6 novembre 2015

CLINT 2/1980-1989




Bronco Billy, Clint Eastwood, 1980
Son visionnage relativement tardif fut pour moi une extraordinaire découverte. Je suis aujourd'hui bien tenté de le considérer comme l'un des plus beaux films de son auteur. Le scénario est vraiment très riche, avec cette nouvelle famille recomposée de parias de l'Amérique. L'atmosphère bien Middle West s'inscrit dans la même veine qu'Every which way but loose, son tournage précédent. Et derrière l'humour bien présent et souvent généreux se dissimulent une vraie humanité et la quête d'un idéal, de quelque chose qui n'a jamais existé que dans un passé mythifié. 


Bronco Billy McCoy est un personnage passionnant, jouant le jeu des gosses qui voient en lui un héros, chef autoritaire et de mauvaise foi aux coups de gueule hilarants, et qui se révèle vraiment émouvant lorsqu'il laisse un peu parler son cœur. Sondra Locke reprend le rôle de la garce de service où elle excelle, et les rapports amour/haine entre les deux ne sont pas sans évoquer certaines screwball comedies de la grande époque. On pense également au cinéma de John Ford dans sa tendance à privilégier les moments creux, ceux où s'exprime la chaleur humaine, plutôt que de se contenter de la seule progression narrative. Et puis quelle brillante idée que ce chapiteau fabriqué par des malades mentaux aux couleurs du drapeau américain. Formidable.




Any which way you can (Ça va cogner !), Buddy Van Horn, 1981
Everywhich way but loose avait fait un carton, le plus gros succès qu'aura connu Malpaso, la société de production d'Eastwood. Homme d'affaires avisé, celui-ci s'autorise donc logiquement une suite, confiant cette fois la mise en scène à son fidèle chef cascadeur Buddy Van Horn, qui s'acquitte ici de sa tâche sans réel génie. On est en effet bien loin de l'énergie et de la fraîcheur du premier opus. Les personnages sont moins bien écrits. Sondra Locke joue les utilités. 

Si quelques gags font toujours mouche (Clyde défonçant les bagnoles, le gang des Black Widows toujours aussi rigolo), le film se vautre un peu trop souvent dans la vulgarité — parfois réjouissante c'est vrai, mais souvent repoussante. Il y a en particulier cette infâme nuit au motel où tous les personnages semblent soudain pris d'une frénésie sexuelle, y compris Clyde et cette bonne vieille Ma. L'aspect le plus réussi demeure la confrontation entre les deux champions du film, Philo Beddoe et son adversaire Wilson. Confrontation faite de fair play malgré la présence de mafieux en organisateurs de combat. La baston finale demeure un moment d'anthologie pour les amateurs de bourre-pif et de cinéma burlesque. Musicalement, l'atmosphère country est toujours aussi agréable, avec notamment le chaleureux morceau d'ouverture Beers to you, interprété par Clint et Ray Charles.




Firefox, Clint Eastwood, 1982
Certainement l'un des films les moins intéressants et les moins personnels de Clint, mais sa présence et son talent de réalisateur en font un divertissement efficace. Pour moi c'est surtout un grand souvenir d'enfance. La photo de Bruce Surtees est superbe, le scope est géré avec élégance. La première partie joue la carte de l'espionnage et de l'infiltration. Le vétéran Mitchell Gant reprend du service pour aller dérober un avion top secret au cœur même du territoire ennemi. La tension est permanente, le héros ne cessant de voir son identité contrôlée par la police moscovite ou le KGB. Et on a vraiment le sentiment que la moindre erreur peut lui être fatale. Film de guerre froide, Firefox est également un bel exemple de ce qu'on a pu appeler le cinéma reaganien. Le régime soviétique nous est montré comme un état policier où même les touristes américains sont suspects, où le délit d'opinion existe et vous condamne à des années de cachot. Les militaires sont du type droit dans mes bottes et ont toujours un train de retard sur la stratégie des américains. Et si leur Firefox est effectivement d'une technologie supérieure, ils le doivent en grande partie aux scientifiques juifs qu'ils détiennent prisonniers et qu'ils obligent à collaborer. Heureusement, les autorités russes n'ont pas su éteindre le sentiment d'injustice et de révolte et l'on croisera quelques opposants prêts à se sacrifier pour la cause américaine. 

