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10 août 2017

Histoire permanente du cinéma français 1998-2002

Versailles-chantiers, Bruno Podalydès, 1998
En 1998, j'étais sorti absolument emballé de la projection de Dieu seul me voit, premier long-métrage de Bruno Podalydès, qui y prolongeait brillamment l'univers de ses courts. Aujourd'hui encore, je continue à associer ce titre avec ma découverte enthousiaste du cinéma de Desplechin (La Sentinelle), Durringer (J'irai au paradis car l'enfer est ici) ou Assayas (voir ci-dessous). Je ne l'avais jamais revu depuis, et Podalydès ne m'avait par la suite pas trop convaincu avec son adaptation de Gustave Leroux (Le Mystère de la chambre jaune), et j'avais laissé passer Bancs publics, censé clore cette trilogie des gares entamée par le chouette Versailles-rive gauche. Par la suite, Adieu Berthe m'a enthousiasmé, et Comme un avion, inexplicablement charmé. C'est donc une belle occasion qui m'a été donnée de replonger, avec cette version de Dieu seul me voit qualifiée avec beaucoup d'autodérision d' « interminable », soit un découpage en 6 épisodes de 50' assemblé en 2007. Il était d'ailleurs impensable d'imaginer à l'époque qu'un tel métrage avait pu être emmagasiné.

J'avais conservé le souvenir de pas mal de scènes, et j'ai retrouvé intact le plaisir de partager les aventures désopilantes d'Albert Jeanjean, individu qui tente désespérément de construire sa personnalité sur celle des autres — au point où l'on s'interroge parfois sur sa santé mentale — tout en étant capable de reconnaître lucidement ses propres errements. C'est drôle, imprévisible et absolument charmant. Le Doisnel de Truffaut n'est pas loin, par cette façon délicieuse d'observer le héros dans sa quête amoureuse sans occulter les dimensions sociale et professionnelle dans lesquelles il navigue. Et puis il y a presque déjà un côté nostalgique dans ce film de la fin des années 90, où l'on vivait sans portable, le répondeur téléphonique devenant un accessoire emblématique.

C'est un mélange de gags irrésistibles (l'interview du maire de Montgiscard, l'échange de bagnole à la sortie du théâtre), et de discussions intimistes qui prennent le temps de se développer. La caméra de Bruno capte le plus souvent en plans séquences des dialogues bluffants d'intelligence, et si l'on peut parfois ressentir une impression d'improvisation, on se rend compte que le scénario reste très écrit dans son déroulement, puisque tous les éléments conviés finissent par jouer leur rôle, l'action du film étant circonscrite sur une semaine d'entre-deux tours d'élections. La mise en scène est très soignée, de même que la photo. Il y a notamment une très belle façon de filmer la ville la nuit (Versailles, Toulouse, Paris). Et puis ce casting aux petits oignons qui rend délectable l'intervention du moindre personnage (Michel Villermoz, Jean-Noël Brouté). La complicité des deux frères est au diapason, chacun rendant véritablement service au talent de l'autre, et le film est presque une bande démo pour vanter la virtuosité de Denis

Les deux premiers épisodes m'ont semblé les plus réussis : découverte des personnages, loufoquerie des situations et des dialogues, ça bouge un peu. Par la suite, Podalydès doit mener son histoire et relier un peu les différents fils, et c'est peut-être un peu moins rythmé. Je me souviens que déjà dans la version cinéma toute la dernière partie avait une énergie différente, presque déstabilisante. Le tempo ralentit, bascule sur un autre timing, et l'interprétation si bizarre de Balibar crée un décalage qui m'avait un peu agacé. Mais en fait ça colle bien à son personnage inexplicablement et malgré tout séducteur. Et surtout c'est à l'image de l'ensemble du film qui reste d'une liberté jubilatoire.




