8 octobre 2015

Frank Stella, Peinture / Sculpture


Né en 1936, Frank Stella est un des principaux représentants de l’abstraction américaine. Il fait la connaissance de Carl André et Jasper Johns durant ses études d’Art et d’Histoire à la Phillips Academy d’Andover (Massachusets) puis à Princeton (New Jersey). Fortement inspiré par les écrits d’Ad Reinhardt et de Greenberg, ainsi que par les toiles de Barnett Newman, il devient à partir de 1959 le principal initiateur de l’art minimaliste. A l’opposé de la gestualité subjective des expressionnistes abstraits, comme Pollock ou De Kooning, sa peinture privilégie les formes géométriques, le tracé de larges bandes monochromes parallèles, horizontales, en diagonales. Ses œuvres se veulent autoréférentielles, ne renvoient à rien : ni monde réel, ce qui est le propre de l’abstraction, ni monde spirituel, comme par exemple chez Kandinsky. Elles affirment leur matérialité, se veulent objets concrets, selon le principe du « What you see is what you see ». C’est la Post-painterly abstractionDès 1962, ses toiles ne se réduisent plus au format rectangulaire. C’est le cadre qui va désormais prendre la forme de la peinture et non plus l’inverse. L'artiste connaît vite le succès et a droit en 1970 (il a 34 ans) à une rétrospective au Musée d’art moderne de New York. Au fil du temps, Stella s’affranchit des contraintes géométriques, laisse apparaître le geste. Les contours de ses "shaped canvas" deviennent de plus en plus irréguliers, la couleur de plus en plus vive et mélangée. Sa peinture se veut plus libre, prend du relief, intègre des volumes. Ses œuvres imposent leur présence dans l’espace d’exposition. 


Nea Nikomedeia II, 2001
Technique mixte sur aluminium, 239 x 152 x 51 cm

Exposition
Le travail de Stella s’inscrit souvent dans une logique de série : depuis 1958, avec ses 23 Black Paintings, que suivront entre autres les Copper Paintings, Irregular Polygons Series, Circuit, Cones and Pillars, etc. Les titres renvoient systématiquement à leur conception. Il qualifie ses œuvres de “peinture/sculpture”. Cette appellation déclenche une première interrogation. En quoi échappe-t-on ici aux traditionnelles catégories d’oeuvre d’art ?

Ses “peintures/sculptures” demandent de la part du regardeur une autre forme de perception, au-delà de la simple vue frontale. Certes, nous avons bien ce qui ressemble à de la peinture. Extérieurement, soutenues par un cadre rectangulaire, les œuvres respectent l’idée de l’accrochage. Intérieurement, Stella a utilisé de la peinture, a posé ses couleurs. Nea Nikomedeia (2001) est un diptyque, une mise en scène propre à la peinture classique, souvent d’inspiration religieuse. Chaque panneau fait 241 cm sur 155, correspondant aux dimensions d’une toile grand format. Mais bien que ces œuvres tentent d’épouser l’apparence d’une peinture, leurs surfaces ne sont pas lisses. Le support est en effet constitué d’aluminium fondu, propice à une variété de reliefs et où le hasard peut jouer un rôle créatif. Des éléments métalliques sont intégrés dans la “toile”. Un grand cadre d’acier supporte l'ensemble, le fixant au mur tout en ménageant un espace. Les œuvres ne sont donc pas directement posées contre le mur, elles prennent leurs distances, s’éloignent, du mur de la galerie vers le visiteur (ou la sortie ?). Elles deviennent volume et mouvement. C’est donc également de sculptures qu’il est question. 

