1 avril 2020

Le Cinéma d'Ettore Scola I. 1970-1977

Dramma della gelosia (Drame de la jalousie), 1970
J'ai découvert Scola — et la comédie italienne véritablement — avec ce titre. Un ravissement qui, par son mélange des tons et ses trouvailles formelles, représentait alors pour moi une sorte d'idéal de cinéma. Je fus conquis dès son ouverture d'anthologie qui scelle d'entrée le charme du film : reconstitution d'une scène de crime, avec la voix off de Monica Vitti attribuée à un petit moustachu, effet garanti ! Tout le long du film, la réalisation de Scola ne s'interdit rien, déborde d'une folle inventivité, brise le quatrième mur avec une joie communicative. Le scénario coécrit par Age et Scarpelli bascule avec génie de la comédie bouffonne et pathétique au drame le plus cruel, atteint un équilibre miraculeux entre l'impitoyable satire sociale et la drame romantique le plus poignant.

Par son titre comme par son point de départ, Drame de la jalousie semble directement puiser son inspiration à la rubrique faits divers d'un quotidien à sensation, accordant son regard à ce qui en temps normal devrait se cantonner à un traitement anecdotique édifiant, élevant ses personnages de prolos au rang noble de figures tragiques. Tout ce travail est évidemment parachevé par le talent de comédiens qui donnent tout. Mastroianni, Vitti et Giannini composent ainsi un inoubliable triangle amoureux, parfaitement à l'aise pour accompagner ces scènes à ruptures de ton dans lesquelles soudain le rire s'étrangle dans votre gorge (« Adelaide ! »). Et puis les délicieuses mélodies d'Armando Trovajoli...





C'eravamo tanto amati (Nous nous sommes tant aimés), 1974
À l'époque de sa découverte, Drame de la jalousie fut pour moi une révélation telle qu'elle me permit d'établir la liste de mes trois films préférés de tous les temps (les deux autres étant Bande à part et Sunset boulevard). Privilège qui ne lui fut ravi que par Nous nous sommes tant aimés, qui représente encore aujourd'hui pour moi le sommet de la comédie italienne, portant au plus haut toutes les ambitions formelles et narratives patiemment construites par Scola, Age et Scarpelli au fil de leur carrière. Prolongeant les trouvailles de Drame de la jalousie, la mise en scène fait preuve d'une liberté aussi réjouissante que bouleversante : le générique d'ouverture bien déstabilisant qui va démarrer le premier flashback, les personnages qui suspendent une scène pour partager leurs émotions et doutes au spectateur, le magnifique fondu du noir et blanc à la couleur, la sublime scène du photomaton, la façon de faire naître de douloureux quiproquos... Le mélange typique et que je goûte tant de comédie et de gravité trouve ici un écrin merveilleux.

« Nous voulions changer le monde, mais c'est le monde qui nous a changés. » Par le prisme de cette amitié née dans la Résistance, le scénario retrace rien de moins que trente années d'évolutions de la société italienne. La mélancolie du film, avec ce carré fraternel et ses désillusions existentielles, me touche au cœur. Car si c'est l'amertume qui finit par dominer l'ensemble, Scola ne cède pas pour autant au désespoir. Le film sait également être incroyablement chaleureux, nous faisant partager de près la vie de ses personnages (leurs rendez-vous réguliers au restaurant, les private jokes, leurs controverses passionnées). Les mots me manquent pour louer la parfaite justesse d'interprétation, et celle de Manfredi et Gassman en premier lieu. Dédié à De Sica, le film est aussi une déclaration d'amour au cinéma italien et à Rome, de la scène primordiale située Piazza di Spagna à la reconstitution du tournage de La Dolce Vita. Le chef-d'œuvre de Scola, donc l'un des plus beaux films du monde.





