Adieu Philippine, Jacques Rozier, 1962
Le premier long-métrage de Jacques Rozier est un parfait
représentant de l'esthétique Nouvelle vague, par l'apparente lâcheté de sa
narration, par ses limitations techniques, par sa captation de l'atmosphère d'une époque. Le réalisateur y trace le portrait d'une jeunesse, insouciante jusqu'à ce qu'elle se confronte enfin à
des problèmes d'adultes. Les interprètes principaux sont charmants, les
dialogues pleins de fraîcheur, et c'est toujours un plaisir de voir le Paris de
ces années, les boîtes où l'on traîne, et d'entendre le parler de cette jeunesse.
Parce qu'il s'agit de Jacques Rozier, j'ai
très vite accepté de considérer ce film comme étant à part, jouant dans une
autre cour, un autre monde (comme plus tard ses délicieux Maine-océan ou Fifi martingale). Je me suis laissé agréablement porter par son rythme
tranquille, son goût des chemins de
traverse, son humour imprévisible où l'on rit souvent aux éclats. Adieu Philippine prend en effet aussi la forme d'une satire — toujours tendre — de certains excès d'une époque (la télévision, la
publicité, le Club Med). La musique y a
une place assez importante, et on se laisse volontiers envoûter par l'ambiance
et par ces jeunes corps qui dansent au cœur de nuits qui semblent pouvoir durer
toute la vie.
La légèreté de l'ensemble
se révèlera cependant n'être qu'une fausse impression. Bien qu'effleurée, une certaine
gravité se fait jour, parvenant miraculeusement à s'harmoniser avec le ton
plutôt badin qui règne la plupart du
temps. Après le flirt, les sentiments s'installent et l'on aimerait savoir où
s'arrête le jeu. On vit le présent dans une totale inconséquence, mais vient un
moment où ceux qui sont désormais adultes sont renvoyés à certains devoirs, en l'occurrence ici ce
sera d'être appelé pour faire son service militaire (et l'on sait que ça
signifie alors débarquer en Algérie). C'est d'une belle subtilité.
La 25e heure, Henri Verneuil, 1967
Je connais trop mal le cinéma de Verneuil. Je ne vais pas
m'étendre sur La Vache et le prisonnier qui m'amusait, môme, quand ça
passait l'été sur FR3. J'avais été très agréablement charmé par Un singe en
hiver et le numéro éthylique de Gabin/Bébel, et dans mes souvenirs, Mélodie
en sous-sol était un polar très efficace. Ce qui est certain par contre,
c'est que sa collaboration avec Morricone a été très très fructueuse : pour ce
que j'en connais, les scores de La Bataille de San Sebastian, Le Serpent, I comme Icare ou Le Clan des Siciliens contiennent des mélodies vraiment magnifiques et
attachantes.
Superproduction de Carlo Ponti, tournée en partie en Yougoslavie et en langue
anglaise, La 25e heure est un titre que j'ai rarement lu annoncé sur les programmes télé et pratiquement jamais vu commenté. C'est une œuvre admirable, puissante et bouleversante. Il y a 24 heures
dans une journée. La 25e heure (très beau titre repris plus tard par Spike
Lee), c'est celle qui vient encore après, l'ultime. De 1938
à 1949, le film raconte les années de guerre de Johan Moritz,
paysan roumain magistralement campé par Anthony Quinn, baladé d'un camp de
prisonnier à l'autre à la suite d'une dénonciation fallacieuse. L'homme sera
tour à tour considéré comme Juif (alors qu'il est chrétien orthodoxe) puis Hongrois, allant même jusqu'à être récupéré par un savant nazi qui y verra le
fleuron de la race aryenne, avant de finir dans un camp de prisonniers
américain. Derrière la parabole, il n'est
question que d'humanité. Le protagoniste incarne en quelque sorte la
victime absolue. Il n'a aucune cause à défendre, ce n'est pas un héros qui
lutte et c'est sans doute ainsi qu'il trouve la force pour traverser ces années
de drame. La dernière scène vous prend littéralement à la gorge par son mélange
presque insupportable d'émotions, amplifié par la musique de Delerue qui semble soudain basculer dans une folie qui
avait jusqu'ici épargné Quinn.