Pour en revenir au diptyque Nea Nikomedeia, on s’aperçoit sous un certain angle que les deux parties sont presque unies. Posée chacune sur son propre cadre, elles sont solidaires au niveau de l’armature qui les relie au mur. En fait elles se toucheraient si leur relief n’en faisait pas passer l’une sous l’autre (la gauche sous la droite), en un mouvement d’absorption, de fusion. Certes on cerne bien la séparation, formes et couleurs ne se prolongent pas d’une partie à l’autre. Mais c’est déjà à peine le cas à l’intérieur de chaque partie que l’œil peut être dupe. Les deux parties ne sont pas distantes dans le sens de la largeur de l’œuvre, elles sont distantes dans le sens du volume de l’œuvre.

Il s’agit donc véritablement d’œuvres à trois dimensions (longueur x largeur x épaisseur). Et il est vrai qu’on ne voit pas en quoi une des catégories — peinture ou sculpture — l’emporterait sur l’autre. Par l’interstice qui existe entre l’œuvre et le mur, l’arrière est visible. Cela attire la curiosité. On se déplace alors pour voir ce qu’on nous laisse rarement découvrir. Derrière la toile, le travail de l’artiste peut être lu d’une autre manière. Les couleurs se mêlent sans se soucier de la composition: elles ne sont pas destinées à être vues. C’est la face cachée de l’œuvre. L’armature qui permet son accrochage en fait partie. Elle est elle aussi touchée par la peinture. Cet envers du décor, peu apprêté, nous fait penser à une palette.

Hacilar Level IIa, 2000
Technique mixte sur aluminium, 183 x 190 x 78 cm

Technique
La totalité de la surface des “peintures/sculptures” est couverte d’une matière épaisse, irrégulière, qui laisse les bords déchiquetés. Stella ne déroge pas à son principe de "shaped canvas." La “toile” en est bombée, tordue, sans angle. Cette technique étonne le visiteur qui connaissait d’abord Stella pour ses toiles planes tracées à la règle et au compas. On est loin de l’austérité formelle de ses débuts. La couleur est désormais à la fête. Des pièces métalliques sont prises dans la peinture, créant cette surface accidentée. Stella est coutumier de cette pratique depuis la fin des années 70. La peinture vient se poser sur ces objets, les remplir, les contourner, les mettre en relief. Elle s’insinue dans les rainures, formant autant de traces, de lignes sinueuses et parallèles qui rappellent de manière presque parodique les bandes de peinture caractéristiques du Stella première époque. Sauf que le trait n’est plus entravé par les outils d’un géomètre. L’ajout successif de couches de peinture crée la matière sans que l’on ne sache jamais si le relief est créé par l’objet qui est dessous, ou précisément par ces sédiments de peinture. Elle se confond avec le matériau, en achève l’abstraction. Les objets n’ont plus aucune référent : débris d’usines, éléments de machines, engrenages, outils ? Objets cassés, abandonnés, appelés à une nouvelle existence. Les pièces mécaniques trouvent ici un nouvel usage, plus joyeux. Elles se libèrent par la couleur qui vient les entourer, les esthétiser. Des zones de couleurs vives, quasiment fluorescentes (rose, bleu, jaune, vert, rouge, orange) contrastent et adoucissent la source industrielle. 

Des touches de gris font ressortir quelques pièces métalliques éparses, comme autant de repères qui ordonnent ce qui sinon aurait vite tourné au chaos. Dans la partie gauche de Nea Nikomedeia, un assemblage de barreaux peints fait penser à une échelle. A droite, ce même type de barreaux vient s’assembler selon une autre logique qui n’a rien à voir. On peut penser que ces éléments communs font dialoguer chaque partie du diptyque. Cette idée de communication à l’intérieur de l’œuvre est créatrice de mouvement. Car la communication est une forme de mouvement. Stella place un motif d’un côté et le réutilise de l’autre en lui faisant subir un traitement différent, en le métamorphosant. Du coup, on est de moins en moins sûr d’avoir vu une échelle. On hésite pourtant à qualifier définitivement ces “peintures/sculptures” d’abstraites. Pour l’essentiel, il ne s’agit pas d’une représentation qui renverrait au monde réel. Cependant, les éléments qui composent Hacilar level IIa, évoquent assez immédiatement une impression de figuratif. On ne peut en effet s’empêcher d’y voir une sorte d’araignée mécanique explorant les reliefs d’une planète bien étrange. Dans Mersin XXIV, Stella s’amuse à créer des jeux d’illusion autour du refus des catégories, intègrant avec ironie un cadre rectangulaire débordé par la masse de peinture.

