22 septembre 2017

Du romanesque français de 2015

Laurent Binet, La Septième fonction du langage, 2015
Derrière cet intimidant et très beau titre se cache en fait une vraie farce, où le grotesque des situations et des personnages est pleinement assumé. C'est amusant, à défaut d'être toujours drôle, mais peine à la longue à captiver. J'avoue en effet avoir un moment hésité à m'acharner, le récit prenant la forme d'une enquête policière trop confuse ou pas assez sérieuse pour accrocher, même si menée par un commissaire et son acolyte franchement désopilants. Ce qui m'aura finalement le plus parlé, c'est cette plongée que nous offre Binet dans une époque (1980) et une science (la sémiologie) qu'il expose, développe et nous fait partager de façon vraiment convaincante. Derrière la façade satirique, se révèle alors un vrai travail de digestion/restitution d'un paquet de recherches scientifiques, des théories et œuvres des grands penseurs de ce temps-là, résumées avec pas mal de justesse et d'intelligence, ne s'en moquant jamais tout en exprimant certaines de leurs limites. 

Bien qu'éloigné par bien des aspects, le livre m'a souvent fait penser à l'excellent Roman du mariage de l'Américain Jeffrey Eugenides, qui proposait lui aussi au passage une sorte de résumé de l'influence du structuralisme dans la pensée intellectuelle américaine. Chez Binet, comme il est avant tout question de langage, on prend pas mal de plaisir à assister à de véritables et souvent savoureuses joutes verbales. On pourra trouver un peu lourds et  trop fréquents les apartés que l'auteur se permet de faire au lecteur, jeux forcés de mise en abîme qui tiennent un peu du gadget. A l'arrivée, il y a peut-être un peu trop d'artifices de petit malin, une forme de complaisance pour la caricature des élites intellectuelles (Sollers en prend pour son grade) pour que ça en fasse à mes yeux un livre qui reste, mais le voyage est loin d'être sans attraits.




Isabelle Monnin, Les Gens dans l'enveloppe, 2015
Le meilleur pour la fin, avec ce qui fut plus qu'un coup de cœur. Le point de départ de ce livre est relativement simple : Monnin a acheté à un brocanteur une enveloppe contenant un paquet de vieilles photographies ayant appartenu à une même famille, le genre de truc qui déjà me fascine. Elle s'en est inspiré dans un premier temps pour imaginer une histoire, broder un roman, donner une existence à ces figures anonymes aux postures et sourires figés dans l'éternité, et surtout faire entendre leurs voix. Le résultat est bien plus qu'un ludique exercice de style pour auteur en manque d'inspiration. C'est de la littérature. Car Monnin s'est complètement approprié ces vies et ces visages pour créer à partir de là quelque chose de formidablement puissant, vrai et profond, dans une écriture de toute beauté. Les phrases sont simples et fragiles à la fois, elles tordent délicatement la langue pour être le plus juste dans l'expression de ce qui est indicible. Monnin y évoque ainsi les espoirs et les désillusions de l'enfance mais aussi de l'âge mûr, l'amertume, l'abandon et les secrets familiaux qui pèsent sur les générations. Le tout dans le cadre d'un petit village de campagne où la Nature souveraine impose aussi sa présence.

Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Dans un deuxième temps, l'auteur tourne la page de la fiction et revient à la source en se lançant dans une véritable enquête sur les vrais gens figés sur ces photos, avec dans l'espoir de comparer la vérité et son invention, de confronter deux parcours, et peut-être même de retrouver certaines de ces personnes. La seconde partie du livre se présente donc comme le journal de cette enquête, où cette fois ce sont les doutes et interrogations de l'écrivain qui se retrouvent au cœur de l'écriture, avec toujours cette même exigence dans le style. Si déjà j'avais été touché par la première partie, le fait d'ancrer ensuite définitivement ces images dans la réalité la plus solide et incontournable, m'a profondément bouleversé. L'enveloppe de ces gens ne sera jamais entièrement dévoilée, mais grâce à la prose et à la qualité de regard que leur offre l'auteur, on a le sentiment d'approcher de très près ces existences. Et derrière les sourires et les jours ensoleillés que les photos immortalisent, émerge un peu de la tristesse de ces vies bousculées. Et c'est ce sentiment d'intimité, presque miraculeux, qui m'a ému, porté par ces phrases livrées comme des cadeaux et donc chacune mériterait qu'on lui fasse l'honneur de s'attarder. 

Cerise sur le gâteau, Alex Beaupain a à son tour puisé son inspiration dans le texte de Monnin pour composer un véritable album, présenté comme complémentaire au bouquin, par inclus dans l'édition originale (en CD) comme dans sa version poche (en lien de téléchargement). Beaupain a laissé libre cours à ce que cette histoire et ces ambiances lui suggéraient, et son disque n'est ni une illustration, ni une bande son pour la lecture, mais est au diapason de cette mélancolie sourde et presque addictive qui plane sur le livre. Et ça donne de très beaux titres, délicatement produits (l'un d'eux sera même repris et réinterprété sur son dernier album Loin), avec de chouettes guests : Camélia Jordana, Clotilde Hesme, Françoise Fabian entre autres. 



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