4 janvier 2017

Lectures de lecteurs de lecture

Émile Littré, Comment j'ai fait mon dictionnaire de la langue française, 1880
Sans doute pas aussi indispensable sur le sujet que le définitif Dictionnaire amoureux des dictionnaires composé par Alain Rey, néanmoins on se réjouira d'avoir à notre disposition ce témoignage de première main. Modestement, Littré rend compte de façon très agréable et très instructive à la fois du contexte et des méthodes qui ont accompagné l'établissement de son grand-œuvre, vaste et inédite entreprise de rationalisation de la langue française. On y suit comme un feuilleton le cours de ses livraisons successives à son patient éditeur.

Comment j'ai fait mon dictionnaire prend ainsi de véritables allures de "making of". L'aspect sans doute le plus étonnant est cette volonté régulièrement affirmée de l'auteur de réintroduire sa part d'humanité dans une tâche qui pourrait précisément paraître proprement inhumaine.





Emmanuel Carrère, Le Détroit de Behring, 1986
Passionnant et stimulant essai sur l'uchronie, ses présupposés et ses enseignements, avec déjà cette façon qu'a l'auteur de s'impliquer personnellement dans son sujet, démarche qui devra cependant encore attendre la publication de L'Adversaire avant de pleinement s'imposer. Sous ces apparences de mémoire de fins d'études, c'est donc un travail qui s'inscrit incontestablement dans l'œuvre si singulière de Carrère, à laquelle je suis si sensible. En effet, derrière l'apparent jeu littéraire, Carrère dévoile tout ce qui peut s'y dissimuler en matière de mélancolie, de regret ou d'obsession maladive. On ne s'étonnera évidemment pas de le voir réinvestir le sujet quelques temps plus tard en consacrant une biographie à Philip K. Dick, auteur régulièrement convié dans son œuvre.

L'uchronie propose qu'à partir d'un tronc commun l'Histoire a bifurqué de celle que l'on connaît. Il s'agit ensuite pour le romancier, l'essayiste ou le moraliste de développer et d'imaginer à partir de là le récit des événements qui en découlent. De broder d'infinies potentialités à partir d'un tout petit « Et si...? » : et si Napoléon avait vaincu à Waterloo ? Ou bien : et si l'Allemagne nazie avait gagné la guerre ? Et Carrère de fournir quantité d'exemples aussi savoureux que vertigineux, qui furent certainement en bonne place dans la bibliothèque d'un Borges.




Alberto Manguel, Une histoire de la lecture, 1998
Il y semble qu'il y a vraiment des personnes pour qui le qualificatif "érudit" semble avoir été inventé. Argentin polyglotte, Alberto Manguel est incontestablement de ceux-là. Il eut sans doute le meilleur job d'étudiant au monde, à savoir faire la lecture à son compatriote aveugle, Jorge Luis Borges. Et c'est donc avec autant de science que de sensibilité qu'il nous invite ici à un voyage généreux — le bouquin est épais — et passionnant sur la pratique et les évolutions de la lecture au fil des siècles et sur quasiment tous les continents. Ça commence par les premières pierres gravées et se poursuit jusqu'à l'écran d'ordinateur, en passant par les incunables de Gutenberg

Le titre n'est donc pas trompeur. Passées les premières dizaines de pages qui laissent à penser qu'on n'aura affaire qu'à un exposé scientifique, on se laisse vite prendre au jeu et on dévore le reste. Qu'il s'agisse du support proprement dit, du rapport biologique entre la lettre, l'œil et le cerveau, ou des diverses fonctions sociales de la lecture, Manguel aborde quantité de sujets et on est bluffé par tout ce que ce mode d'activité en apparence passive peut raconter sur l'humanité, au-delà de son seul contenu, le texte. Du coup, ça devient un des rares essais dont on n'a pas envie d'arriver au bout, comme avec les meilleurs romans.




Annie François, Bouquiner, 2000
Sous-titrée judicieusement par le néologisme "autobiobibliographie", il s'agit d'une compilation de courtes réflexions vraiment pertinentes, quoique parfois snobs, sur l'expérience d'une lectrice, que l'auteur s'efforce de faire accéder à une forme d'universalité, donc quelque chose de partageable.

On est pratiquement là dans un genre littéraire en soi, qui a souvent son propre rayon en librairie, livres de variations sur les joies de la lecture, qui jouent sur la connivence avec nos propres pratiques. Et dans ce genre, parfois trop superficiel, ou trop complaisant, c'est l'un des ouvrages les plus délicieux que j'ai pu lire.









Pierre Bayard, Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?, 2007
Ça faisait longtemps que cet auteur m'intriguait, avec sa série de bouquins semblant proposer une approche désacralisée de notre rapport à la littérature. On citera pour la bonne bouche les titres prometteurs des autres essais signés BayardLe Plagiat par anticipation, Comment parler des lieux où l'on n'a pas été ? À lui seul, il a justifié l'existence de la collection Paradoxe publiée aux Éditions de Minuit. Malgré ce titre malin, on n'a cependant ici pas du tout affaire à une farce, mais à un essai audacieux et en fait assez convaincant sur la notion de non-lecture, ce qu'elle signifie et ce qu'elle entraîne dans nos sociétés culturelles. L'humour est surtout présent dans l'acceptation du postulat. 

Une fois dépassés les sentiments de honte et d'hypocrisie, on accède à la compréhension de notions telles que la bibliothèque collective et le livre intérieur. Peu importe finalement d'avoir lu tel ouvrage puisque seule compte à l'arrivée la capacité à en faire coïncider l'idée de son contenu avec les attentes de notre entourage. Où la non-lecture devient acte de création et outil de psychanalyse. Bayard illustre méthodiquement sa thèse en puisant dans une série d'exemples qu'il avouera avoir en fait seulement parcourus, et qui vont du Nom de la rose au Troisième homme, en passant par les Illusions perdues.





Umberto Eco & Jean-Claude Carrière, N'espérez pas vous débarrasser des livres, 2009
Chronique précédemment publiée ici à l'occasion de ma rétrospective Umberto Eco.


















Charles Dantzig, Pourquoi lire ?, 2010
Le titre et l'épaisseur promettaient sans doute trop. Le résultat m'est apparu du niveau d'une bonne dissertation. Derrière l'érudition attendue, espérée, on y trouve des idées certes intéressantes mais développées dans un style plat et empreintes d'un snobisme souvent agaçant, sans doute assumé histoire de faire réagir, mais j'aurais préféré davantage d'impressions de sincérité. 

Avec un titre pareil, en tant qu'amoureux de la lecture, on s'attend en effet plutôt à jubiler et à partager des sentiments universels, qui sont ici trop peu présents. Bref, sans aller jusqu'à parler d'une imposture, je reste sur le souvenir d'un bouquin sans grand intérêt.

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