Mersin XXIV, 2001
Technique mixte sur aluminium, 192 x 208 x 51 cm

Désordre et harmonie
On assiste ici à une fusion des matières. La mixité des techniques, le chaos apparent des couleurs, des formes, ainsi que ces variations de reliefs, parviennent miraculeusement à créer un équilibre. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ces œuvres n’expriment ni violence, ni angoisse, mais au contraire une légèreté étonnante par rapport à la lourdeur supposée des toiles. Joie du voyage ! L’œil est guidé par des courbes, flèches, lignes de forces, routes, marquées par cette association couleur/objet. Une association créatrice de formes : dents, sillons, arcs, quadrillages, points, carrés (voire cubes), spirales. Ce sont les mêmes motifs qu’on peut croiser dans d’autres objets tridimensionnels de l'artiste (The Pulpit, 1990). Ils rendent la lecture de l’œuvre riche. Ils la rythment.

Mis ainsi en mouvement, ces éléments paraissent curieusement organiques, vivants même. Dans Nea Nikomedeia et Hacilar level Ib, des formes peintes du même bleu évoquent des empreintes digitales. S’agit-il d’une signature ? Cette présence de l’artiste rappelle les traces de mains qu’on trouve sur les parois de certaines cavernes préhistoriques. À certains endroits, certaines taches peuvent inconsciemment faire surgir des silhouettes animées (humaines ? animales ?), en particulier autour du faux cadre de Mersin XXIV. La subjectivité du spectateur a pris le relais. L’œuvre toute entière semble se tordre, s’étirer, se gonfler, en d’autres endroits se replier sur elle-même. Bien qu’elle soit incontestablement figée, l’impression qui domine est celle d’une volonté d’émancipation.

Il existe par ailleurs un rapport d’équilibre entre force et fragilité. Nous l’avons vu, l’œuvre prend ses distances avec la surface d’exposition. Elle semble fuir, rejetter accrochage et cadre, symboles de l’exposition, de l’art institutionnel. Si on la plaquait au mur comme une toile conventionnelle, par sa forme elle se briserait. La matière qui la compose semble friable. Par endroits elle laisse apercevoir des trous, preuve de sa finesse. Un assemblage de tuyaux la transperce. Elle semble agressée dans son intégrité. Tout cela est cependant très structuré. En effet ces violentes images de pénétration sont en quelque sorte constitutives de cette intégrité qu’on peut croire menacée. Cela forme un tout. Il faut de plus que cela tienne, matériellement et temporellement. La fragilité ne peut donc qu’être apparente. Ces “peintures/sculptures” jouent avec les notions de transparence, de passage. Elles en égrènent les différentes formes. Ce sont des œuvres ouvertes, dans tous les sens du terme. 
Hacilar Level Ib, 2001
Technique mixte sur aluminium, 152 x 152 x 53 cm

Perspective
Stella cherche en fait à remettre au goût du jour des techniques héritées des peintures préhistoriques qui semblent aujourd’hui le fasciner. Selon lui, celles-ci soutiennent largement la comparaison avec les œuvres de la Renaissance. C’est cette émotion précise qui lui inspira cette série de “peintures/sculptures”. Ce regard sur le passé témoigne de l’évolution de la pensée de Stella. À ses débuts, comme nombre de ses contemporains, il s’inscrivait dans le rejet total de la tradition : « C’est simple, on ne peut revenir en arrière. Quand quelque chose est usé, passé, terminé, pourquoi s’y intéresser davantage ? »1 Comparées au formalisme théorique de ses premiers tableaux minimalistes, cette série apparait d’un baroque échevelé, et semble moins strictement autoréférentielle. Au moins Stella est-il un artiste qui n’a pas peur d’évoluer. Quitte à reconnaître certains jugement un peu trop catégoriques, erreurs de jeunesse bien pardonnables. Les jeunes artistes ont souvent été tentés de construire leur œuvre par opposition (du Dadaïsme au Pop Art, en passant par la Nouvelle Vague). On peut y voir aussi la volonté de revenir à une abstraction plus humaine, plus spirituelle, incarnée dans les années 60 par des artistes comme Morris Louis et Kenneth Noland.