Demonlover, Olivier Assayas, 2002
Autre cinéaste qui a beaucoup compté pour moi dans les 90's, donc, et que j'ai un peu perdu de vue. Grand amateur de films sur le cinéma, je faisais pas mal tourner la VHS de son brillant Irma Vep (un peu sa Nuit américaine) et considérais son Fin août, début septembre comme un des rares exemples de film choral français réussi. Jouant sur un registre plus cérébral, presque théorique, Demonlover m'a décontenancé, et même déplu. Les acteurs sont pourtant tous très bons, jusqu'aux troisièmes rôles (Jean-Baptiste Malatarte, Dominique Reymond). Les images sont souvent belles, la mise en scène très maîtrisée, et les choix musicaux plutôt à mon goût, comme souvent chez le cinéaste, avec une bande son notamment signée Sonic youth. Le même style était déjà à l'œuvre sur Clean, avec moins d'élégance cependant (le sujet le voulait, c'est vrai).

Mais tous ces efforts formels n'ont pas suffi pour dissimuler les facilités d'un scénario en forme de jeu à moitié assumé avec les clichés du cinéma d'espionnage. Le film se retrouve un peu avec le cul entre trois chaises, n'ayant finalement pas grand chose à raconter, infusant pleins d'ingrédients (multinationale de la communication tentaculaire, culture japonaise) en espérant que leur simple citation suffira à faire sens. On devine les influences mal digérées du Cronenberg de Videodrome, du Wim Wenders de Jusqu'au bout du monde, voire du Ferrara de New rose hôtel

En tant que spectateur, j'avais l'impression qu'on me dérobait les unes après les autres les portes d'accès au film. Zéro émotion, zéro suspense. Il y a bien de belles scènes, mais dès que quelque chose semble démarrer, Assayas ruine ses effets en devenant opaque ou complexe. Les réactions des personnages nous échappent, celui incarné par Connie Nielsen échouant à servir de guideL'abandon de toute logique aurait pu me séduire s'il avait été assumé totalement pour aboutir à un spectacle purement sensoriel et trippant. Le film s'achève de plus sur un épilogue aussi laid que raté, bien lourdement symbolique. Traitant du rapport à l'image tel qu'imposé par les nouvelles technologies, Demonlover était peut-être trop en avance sur son temps, et il est vrai que rien ne se démode davantage que les films qui s'efforcent de traiter des risques futurs de ce qu'on appelait encore les nouvelles technologies (le film se veut bien plus en prise avec le contemporain que véritablement prémonitoire). Il serait intéressant de savoir ce que le réalisateur en pense aujourd'hui. Finalement, les seuls passages où j'étais un peu jouasse auront été les génériques d'ouverture et de fin, avec les excellents morceaux de Neu ! et Silver mount zion.

29 juin 2015

Le Jukebox du lundi : Sonic youth

Que je parle de littérature, de cinéma, d'art ou de musique, je ne peux construire mes critiques qu'en y mettant un peu de ma personne. Je ne partage évidemment que ce qui me touche, et cela implique souvent que j'en vienne à raconter un peu ma petite vie. Si j'évoque aujourd'hui Sonic youth, c'est donc aussi parce que ça a été un groupe fondamental dans mon parcours musical, quand ado j'ai commencé à basculer du hard rock au rock dit indépendant (et c'est le punk qui servit de trait d'union). La musique du quatuor newyorkais m'a ainsi longtemps accompagné, devenant même l'influence primordiale de mon rock band du lycée (on s'était alors baptisé Screaming Skull du nom d'un de leurs morceaux). Je vénérais la liberté de leurs improvisations et leur furie bruitiste. Je savourais le jeu subtil du batteur Steve Shelley — un modèle pour moi — de même que les compositions précieuses et brillantes de Lee Ranaldo, le chant fragile (pour ne pas dire faux) de Kim Gordon. Je les ai vu deux fois en live au Zénith de Paris (accompagnés une première fois de Beck en solo, puis des Dinosaur Jr reformés). On peut en plus avoir avec à eux une première approche de l'art contemporain grâce à leurs pochettes signées Gerhard Richter, Raymond Petibon, Mike Kelley, ou William Burroughs


Sonic youth (1982)
Ce tout premier E.P. qui fut à sa sortie totalement confidentiel, contient un titre qui fut une vraie claque pour moi : I dreamed I dream incarne encore aujourd'hui le type de morceau qui me fait vibrer. Sobre, évolutif et finalement trippant. Le genre de composition que j'avais envie de jouer. Et c'est une vraie chanson, où voix, paroles et musique fusionnent idéalement et véhiculent sens et émotion. 