Parmi les points vraiment faibles, on sourira de l'inévitable trauma vietnamien qu'Eastwood ne fait pas beaucoup d'effort pour rendre convaincant (flashback aux effets de montage paresseux, frémissement de narine). La dernière partie vire au spectaculaire avec cette longue fuite à bord du Firefox et ce déploiement d'effets spéciaux signés John Dykstra, plutôt sympathiques même si les incrustations ont un peu mal vieilli. L'appareil supersonique file en rase-mottes, créant derrière lui un souffle qui retourne les forêts et soulève les océans. En parallèle, on a droit aux réunions stratégiques il est vrai peu palpitantes de l'état-major soviétique, face à la coolitude des ricains. Le duel entre les deux avions sera le clou du spectacle. Redécouvrir Firefox en VO change pas mal la personnalité du protagoniste. La voix de Clint semble beaucoup moins assurée que celle de son doubleur, rendant donc son personnage bien plus vulnérable. J'ai vu le film un paquet de fois en VF et je m'étais au contraire habitué à un héros plutôt décontracté, notamment sur quelques répliques que j'adore mais qui n'ont plus du tout le même ton en VO.



Honkytonk man, Clint Eastwood, 1982
Si Firefox apparaît à juste titre comme une production artistiquement peu ambitieuse, voire sans risques, il a permis  en contrepartie à son réalisateur de pouvoir tourner un projet plus personnel. Eastwood produira ainsi à plusieurs reprises au cours de sa carrière des films ouvertement commerciaux, comme gage destiné aux studios lui offrant ensuite plus de liberté pour des œuvres plus fragiles. Maîtrisé, profondément humain et humble, Honkytonk man est un road movie initiatique qui se révèle aussi riche qu'émouvant dans son portrait d'une certaine Amérique. À travers la peinture d'une relation adulte/gamin — qu'Eastwood abordera sous un angle nouveau avec Un monde parfait — c'est tout un pan de l'Histoire américaine qui nous est ainsi dévoilé. 

On retrouve cette thématique de la famille recomposée, avec notamment le personnage du grand-père, dernier témoin d'un monde révolu. Le film est touchant parce qu'il pose un regard juste sur ses héros, il ne les idéalise aucunement, oscillant entre le drame et de vrais moments de drôlerie picaresque. Il me semble vraiment passionnant parce qu'il autorise plusieurs approches, la musique n'en étant pas la moindre, et la bande son est à ce titre superbe. Si on peut trouver la conclusion prévisible, sa simplicité me laisse toujours bouleversé. L'idée que la musique rend l'homme éternel est toute simple, mais c'est amené sans prétention et je trouve ça beau.




Sudden impact (Le Retour de l'inspecteur Harry), Clint Eastwood, 1983
On retrouve cette bonne vieille trogne d'inspecteur, plus rentre-dedans que jamais. Il sème les cadavres partout où il passe, collant des sueurs froides à ses supérieurs. Ce quatrième épisode de la série semble chercher à atteindre de façon presque maladive un point-limite, poussant la logique du personnage jusqu'à rendre indispensable une sortie de route. On quitte alors San Francisco pour la petite ville portuaire de San Paulo. Les punchlines sont toujours aussi irrésistibles, mais l'enquête principale qui l'a amené ici révèle un drame bien malsain qui finit par largement prendre le pas sur cette apparente légèreté. Ça en devient même assez surréaliste avec une bande de tarés congénitaux, un décor de fête foraine, et toute une série d'images bien symboliques. 

En ange exterminateur, Sondra Locke est excellente, entre froide détermination et vraie fêlure (terrifiant autoportrait peint). Harry Callahan lui-même devient inhumain, sortant miraculeusement indemne des nombreuses tentatives d'assassinat, allant jusqu'à surgir d'une poubelle et revenant quasiment d'entre les morts à la fin. Eastwood donne l'impression de s'autoriser toute latitude pour ne pas sombrer dans la facilité de la redite. Tout n'est pas toujours inspiré : l'utilité douteuse du pote d'Harry, le clébard pêteur ; Mais au final, c'est un polar assez déstabilisant, d'une noirceur inédite.




Tightrope (La Corde raide), Richard Tuggle, 1984
Excellent film où Clint interprète avec talent un flic particulièrement ambigu, à côté duquel Dirty Harry fait presque figure de mormon. Il poursuit avec cette histoire de serial killer l'exploration de sa part sombre, et ce n'est guère reluisant. Divorcé et père de deux enfants, Wes Block est habité par certaines obsessions que son travail et cette enquête en particulier lui permettent de concrétiser. En gros, ça suinte pas mal le sexe et l'on navigue entre fantasme, folie et crudité bien réelle. L'ambiance de la Nouvelle-Orléans rend tout ça encore plus fascinant, avec ces scènes de carnaval, ces masques et tous ces bars louches, et la photographie de Bruce Surtees réalise encore des miracles. 

Si le mot "interlope" a un sens, c'est bien ici qu'il le trouve. On n'oubliera pas, par exemple, cette étonnante scène de la visite de la fabrique de bière, remplie de symboles sexuels. La psychologie du tueur échappe à toute logique, et sa capacité à apparaître n'importe où et à maîtriser une patrouille entière de police abuse certes un peu trop des conventions du genre, ou en tous cas demande beaucoup de crédulité au spectateur. Mais on est agréablement perdu par une intrigue et des effets qui multiplient les parallèles entre le serial killer et celui qui le traque. On se rend alors compte que le flic précède systématiquement le tueur, jusqu'à un ultime face à face assez éprouvant. Très chouette présence de la toute jeune Alison Eastwood. Le rôle de Genevieve Bujold est intéressant, mais sa relation avec Clint m'a parue un peu forcée.




City heat (Haut les flingues), Richard Benjamin, 1984
Prometteur sur l'affiche, le duo Reynolds/Eastwood aurait pu fonctionner davantage au sein de ce polar léger et rétro. Comme souvent, Clint conserve son attitude stoïque et mutique. Il reste passif durant les bagarres, jusqu'à ce qu'un coup qui ne lui était pas destiné l'atteigne. Il voit alors rouge et sort de ses gonds. L'effet est savoureux. En contrepartie, Burt est réellement celui qui emporte le morceau. Son personnage de détective privé fanfaron a bien plus de présence à l'écran et mène véritablement l'action. Les deux compères ne se réunissent vraiment que dans la dernière demi-heure, avec de bons moments bien loufoques, tel celui où ils font face au big boss portant une malette prétendument piégée, où lorsqu'ils vont libérer une amie retenue prisonnière dans un bordel. Burt visite alors les chambres déguisé en loup, et chaque ouverture de porte recèle un gag digne de Tex Avery

Je retiens également le personnage de la secrétaire, réussi et intéressant, ainsi qu'un happy end exemplaire. La mise en scène de Benjamin est la plupart du temps impeccable — alerte dirais-je même — sauf lors de quelques gunfights malheureusement assez confus. Sympathique reconstitution d'époque, avec ses vieilles bagnoles, ses mafieux, l'alcool de contrebande, le jazz et les speakeasies, le tout enjolivé par une très belle photo aux teintes sépia. On devine ce que Blake Edwards, qui  en a signé le scénario et qui était engagé au départ pour le réaliser, aurait pu faire d'un tel cocktail, lui qui a toujours su mêler avec une grande élégance les atmosphères rétro et la comédie.