Les noms Nea Nikomedeia, Hacilar et Mersin, appartiennent à des sites archéologiques basés en Turquie. La surface bosselée des œuvres évoque en effet les parois d’une grotte. En choisissant d’y mêler couleurs flashantes et éléments métalliques, Stella imagine à quoi pourraient ressembler les cavernes rupestres de notre siècle. On peut donc parler de mauvais goût revendiqué, qui est celui de notre époque. Il est guidé dans sa démarche par la naïveté (au sens de fraîcheur) qui doit être celle d’un homme des cavernes. La préhistoire est l’époque d’avant les mythes, elle signe, comme l’a écrit Georges Bataille, la naissance de l’art. Stella opère ainsi une sorte de retour aux sources mais avec les outils légués par notre temps. Sans doute n’est-on ici pas loin de l’art brut, cher à Dubuffet. Un art ouvert à sa pure inspiration, libéré du souci du beau et du bien faire.

Hacilar Level Ia, 2001
Technique mixte sur métal, 155 x 185 x 36 cm

Projections
Ces œuvres demandent donc au spectateur certaines connaissances préalables. Les titres et la technique utilisés renvoient à l’art rupestre. Il s’agit donc d’un travail sur la mémoire, qui trouve sa cohérence dans l’évolution du travail de Stella, comme dans l’Histoire de l’art. L'artiste, tout en évoluant, s’autorise des auto-citations, comme autant de clins d’oeil au visiteur familier de son travail. Respectant la logique de série, ses œuvres sont faites de subtiles variantes de motifs récurrents. Par exemple, dans le très grand format Polombe (1994, acrylique sur toile, Musée national d’art moderne), on retrouve les formes et les couleurs croisées dans les “peintures/sculptures” mais traitées en trompe-l’oeil : l’oeuvre est plane, des ombres sont peintes. À nouveau, l’illusion. La boucle est en quelque sorte bouclée, mais au final l’art ne se reconnaît plus. Malgré toutes les qualités que nous avons su apprécier dans ces œuvres, la comparaison avec les grottes peintes du néolithique ne tourne pas en la faveur de Stella. 

Ne peut-on alors pas apprécier et lire les “peintures/sculptures” de Stella si l’on n’a pas ces repères historiques et esthétiques comme bagage ? Il nous semble avoir bien montré qu’au delà de ces références, l’œuvre génère sa propre dynamique de sens, et progressivement, par couches, se dévoile. C’est pourquoi il nous semble que le travail de Stella, quelle que soit la période, fait partie de ces œuvres qui ne peuvent se contenter d’une simple confrontation par l’intermédiaire d’une photo dans un quelconque ouvrage (revue, catalogue). Elles trouvent leur pleine mesure dans le face à face avec le visiteur, en un dialogue riche et enthousiaste. À peine installé devant la toile, on est saisi par une foule d’impressions, peut-être inconsciemment issues de la nuit des temps. Stella prouve ici qu’en dépit de sa longue carrière, il a su se préserver du piège de l’institutionnalisme. C’est aujourd’hui, sans doute avec Gerhard Richter, un des artistes vivants les plus côtés au monde. Il ne craint pas cependant de prendre des risques, de continuer à s’interroger sur sa création et sur les moyens de son expression. Et c'est à ce titre qu'il demeure pour nous cet Américain resté jeune et pur dans l’esprit.

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1. cité in L'Art au XXe siècle, Taschen, 2000

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