une unité de temps et de lieu qui permettra aux masques de tomber, aux rancœurs et regrets de surgir. 

Avec une intelligence qui me laisse pantois à chaque visionnage, Renoir transposait là Les Caprices de Marianne de Musset. Et tout est justement ici question de théâtre, de représentation et de la façon dont on est capable de s'affranchir des règles sociales. Et si l'on enlève tout l'apparat de châtelain, je trouve que ce qui se joue ici reste parfaitement contemporain, universel. Connaissant ce film presque par cœur, je me délecte de la moindre subtilité du jeu des acteurs, leur phrasé comme leur gestuelle. Dalio et Carette sont tout simplement géniaux, parvenant à exprimer une complicité qui finit par devenir très touchante, où les classes sociales se mêlent pour exprimer le même désordre des passions. Et ce n'est pas un hasard si Renoir s'attribue le rôle d'Octave, cet entremetteur bouffon qui se rêvait chef d'orchestre, à l'ombre de son père, et finira en costume d'ours. Par l'assurance qu'il met dans son jeu, par la profonde humanité qui se dégage de lui, Octave parvient à me toucher profondément. Sa larme à l'oeil qu'on surprend après qu'il ait finalement "rendu" Christine à Jurieu me déchire toujours le coeur.

Le réalisateur orchestre son film comme une véritable symphonie, avec différents mouvements plus ou moins rythmés. L'hystérie qui va saisir le château lors de l'ultime soirée est évidemment un des grands moments du film, avec une gestion de l'espace et des déplacements des personnages totalement virtuose, sur un rythme de folie qui emporte tout sur son passage. Du sous-sol où règnent les domestiques aux chambres à l'étage où se trament des complots, une sarabande se joue, faisant voler en éclat les conventions. Derrière le jeu de masques et de dupes, Renoir révèle toute l'hypocrisie d'une société avec autant de rage que de malice. Je reste confondu devant la richesse de cette œuvre fabuleuse.

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