8 novembre 2016

Le Cœur-cinéma de Jacques Demy III. 1982-1988

Une chambre en ville, 1982
Aïe. Jacques Demy retente l'expérience du film entièrement chanté, projet qui apparaît aujourd'hui toujours aussi audacieux. Hélas, comme on est loin de la grâce de sa trilogie Deneuve / Legrand. La comparaison est inévitable, et l'on en espérait d'autant plus qu'il met ici en scène une histoire qui lui tenait à cœur depuis longtemps, et qu'il s'agit pour lui d'un vrai retour à une œuvre personnelle, au sortir d'une décennie 70 plutôt difficile. Le travail n'a pourtant pas été bâclé. Le talent de coloriste du cinéaste éclate à chaque plan, la ville de Nantes est une nouvelle fois magnifiée, la musique de Michel Colombier réalise d'authentiques prouesses pour accompagner les tourments des personnages, et le casting est impeccable : Richard Berry, Dominique Sanda, J.-F. Stevenin, et face à eux Danielle Darrieux et Piccoli, qui rempilent

Mais Demy échoue vraiment à nous rendre touchante son histoire d'amour. Le couple Berry / Sanda est quasiment le fruit du désœuvrement : Sanda fait la pute en réaction à la jalousie maladive de son mari. Berry est un ouvrier en grève. Une nuit leur suffit pour vouloir tout sacrifier à leur passion. C'est d'un beau romantisme mais c'est un peu léger pour émouvoir et véritablement susciter l'empathie du spectateur. Ajoutons à cela une embarrassante trivialité — nudité, grossièreté du langage — et une représentation du monde ouvrier certainement sincère mais qui n'échappe pas aux clichés. 

La conclusion est quant à elle d'une noirceur rare. Demy exprime sans doute ici le plus directement sa vision mélancolique et désabusée du monde. Et pourtant malgré cette courageuse volonté de mise à nu, malgré le fait que le film appartient indubitablement à l'univers bien à part du cinéaste, j'ai vraiment eu l'impression d'un triste ratage, comme si Demy se retrouvait soudain dépassé, anachronique, et ne parvenait plus à s'inscrire au-delà des modes. Et ça me fait vraiment mal au cœur de le reconnaître, étant foncièrement amoureux de ses premiers films, et tout curieux que j'étais de découvrir enfin ses œuvres tardives.




Trois places pour le 26, 1988
J'étais donc joyeusement impatient de rencontrer le dernier film d'un cinéaste cher, produit par Berri, dédié à Agnès et mettant en vedette un Montand mûr. Je me suis étranglé dès la troisième minute et son improbable numéro musical : phrasé heurté dénué de swing, chorégraphies grotesques et danseurs désynchronisés s'agitant sans grâce. La suite ne rassurera pas, et en dehors de deux ou trois morceaux jazzy pour évoquer le passé — Ciné qui chante, riche en pastiches — je n'ai pas trouvé ici la moindre trace du raffinement typique de Michel Legrand. Le recours à une orchestration synthétique aboutit à un résultat soit moche, soit crispant, où aucun rythme ni mélodie ne se détachent. Demy et Legrand ont-ils eu la volonté de séduire un public jeune et étaient-ils convaincus que le style bontempi représentait alors le top de la tendance ? Demy était-il déjà atteint par la maladie au point d'abandonner son perfectionnisme et de ne pas faire l'effort de diriger ses danseurs ? Même en étant fan du réalisateur, j'ai du faire preuve de beaucoup de bonne volonté pour accepter ces choix malheureux et supporter le long-métrage.

Demy se montre heureusement toujours à l'aise dans sa gestion de l'écran large, et plastiquement sa touche si singulière demeure. On retrouve également tous ses thèmes et figures habituels, au point que les ressorts tordus du scénario me sont apparus un peu fatigués. Il faudra donc avant tout considérer Trois places pour le 26 pour ce qu'il est, c'est-à-dire un pur hommage à une légende (alors encore) vivante : Ivo Livi, dit Yves Montand. C'est là le véritable cœur du film. Tout le spectacle monté autour de sa vie et le mettant en scène se révèle en effet très inspiré. Le ton est juste, certaines idées sont très belles et pour peu qu'on éprouve un peu d'admiration pour Montand, on est forcément touché. Parce que ça parle de sa vraie vie, avec quelques incursions de fiction pour faire avancer l'intrigue en parallèle, et que c'est lui-même qui mène la danse, conviant les figures du passé (Piaf, Signoret). 

Heureuse surprise aussi concernant Mathilda May. J'ai réalisé que je n'avais jamais vraiment eu l'occasion d'avoir un avis sur cette actrice et elle s'affirme ici comme une comédienne très convaincante, fraîche et naturelle, ainsi que comme une danseuse vraiment douée, ce que j'ignorais. On quitte quand même le film frustré de ne pas en avoir eu assez, surtout que le happy end est amené n'importe comment. Et on se désole d'avoir ici trop peu goûté la poésie et la sensibilité bien-aimée du cinéaste.



* * *


Même s'il me reste encore une poignée de films à voir, je reste donc assurément bloqué à son œuvre des 60's. Une chambre en ville ne m'avait pas complétement emballé mais reste finalement bien plus appréciable que son dernier opus. Pour goûter encore un peu de cette poésie à la saveur inimitable, il vaudra mieux faire un petit saut chez Agnès Varda qui offrira avec Jacquot de Nantes en 1991, au-delà du pur plaisir de fan procuré par cet hommage au cinéma de Demy, un merveilleux film sur l'enfance et les souvenirs, formidablement construit, filmé et monté, et qui se regarde le sourire épanoui.


DOSSIER JACQUES DEMY :

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