L'épopée de Moritz donne un film à la fois
simple — à l'image de son héros sans cesse dépassé par les événements, naïf et
malgré tout confiant en l'avenir — et ambitieux par les thèmes traités. Le ton est souvent tragi-comique et la fable
kafkaïenne n'est jamais loin, avec ces substitutions d'identités qui démontrent
la totale absurdité d'un monde qui ne cesse de redéfinir ses valeurs, presque arbitrairement. Tout ça donne lieu à
des scènes d'une violence et d'une poésie étonnantes. La réalisation de Verneuil m'a vraiment impressionné par
la maîtrise des moyens dont elle dispose
et son absolue justesse dans la conduite du récit, avec notamment une très
efficace gestion du temps qui passe. Et que dire d'Anthony Quinn, force de la
nature qui se fond complètement dans la
peau de son personnage sans jamais en faire un imbécile heureux, confronté à
d'authentiques drames mais incapable de perdre espoir et animé par le désir de
retrouver sa femme (sublime Virna Lisi). Les choix de carrière de
l'acteur ont été souvent remarquables, et voilà assurément un de ses meilleurs
rôles, qui m'évoque le magnifique Barabbas
de Richard Fleischer où il incarnait déjà une figure
un peu frustre qui subissait lui aussi les événements en refusant de
comprendre. Entre autres personnages pittoresques, parfois touchants
parfois odieux, on a également le
plaisir de croiser Dalio, Reggiani
ou encore Jean Dessailly. Très grand
film.
Je t'aime je
t'aime,
Alain Resnais, 1968
Tournant en Belgique, Resnais signait là un étonnant film de science-fiction, foncièrement
poétique. Claude Rich, rescapé d'une
tentative de suicide, sert de cobaye à un institut mystérieux qui a inventé une machine à
voyager dans le temps. Plus précisément on va lui donner l'occasion de revivre
une minute de son passé, un an plus tôt. Après cela il est censé revenir
dans le présent, le procédé imposant un
temps de décompression de quatre minutes avant qu'on puisse l'en sortir. La
machine en question est d'une singulière apparence, sorte de construction
molle, presque organique qui fait un peu
penser à un gros cerveau et annonce les pods d'eXistenZ. Rich est allongé à l'intérieur sur une sorte de matelas
qui épouse la forme de son corps. Mais rien ne va se passer comme prévu, et son personnage ne va dès lors
cesser de faire des allers-retours dans le temps, apparemment condamné tel un nouveau Sisyphe à vivre
et revivre des événements tantôt heureux tantôt dramatiques, jusqu'à l'épuisement. La toute première scène qu'il est
amené à revivre n'est pas pour rien une scène de plongée sous-marine lors de
vacances sur la côte méditerranéenne. Comme
l'explique un scientifique au début, on lui a administré un traitement
qui l'obligera à assister depuis son propre corps à ce passé en toute
passivité, tel un dormeur éveillé.
Rich est ici vraiment parfait, traînant d'une
époque à l'autre son cynisme et son humour grinçant. Le film est d'ailleurs
rempli de petites réflexions existentielles souvent très amusantes. Les dialogues sont signés Jacques Sternberg et on devine que l'homme aimait les chats. On est
dans une logique incontrôlée, où l'on peut basculer à tout moment d'un
événement à l'autre. Resnais utilise un montage cut, sans effets, et déroule
ainsi son récit de façon totalement déconstruite. Les séquences semblent
s'enchaîner dans une chronologie aléatoire, avec souvent des redites. Entre Slaughterhouse-five de George Roy Hill pour la
construction temporelle aléatoire, et Eternal
sunshine of the spotless mind de Michel Gondry pour la reconstitution
douloureuse d'un passé amoureux, le film propose au spectateur de littéralement
plonger avec le protagoniste dans l'expérience. Par ces chassés-croisés temporels sur la vie d'un
couple et par son ton tout à fait désenchanté, le film n'est pas très éloigné
non plus de ce qu'a fait Stanley Donen
avec Two for the road, réalisé un an plus tôt. Au final, il manquera encore des pièces au
puzzle.
Je t'aime je t'aime est en
fait un film aussi enthousiasmant que dépressif, marqué dès son ouverture par
la mort. La très belle musique de Penderecki,
faite de chœurs, apporte une couleur très mélancolique. La construction
éclatée nuit sans doute un peu à l'émotion en créant malgré tout une certaine distance, mais c'est
vraiment un film à part, qui se révèle vite fascinant et qui marque durablement
l'esprit.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire