Paul Guth, La Chance
Écrit en 1963, réédité chez Jean Dullis, Paris, 1973
BONNE AVENTURE
Né en 1910, Paul Guth a débuté sa carrière comme professeur de français. En 1939, il participe à l’écriture du dessin animé de
Paul Grimault, Les Passagers de la Grande
Ourse. En 1945, son premier livre, Autour
des dames du Bois de Boulogne, relate le tournage un an plus tôt du film de
Bresson, Les Dames du Bois de Boulogne (scénario
de Cocteau, d’après Diderot). Entre 1947 et 1952, Paul Guth, devenu
journaliste, se lance dans une monumentale série d’entretiens avec les plus
grandes personnalités françaises de son temps. Alain, Braque, Maurice
Chevalier, Louis Jouvet, Mauriac, Rostand (quarante de ces entretiens seront publiés en 1991 dans le recueil Quarante contre un). Il ne quitte pas le cinéma et consacre
en 1951 un essai à Michel Simon.
Auteur régulier de livres pour la jeunesse, il connaît son
plus grand succès public grâce à deux séries de romans humoristiques publiés à partir de 1953 : les
pittoresques Naïf et Jeanne la Mince sont mis en scène dans des récits mêlant
réalisme et imaginaire.
La saga du Naïf en particulier (Grand prix du roman de l'Académie française en 1956), est d’inspiration fortement
autobiographique. Elle raconte les mésaventures d’un jeune professeur agrégé de
la troisième République. Guth revendique d’ailleurs cette appellation,
lorsqu’il se prête au jeu des mémoires dans Le
Ce que je crois du naïf (1982). Il aime en effet se mettre en avant dans
ses textes. Non par mégalomanie, mais parce que c’est sans doute là qu’il
trouve son style. Dans son Discours de
déception à l’Académie française (1987), il raconte ainsi l’expérience de
ses deux échecs à l’Académie française, sur un ton gentiment moqueur. Également
prompt au pamphlet lorsque la situation le demande, il condamne le système scolaire
de son époque dans Lettre ouverte aux
futurs illettrés, en 1980.
Son style
appliqué à l’écrit historique, privilégie les anecdotes racontées avec verve.
Son Histoire de la douce France (1968), sera un best seller, rééditée en 1982
sous le titre L’Aube de la France. Il
rédige de même diverses biographies, ainsi qu'une Histoire
de la littérature française (1981) en deux volumes.
Paul Guth est décédé en 1997. Celui qui fut professeur, scénariste, romancier, essayiste, journaliste, historien, conteur, donne l’impression d’avoir été partout à la fois. Il est aujourd’hui passablement tombé dans l’oubli.
Paul Guth est décédé en 1997. Celui qui fut professeur, scénariste, romancier, essayiste, journaliste, historien, conteur, donne l’impression d’avoir été partout à la fois. Il est aujourd’hui passablement tombé dans l’oubli.
PORTE-BONHEUR
La Chance, imprimé à Bruges le 8
novembre 1973, paraît chez Jean Dullis. Il s'agit de la réédition d'un ouvrage publié dix ans plus tôt chez Hachette. Sous cette nouvelle forme, La Chance apparaît comme un petit livre. Au premier
contact s’impose le travail sur l’objet, la qualité de l’impression et de la
maquette, le soin de la mise en forme. 124
cartes-pages sont empilées dans un coffret de carton aux mêmes dimensions, soit
7,7 x 9,6 x 3,6 cm. Ce coffret est imprimé et porte sur fond rose, en noir et
en blanc, différents motifs. La typographie joue avec le nom de l’auteur et le
titre répartis sur plusieurs faces. Des points noirs et un trèfle à
quatre feuilles blanc viennent placer le livre sous les auspices dont il se
réclame ainsi ouvertement. Les références du texte à venir sont déjà là,
explicites : dé, carte à jouer, (porte-)bonheur, superstition, jeu et/de hasard,
bref, la "chance" dans tous ses états. Par sa rareté, ou par sa forme, tout
livre-monstre (selon la définition d'Étienne Cornevin) appelle malgré lui à une surestimation respectueuse de sa
fragilité. Tirant précautionneusement la languette marquée du trèfle blanc, le
futur lecteur verra s’ouvrir le susdit coffret, révélant le patron qui permet
d’obtenir ce dé de carton.
Pour lire La Chance on laissera désormais de côté
l'emballage, rendu à son simple statut de couverture. C’est alors que l’ouvrage
s’affirme définitivement comme une œuvre en volume. La métaphore du titre se poursuit au-delà du coffret.
Les pages non reliées sont épaisses comme des cartes à jouer. Chaque carte est
autonome, tel un chapitre. Le lecteur commence ainsi sa lecture, un jeu de cartes en main. Il
est naturellement poussé à choisir l'une d'elles au hasard, à lire dans le
désordre, quitte à en laisser de côté. La meilleure utilisation, en tout cas la
plus cohérente, serait peut-être de se contenter de lire une carte à la fois, à un moment quelconque de la journée, quand l’envie nous prend, et de nous
imprégner ou de rire du texte proposé. On pourrait également se réunir entre
amis et faire tirer une carte à chacun, tel un test de personnalité que
viendrait régir le hasard, ce maître de l’univers. Ce caractère
incontestablement ludique de la manipulation trouve en effet un écho dans le
texte. Guth développe, carte après carte, une sorte de typologie de la chance.
Il compile avec un évident souci d’exhaustivité tout ce que peut lui inspirer ce thème.
Il commence
d'abord par une tentative de définition du mot “chance” dont le sérieux tourne
court, annonçant le ton à venir de l’ouvrage. Il se permet de greffer des
prolongements tout à fait fantaisistes à des faits historiquement ou
scientifiquement authentiques. Pour exemple, partant d’une analyse étymologique
du terme, Guth parvient à expliquer que la chance consiste à « obéir à la
cadence de l’univers, comme la femme épouse la cadence de son partenaire dans
l’amour. » Il bascule constamment entre une écriture parée du plus grand sérieux
syntaxique (la forme) et l’humour le plus sournois (le fond de l’affaire). Sous son costume de professeur, Paul Guth porte encore sa blouse de potache.
Disons-le ici, la lecture de La Chance est un vrai bonheur. En choisissant de lire au hasard et à petites doses, le plaisir est prolongé. On y trouve de nombreuses résurgences autobiographiques, liées à l’enfance. Plusieurs chapitres traitent de la propre relation de Guth à la chance. La carte 14 raconte ainsi quel héritage de chance et de malchance lui a légué sa famille. Il évoque souvent sa date de naissance du 5 mars, interprétée tour à tout par l’astrologie, la numérologie ou les diseuses de bonne aventure. Sans agressivité, avec des arguments posés, il met en déroute les superstitions. Ses objets de chance (orme, cygne et jaspe) sont battus en brèche, et avec ce sempiternel humour, par le passage de la théorie à la pratique : « Je ne sais pas distinguer un orme d’un frêne. J’ai toujours considéré les cygnes comme des oies sans foie. Je ne marche pas dans la vie constellé de jaspe. » La Chance est encore riche en références. Les Divins secrets du Grand Œuvre de Moorys, Descartes, Napoléon, Laplace, Mazarin, Henri IV, ainsi que de simples gagnants à la loterie.
La chance en
ainsi traitée en tant que bonne ou mauvaise fortune, porte-bonheur, magie et
superstition, chance au jeu, probabilités mathématiques, hasard métaphysique.
Le champ se veut le plus ouvert possible. Le travail universitaire se mêle aux
anecdotes personnelles comme aux grosses farces. L’humour qui s’y déploie crée
la surprise et assure la complicité du lecteur. Le ton oscille entre le
vulgarisateur peu avare en digressions et le comique troupier.
ALCHIMIE
La Chance, malgré la qualité du travail
formel et littéraire, n’échappe pas totalement à certains caractères de
normalité. La mise en page à l’intérieur des cartes respecte les normes
éditoriales : texte écrit noir sur blanc, marges, lettrines, paragraphes, ponctuation. La
transgression ne va sans doute pas aussi loin qu’elle aurait pu. Plusieurs
chapitres consécutifs développent la même idée. Les pages sont toutes
numérotées, il y a un recto et un verso pour les chapitres les plus longs[1],
on y trouve pages de garde, de titre, et informations légales de publications
en tête et en fin d’ouvrage comme c’est communément l’usage en édition. Trois
cartes portent juste l’indication des trois inégales parties qui composent
l’ouvrage. L’unité de chaque partie est laissée à notre libre appréciation. On
pourrait les considérer ainsi, sachant que certains chapitres échappent à une
telle catégorisation : I. la chance au sens bénéfique, II. la malchance, III. la
chance soumise aux lois scientifiques. Aucun mode d’emploi ne nous a été donné
ici. Celui-ci doit s’imposer à nous. Guth nous fournit le matériel, à nous
d’inventer les règles ainsi que le jeu.
Toutes ces
éléments de mise en page normative viennent cependant parasiter cette liberté
qui nous semblait dans un premier temps offerte. Le livre ne
perdrait pourtant rien et gagnerait même beaucoup en appelant ouvertement à un joyeux
mélange de ses pages, acte sacrilège car assimilable à de la destruction.
L’intégrité du texte demeurerait puisque chaque chapitre/page/carte est
autonome.
Notons enfin, en dehors du coffret, et de deux tableaux de correspondance, l’absence d’éléments visuels et graphiques. Pas d’images, ni photographies, ni gravures ou dessins, ni jeux calligraphiques. C’est bien le texte qui prime. Paul Guth reste avant tout un écrivain, qui expérimente ici avec une réussite particulière de nouvelles formes de présentation. Pour Guth le texte n’a pas besoin d’être transformé. Décomposé, il se suffit à lui-même. Toute intervention à son égard ne pourrait qu’affaiblir sa portée, en diminuer l’intérêt. Par contre, en s’attaquant à l’emballage, il y a des chances que l’on puisse enrichir ce texte. En écrivant davantage de page, et en modifiant le format des cartes, l’auteur et son éditeur auraient pu aller encore plus loin en permettant au livre d’avoir une forme cubique, et d’incarner complètement le dé qu’il fait mine d’être extérieurement. Guth multiplie ici les ramifications en introduisant le lecteur au cœur de son propos. Le mode de lecture nous pousse en effet à mettre en pratique les théories du hasard développées dans le livre.
Notons enfin, en dehors du coffret, et de deux tableaux de correspondance, l’absence d’éléments visuels et graphiques. Pas d’images, ni photographies, ni gravures ou dessins, ni jeux calligraphiques. C’est bien le texte qui prime. Paul Guth reste avant tout un écrivain, qui expérimente ici avec une réussite particulière de nouvelles formes de présentation. Pour Guth le texte n’a pas besoin d’être transformé. Décomposé, il se suffit à lui-même. Toute intervention à son égard ne pourrait qu’affaiblir sa portée, en diminuer l’intérêt. Par contre, en s’attaquant à l’emballage, il y a des chances que l’on puisse enrichir ce texte. En écrivant davantage de page, et en modifiant le format des cartes, l’auteur et son éditeur auraient pu aller encore plus loin en permettant au livre d’avoir une forme cubique, et d’incarner complètement le dé qu’il fait mine d’être extérieurement. Guth multiplie ici les ramifications en introduisant le lecteur au cœur de son propos. Le mode de lecture nous pousse en effet à mettre en pratique les théories du hasard développées dans le livre.
On peut
toujours imaginer d’aller plus loin. C’est précisément dans ce chemin qu’il
reste à faire que Guth a voulu placer le lecteur. Notons la profonde cohérence
de la proposition. Nous avions vu que l’objet-même du livre faisait office de
métaphore : le dé, le trèfle à quatre feuilles, les cartes... le hasard. Le message est clair, Guth nous
appelle à dissiper les derniers repères de normalité, à brouiller les cartes,
mettre le livre en désordre. A quelques exceptions près, il n’y a pas de
progression ou de suivi, qu’il soit chronologique, narratif, argumentatif,
dialectique. On peut enfin décider que les pages de garde sont dispensables, ou
leur assigner de nouvelles fonction, par exemple dans le cadre d’un jeu de
pioche. Tel est sans doute l’idéal. Celui de l’auteur comme le nôtre.
Cependant, en
ce qui concerne notre pratique de ce livre de Paul Guth qui s’intitule La Chance, cet idéal n’a pas été
atteint. Parce que c’est un bel objet, nous n’avons pas osé le mettre en
désordre, mélanger les cartes. Nous avons bien pris soin en le lisant de reposer chaque page l’une sur l’autre dans l’ordre. Le paroxysme
du désordre est atteint au moment où ces lignes sont écrites qui voit les
cartes se chevaucher vaguement les unes les autres, aux côtés du coffret à
moitié déplié reposant sur la tranche. Numéroter les
pages s’avère en réalité le seul moyen pour que La Chance reste un livre, la seule garantie de conserver
l’intégralité du texte — ce qui est différent de son intégrité. En effet, à
trop mélanger les cartes, on court le risque de les égarer. Qui ne s’est jamais
plaint de s’être retrouvé un jour avec un jeu de cartes incomplet ? Il est par
contre encore rare de posséder un livre aux pages manquantes[2].
FORTUNE
Le choix d’un
tel sujet ne peut échapper à la filiation avec le poème de Mallarmé Un coup de dé jamais n’abolira le Hasard
(1897). On ne voit pas, sinon, une école, un genre ou un mouvement de pensée
dont le livre de Guth pourrait se réclamer. Par cette géniale idée d’associer
le texte et la forme qui renvoient avec autant d’évidence à leur sujet, Guth a
réussi un tour de force. Mais ici, nulle virtuosité tapageuse, nulle
expérimentation tape à l’oeil. Guth parle de choses simples, profondes, drôles,
ou touchantes, avec un égal bonheur. La meilleure manière
de mettre en jeu la cérémonie de la lecture c’est d’en déléguer le commandement
au hasard. Et c’est ce qui est à l’œuvre ici.
Livre hors-catégorie, La Chance est sans doute moins un livre à voir qu’un livre à
toucher. Il trouve son accomplissement dans une expérience de lecture qui
devient autant visuelle que tactile. Le texte de Paul Guth peut être lu page
après page mais dans ce cas, autant le lire en volume relié et dans toute sa
normalité. Tel qu’il se présente dans son coffret il appelle dès le premier
mouvement à une manipulation, mieux, à un dialogue. “Soyez curieux, ne soyez
pas intimidé,” semble nous dire Guth. C’est au fond la
volonté qu’exprime ce... livre ?
[1]
A cela, une exception: le texte de la carte 114 qui se poursuit et s’achève
carte 115. Il concerne la méthode Albaran pour gagner à la loterie, et est
illustré d’un tableau.
[2]
Sauf bien sûr s’il est d’occasion, emprunté en bibliothèque, tombé entre les
mains d’enfants en bas âge, s’il est ouvert aux quatre vents la reliure
décollée, ou si son lecteur subit une pénurie de bois de chauffage.
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