À l'occasion d'une rétrospective à la Cinémathèque française en 2007, j'avais réussi à croiser Mr. Lumet. M'attendant à voir un croulant de 83 ans quelle ne fut pas ma stupéfaction de découvrir un homme qui donnait facilement l'impression d'en avoir 20 de moins, tout sourire, portant jeans et casquette !
À l'instar d'un Frankenheimer ou d'un Schaffner, Sidney Lumet est issu de cette famille de cinéastes solidement formés par leurs débuts à la télévision. Il s'impose dès 1957 avec l'adaptation inégalée de Twelve angry men (Douze hommes en colère), brillant huis-clos qui transcende ses origines théâtrales par la seule force de sa mise en scène et de sa direction d'acteurs. Sa carrière s'est donc achevée en 2007 sur Before the devil knows you're dead (7h58 ce samedi-là), tragédie familiale qui n'est pas sans défauts dans sa narration mais qui emporte à la fin le morceau par sa bouleversante noirceur.
Le réalisateur laisse derrière lui une filmographie formidablement généreuse dans laquelle on pourra piocher en confiance. On y trouve à l'œuvre la même méticulosité du regard, avec souvent un côté film-enquête et une régulière fascination pour les mécaniques implacables qui enferment les personnages et les poussent à se dépasser. Lumet aura notamment livré quelques-unes des œuvres phares du genre policier, et offert surtout à ses acteurs parmi leurs meilleures performances (Al Pacino, Sean Connery, Treat Williams...). Voici quelques notes de visionnages pour lui rendre un juste hommage.
Terrassant. Lumet nous offre un film incroyablement éprouvant, filmant avec une acuité extraordinaire une atroce entreprise de déshumanisation, sans jamais verser dans un manichéisme simpliste ou une dénonciation consensuelle. Loin de se résumer à un jeu d'opposition entre prisonniers et matons, ce film d'hommes présente une galerie de personnages aux relations bien complexes. En tant que spectateur, on cesse vite de vouloir mettre tous le monde dans des cases et on regarde ces pauvres types se débattre dans une moiteur étouffante qui pousse vers tous les excès. Rarement la folie aura été filmée de manière aussi palpable. À peine quitté le smoking de James Bond, Sean Connery (qui porte déjà très bien la moustache), livre une des ses interprétations les plus intenses, s'abandonnant totalement aux souffrances de son personnage. Le film est presque une suite de moments anthologiques, soutenus par de formidables dialogues et mis en scène par une caméra constamment en mouvement, tandis que la fabuleuse photographie noir et blanc d'Oswald Morris génère d'écrasants contrastes qui participent pleinement de l'atmosphère. Et quel final !
Une véritable leçon de maître où se détachent bien certaines obsessions du cinéaste. C'est une œuvre d'une audace étonnante, courageuse, et je me demande même comment une telle production a pu aboutir. En France on n'avait pas osé montrer pendant des dizaines d'années Les Sentiers de la gloire (1957) de Kubrick, et l'armée britannique aurait pu largement trouver dans le film de Lumet de quoi lui faire subir le même traitement.
Deuxième des cinq films que Connery tournera avec Lumet, ici dans le genre bien balisé du film de casse, qui respecte les passages obligés : constitution du gang, préparatifs, réalisation du casse et petits soucis. Pour autant que les péripéties soient attendues, le résultat est vraiment passionnant grâce à des dialogues percutants qui profitent clairement d'une certaine libération des mœurs et de la censure. Ça parle en effet crûment de cul. Le personnage de Connery situe dès l'ouverture du film la question du braquage sur le plan sexuel. Sa petite amie lui reproche de vouloir régulièrement emprunter des "portes condamnées" et on la verra un peu traumatisée au lit après qu'il ait manifestement tenté de faire la même chose avec elle... Premier rôle de Christopher Walken, et interprétation pas trop cabotine mais bien surprenante de Martin Balsam en folle.
L'autre aspect intéressant est la fascination de Lumet pour la technologie, les personnages étant constamment mis sur écoute et filmés, et le réalisateur insiste sur la présence d'écrans vidéos. À la bande son, Quincy Jones fait place à des bruits électroniques, seul élément qui pour le coup vieillit mal. Tout ça s'ajoute à une construction faite de flash-forwards où une phrase enregistrée est reprise et analysée a posteriori par les enquêteurs, des témoins venant compléter ce que le spectateur vient de voir (un procédé repris notamment par Spike Lee dans l'efficace Inside man, 2006). C'est donc à l'arrivée un film étonnant de modernité, sur lequel il y aurait encore beaucoup à dire.
Grand film. Authentique fleuron du ciné ricain des seventies, qui s'inscrit dans la lignée de The New centurions (Les Flics ne dorment pas la nuit, 1972) de Richard Fleischer, comme parfait représentant du film de flic tel qu'il a pu se concevoir alors et que j'aime tant. Le réalisme et le social prennent désormais le pas sur le romantisme et la mythologie du genre. Deux ans avant l'intense Dog day afternoon, Lumet offre un premier rôle en or à Pacino. L'acteur se montre tout simplement flamboyant dans le rôle du type qui finit complètement isolé dans son combat, seul contre tous. Et l'histoire apparaît d'autant plus prenante qu'elle est inspirée d'une histoire vraie.
Ne lâchant pas son héros d'une semelle, le réalisateur rend compte sans complaisance et avec un beau sens du drame de la corruption sévissant à pas mal d'étages de la société. Il reprendra cette démarche quelques années plus tard avec un nouveau matériau encore plus ambitieux pour aboutir à ce formidable et méchant polar qu'est Prince of the city (Le Prince de New York, 1981).
Triomphe de l'année aux Oscar, ce très étrange film, satire impitoyable sur le monde de la télévision étonne encore aujourd'hui par sa dimension visionnaire. Les dialogues très écrits de Paddy Chayefsky offrent de très beaux moments, assez lyriques mais qui donnent finalement davantage l'impression d'avoir affaire à une fable, où le réalisme s'efface au profit du réquisitoire. Casting first class (Robert Duvall forever), avec notamment un Ned Beatty absolument méconnaissable en big boss d'une world company, et qui donne lieu à une scène anthologique et complètement délirante. Mais c'est surtout Peter Finch transformé en messie cathodique qui marque le plus, avec sa fantastique réplique : « I'm as mad as hell and I'm not gonna take it anymore ! »
En fait le film est d'autant plus fou qu'il est mis en scène avec la plus grande rigueur. La réalisation de Lumet se veut invisible et acquiert de fait une redoutable efficacité, avec un très intéressant usage du gros plan. Observateur des mutations de son époque, Network semble déjà exprimer une dimension nostalgique dans son évocation d'un âge d'or de la télévision et du journalisme. Ce sera également le propos de George Clooney dans son brillant Good night, and good luck (2005).
Voilà sans doute l'un des films les plus poignants de son auteur. C'est un drame formidablement touchant sur une famille confrontée à ses utopies révolues et aux conséquences de leurs choix et erreurs passés. Lumet pose un regard lucide sur l'engagement politique de la décennie précédente, dénué de jugement, cherchant avant tout à nous faire partager l'âme de ses personnages. Le film est magnifiquement vampirisé par son interprète principal, le regretté River Phœnix, bouleversant en jeune ado qui tente de trouver sa place, tiraillé entre son amour filial et ses propres et légitimes aspirations.
C'est un film plein de justesse, à la fois impeccablement maîtrisé (la puissante scène d'ouverture) et tout en sensibilité. Le scénario y injecte juste ce qu'il faut d'éléments pour dramatiser le récit sans l'alourdir et la narration sait ralentir son rythme quand il faut pour laisser simplement exister ses personnages. Tout cela aboutit à ce qui est bien plus qu'un énième film sur le si délicat passage à l'âge adulte. C'est un film qui touche au cœur et qui hante longtemps son spectateur. À (re)découvrir absolument !
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