Brutti, sporchi e cattivi (Affreux, sales et méchants), 1976
Après ce sommet de grâce, Scola ne se repose pas sur ses lauriers, prenant son public à rebrousse-poil en plongeant avec délectation l'objectif de sa camera dans les bas-fonds de l'humanité. Avec son titre digne d'un Reiser, Affreux, sales et méchants est une farce jouissive qui s'acharne à mettre à mal toute capacité d'empathie du spectateur. On peut y voir le dernier vestige de l'héritage néoréaliste qui amena le cinéma italien de l'après-guerre à filmer les habitants des faubourgs. Sauf qu'on a définitivement épuisé la vision poétique qu'y projetait encore un Pasolini ou un Fellini, et que Scola va se complaire dans le mauvais goût. Où le bidonville n'est que le miroir grossissant d'une société arriviste et individualiste, humaine trop humaine. Finie la chaleur des "petites" gens, leur innocence politique, leur capacité à sublimer un quotidien ingrat, si souvent vantée au cinéma. Le trait est grossi, la charge féroce, la corruption est achevée. Et l'on assiste, ébahi, au ballet de cette famille d'irrécupérables, truandant entre eux et proclamant l'immoralité à tous les étages de leur brinquebalant foyer. Pivot de ce jeu de massacre, un Nino Manfredi triomphant en ignoble patriarche assis sur son magot.

Scola rend ses personnages si repoussants, si détestables, qu'on ne sait même plus si on doit encore rire d'eux. Le film est assurément le reflet de cette époque où l'industrie cinématographique italienne est devenue la plus subversive au monde, celle qui verra défiler sur les écrans des œuvres aussi jusqu'auboutistes que Le Dernier tango à Paris (1972), La Grande bouffe (1973)Portier de nuit (1974) ou Salo (1975), qui provoquèrent scandales publics et — parfois — reconnaissance critique. Et je ne parle même pas des excès du cinéma bis craspec commis de leur côté par les Deodato, D'AmatoLenzi, Fulci et autres Tinto Brass. Affreux, sales et méchants est sans doute moins sinistre, ça reste cependant un de ses films vers lesquels on ne revient pas non plus de gaieté de cœur.






Una giornata particolare (Une journée particulière), 1977
Après la caricature bruyante, l'exquise délicatesse. Scola, qui goûtera de plus en plus les défis et les concepts (La Terrasse, Le Bal, La Famille, Quelle heure est-il, Le Dîner), s'impose ici un cadre aussi épuré que possible, quasiment théâtral : huis-clos, action en temps réel, deux personnages. Soit un dispositif idéal pour mettre en exergue la condition humaine de deux êtres isolés dans leur environnement, deux individus en marge d'une société qui ne leur concède aucun droit, littéralement condamnés à observer de loin la marche de l'Histoire, les défilés d'une Italie fasciste alors à son zénith. Seuls comme s'ils étaient les derniers humains. Cette brève rencontre de deux solitudes se déroule dans un monde dont les haut-parleurs proclament l'avénement et qui n'aura donc aucune raison de changer à leurs yeux, de devenir meilleur. La sombre réalité n'est que temporairement reléguée à l'arrière-plan. Pas d'espoir à attendre, leur seule liberté sera de vivre le moment présent. Juste se retrouver et vivre.

Et Scola de magnifier cette parenthèse tragique avec une remarquable subtilité. Rien d'appuyé dans les dialogues ou la mise en scène, qui exploite intelligemment toutes les possibilités de son décor unique pour ne jamais donner l'impression de théâtre filmé. Un tel projet ne fonctionne évidemment que si son duo d'acteur est au diapason. Mastroianni et Loren avaient déjà partagé l'affiche sur pas moins de huit longs-métrages, leur capacité à jouer d'harmonie n'est donc plus à démontrer. Et pourtant il y avait un vrai risque pour eux à assumer des personnages assez éloignés des rôles auxquels ils nous avaient habitué jusque là. Ils offrent assurément là parmi les plus belles prestations de leurs admirables carrières. 



LE CINÉMA D'ETTORE SCOLA :

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