Après quelques textes critiques de cinéma et une monographie Werner Herzog publiée chez Edilig, Emmanuel Carrère faisait
là son entrée en littérature. L'Amie
du jaguar est un texte déroutant et plutôt ambitieux
par sa façon de truquer et d'interroger les ressorts de la fiction. Le travail
sur le style semble passer avant les personnages et leurs actions, dont on est
vite amené à douter de leur réalité (Philip K. Dick n'est clairement pas loin, déjà). Et
l'atmosphère dépaysante de l'Indonésie vient renforcer cette sensation de monde
parallèle, où les codes nous échappent.
Avec un acharnement presque pathologique, l'écrivain mène une exploration impitoyable des possibilités de l'invention romanesque. La lecture se heurte régulièrement à des phrases alambiquées qui ne cherchent que la plus grande exactitude, et c'en est parfois épuisant. Mais c'est aussi fascinant puisque le moindre détail est contraint de faire sens, à l'image de cette longue analyse graphologique incluse dans le récit, qui se transforme quasiment en enquête policière, l'auteur s'amusant justement avec les clichés du genre. Cette finesse d'analyse sera toujours au cœur de l'œuvre de Carrère, mais elle gagnera par la suite en simplicité d'écriture, et donc en efficacité.
Avec un acharnement presque pathologique, l'écrivain mène une exploration impitoyable des possibilités de l'invention romanesque. La lecture se heurte régulièrement à des phrases alambiquées qui ne cherchent que la plus grande exactitude, et c'en est parfois épuisant. Mais c'est aussi fascinant puisque le moindre détail est contraint de faire sens, à l'image de cette longue analyse graphologique incluse dans le récit, qui se transforme quasiment en enquête policière, l'auteur s'amusant justement avec les clichés du genre. Cette finesse d'analyse sera toujours au cœur de l'œuvre de Carrère, mais elle gagnera par la suite en simplicité d'écriture, et donc en efficacité.
En tous cas, tout est déjà là, notamment ce talent pour nous
faire pénétrer de façon convaincante dans la complexité et l'intimité de
personnages qui semblent consciemment s'abandonner à la marge de leur
existence, volontairement suspendus dans un monde à part pour mieux nier une
réalité plus cruelle. Car le livre pourrait n'être qu'un réjouissant et gratuit
exercice de style — qui témoignerait quoi qu'il en soit d'une virtuosité de
romancier assez impressionnante — sauf que progressivement, apparaît dans ces
jeux de fictions une dimension poignante lorsqu'on commence à deviner qu'il est
peut être aussi question de souffrance humaine.
Le Détroit de Behring, 1986
Hors d'atteinte ?, 1988
Intéressant de se confronter rétrospectivement à cette « première » période de l'auteur. Ayant découvert l'auteur avec L'Adversaire, j'ai pu constater un basculement assez net à partir de ce livre vers une autre approche de l'art romanesque. Lorsqu'il écrit Hors d'atteinte ?, Carrère fait encore le choix prudent de faire confiance aux ressorts de la fiction et au paravent de l'invention romanesque pour se tenir à distance. Mais rien que la ponctuation du titre interroge sur la réussite de cette méthode.
Sur le fond, on retrouve complètement les obsessions de l'auteur : où la quête identitaire passe par une forme de suicide social. Sur la forme, l'écriture est beaucoup plus précieuse, ciselée, presque flaubertienne dans sa volonté d'épuiser par la phrase les émotions et les sensations des personnages. Un travail d'orfèvre parfaitement à sa place ici puisqu'il s'agit de fouiller avec une précision maniaque la folie du jeu, des probabilités, les pouvoirs du hasard. Un sujet qui ne m'intéressait a priori pas plus que ça mais qui est vite rendu fascinant et captivant, parce que convaincant. En effet, le récit prenant place dans l'univers triste des petits casinos de province, et des couloirs d'hôtels hors-saison, présente toutes les apparences d'un travail documenté. Un beau et poignant roman à redécouvrir, témoignage de l'aboutissement d'une certaine démarche avant un radical virage.
Sur le fond, on retrouve complètement les obsessions de l'auteur : où la quête identitaire passe par une forme de suicide social. Sur la forme, l'écriture est beaucoup plus précieuse, ciselée, presque flaubertienne dans sa volonté d'épuiser par la phrase les émotions et les sensations des personnages. Un travail d'orfèvre parfaitement à sa place ici puisqu'il s'agit de fouiller avec une précision maniaque la folie du jeu, des probabilités, les pouvoirs du hasard. Un sujet qui ne m'intéressait a priori pas plus que ça mais qui est vite rendu fascinant et captivant, parce que convaincant. En effet, le récit prenant place dans l'univers triste des petits casinos de province, et des couloirs d'hôtels hors-saison, présente toutes les apparences d'un travail documenté. Un beau et poignant roman à redécouvrir, témoignage de l'aboutissement d'une certaine démarche avant un radical virage.
Je suis vivant et vous êtes
morts, 1993
Ça ne rivalisera pas avec l'indispensable et monumental biographie/essai critique de Lawrence Sutin (Invasions divines, édité chez Folio SF), mais encore une fois Carrère parvient l'air de rien à nous
faire entrer dans la tête de cet authentique personnage de roman qu'est Philip K. Dick. Car derrière le biographe scrupuleux et passionné par son sujet, se dissimule (mal) d'abord un écrivain qui ne rechigne pas à interpréter ce qui échappe aux faits, à compléter les blancs de la façon qui lui semble la plus vraisemblable. Où l'authenticité compte finalement moins que la justesse.
Le résultat est aussi convaincant que captivant, et l'on comprend plus que jamais à quel point l'œuvre toute entière de Carrère, même lorsqu'elle prend la forme du reportage donc de quelque chose par nature distancié, peut être lue comme une autobiographie de son auteur, exactement comme chez Dick, romancier véritablement "habité". Un très bon texte, essentiel même dans le parcours de l'écrivain, premier de ces portraits qui ne cherchent pas la rigueur du biographe et de l'Historien, préférant assumer une fascination pour ces êtres qui ont réussi à abolir la distinction entre la vie et l'œuvre, que ce soit volontairement ou malgré eux (donc naturellement).
Le résultat est aussi convaincant que captivant, et l'on comprend plus que jamais à quel point l'œuvre toute entière de Carrère, même lorsqu'elle prend la forme du reportage donc de quelque chose par nature distancié, peut être lue comme une autobiographie de son auteur, exactement comme chez Dick, romancier véritablement "habité". Un très bon texte, essentiel même dans le parcours de l'écrivain, premier de ces portraits qui ne cherchent pas la rigueur du biographe et de l'Historien, préférant assumer une fascination pour ces êtres qui ont réussi à abolir la distinction entre la vie et l'œuvre, que ce soit volontairement ou malgré eux (donc naturellement).
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