Heartbreak ridge (Le Maître de guerre), Clint Eastwood, 1986
Un film qui exsude la testostérone, et qui n'est pourtant pas dénué de sensibilité. Clint s'est travaillé une voix étonnamment rauque, composant un vieux baroudeur ultra-décoré et plus que jamais irréductible face à un état-major qui le considère comme un fossile. L'atmosphère du camp de Marines autorise un langage particulièrement fleuri qui n'est pas sans rappeler les outrances de The Gauntlet

Eastwood assure donc le spectacle d'un film a priori bien codifié et parvient néanmoins à susciter une vraie empathie pour ses personnages, encore une fois en s'attardant sur les à-côtés de l'intrigue principale, c'est-à-dire en accordant l'attention nécessaire aux figures qu'il met en scène. Si Mario Van Peebles amuse en rock star de pacotille, le couple que forment Clint et son ex-femme, tous deux représentants de la vieille école et qui en ont souffert, est tout à fait savoureux (il faut voir Clint lire Cosmopolitan dans son pick up) mais aussi vraiment touchant. Le final avec le retour des héros vers ces femmes qui les attendent est d'une chaleur qui, une nouvelle fois, n'est pas sans évoquer certaines ambiances fordiennes. Parvenir ainsi à proposer un film aussi viril et pourtant plein de cœur est assez étonnant et fait pour moi tout le prix de ce titre. Dans la série des Eastwood mineurs, je le préfère d'ailleurs à Firefox. Le protagoniste y a plus d'épaisseur.




Bird, Clint Eastwood, 1988
Fabuleuse plongée dans une époque, dans un milieu, dans un corps, dans une tête. Devant ce film, j'oublie complètement que j'ai affaire à du cinéma, c'est-à-dire à une œuvre résultant de l'association de toute une série d'éléments. Évidemment, si je prends de la distance je suis capable de reconnaître le magnifique travail sur l'ombre et les couleurs de Jack Green, la bluffante direction musicale de Lennie Niehaus, la finesse du scénario et des dialogues de Joel Oliansky, l'interprétation phénoménale de Forrest Whitaker (mention spéciale à Diane Venora dans le rôle de Chan Parker), la justesse de la mise en scène d'Eastwood, toujours proche de ses personnages. 

Mais au final l'ambiance du film, son histoire, sa musique, m'ont littéralement absorbé. C'est d'une fluidité parfaite, et la dédicace finale aux musiciens du monde entier ouvre le film à d'insoupçonnées dimensions. Malgré un sujet qui présentait de nombreux risques, jamais Clint ne sombre dans la quête du pittoresque facile ou de l'emphase mélodramatique, nous épargnant toutes les balises habituelles du biopic. Une alchimie rare et précieuse. Un film profondément beau et magique. Un chef-d'œuvre.



White hunter, black heart (Chasseur blanc, coeur noir), Clint Eastwood, 1989
Un film qui est particulièrement cher à mon cœur puisque c'est celui qui à l'époque m'a révélé Eastwood en tant que grand réalisateur. J'ai très tôt eu un faible pour les films sur Hollywood et celui-ci nous offre le portrait délicieux bien que romancé d'un réalisateur qui ne pouvait que plaire à Eastwood. Vérité et fiction se mélangent, le script est plein d'idées et offre ainsi un récit stimulant pour un spectacle magnifique et troublant. Car à y regarder de plus près, le personnage de John Wilson est autant John Huston qu'un nouvel avatar du héros eastwoodien. 

Clint trouve certainement ici un de ses plus beaux rôles, loin de tout manichéisme, à la fois odieux et génial. Son obsession d'ordre quasi mystique, mettant en péril l'existence d'une production, est traitée tantôt avec humour tantôt avec une vraie gravité. Melville et le capitaine Achab ne sont jamais bien loin (et quoi de plus cohérent pour évoquer Huston ?). Et le dernier plan, la dernière réplique, sont sans doute un des morceaux de cinéma les plus vertigineux que je connaisse. Grand film.


DOSSIER CLINT EASTWOOD :

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