Confusion is sex (1983)
Intéressant à titre documentaire, ce disque reste fondateur tant l'esthétique du groupe est déjà là, ce goût de l'expérimentation si peu grand public, bien aidé il faut le reconnaître par  une production artisanale qui peut le rendre pénible à l'écoute (tout comme les enregistrements live de cette première décennie).

Bad moon rising (1985)
Une ambiance très forte de no future, soit un disque très punk, assez agressif, surtout mémorable grâce à la participation enfiévrée de Lydia Lunch sur l'excellent Death valley '69.

EVOL (1986)
C'est avec cet enregistrement que Steve Shelley arrive sur le siège du batteur et on sent musicalement qu'on est passé à la vitesse supérieure : les mélodies sont plus présentes et mieux agencées.

Sister (1987)
Progressant à chaque disque, à la fois sur le plan de la composition et de l'interprétation, le groupe livre ici de pures pépites, au sein d'un disque ambitieux et bien rempli. Le titre Schizophrenia représente vraiment un jalon, où les recherches sonores dépassent la simple volonté bruitiste et finissent par enfin faire pleinement partie de la mélodie, créant un son inimitable. Thurston Moore prenant alors l'habitude de jouer avec des guitares préparées, chaque instrument devenant indissociable de tel ou tel titre.




Daydream nation (1988)
C'est avec ce double album que j'ai découvert Sonic youth, et je me souviens encore de ma première écoute comme d'une claque magistrale. Dès les premières notes de Teen age riot on est conquis par ce son très particulier, cette réverbération assez emblématique. Je devinais une démarche à la fois pleine de liberté dans son expression et en même temps habitée par une énergie foncièrement rock qui m'a instantanément parlé. C'était exactement ce que j'avais secrètement désiré entendre à cette époque. Richesse inépuisable, folie des morceaux. Tout est bon, mais mention spéciale pour Silver rocket, 'Cross the breeze (mon préféré tous disques confondus) et Trilogy.




Goo (1990)
Ce disque fut longtemps décrié parce qu'il représentait la première grosse signature de Sonic youth pour une major (Geffen), et qu'il peut sembler musicalement moins aventureux.  Le groupe recevait en fait là une consécration méritée, à une époque où le rock indé devenait soudain bankable et où Nirvana, Pearl jam ou Alice in chains régnaient sur MTV tout en reconnaissant leur tribut au groupe de Kim Gordon. Pourtant cette rigueur inédite, loin d'être un reniement, apporte une redoutable efficacité à des morceaux qui ne sont pop que dans leur construction (Dirty boots, Tunic, Disapearer). Et c'est un disque qui devint vite attachant.

Dirty (1992)
Nouvelle superproduction de très haute tenue, énorme son (Butch Vig aux manettes), tubes imparables (100 %, Shoot, Sugar Kane, Orange rolls angel's spit) avec d'excellents titres sur la fin, qui plus est un peu moins consensuels. Sans doute leur disque le plus accessible, tout étant relatif.

Experimental jet set, trash & no star (1994)
Après deux disques qui risquaient de les amener à davantage de concessions, SY décide de se laisser agréablement aller à moins de contrôle, et à affirmer son irréductibilité aux standards. Morceaux d'apparence modeste, moins épiques dans leur durée, trahissant une naissance dans l'improvisation, mais qui me touchent beaucoup (Screaming skull, Androgynous mind, Doctor's orders). Un disque qu'on pourrait qualifier à l'arrivée de rafraîchissant.




Washing machine (1995)
Becuz, Unwind, No queen blues, The Diamond sea... Un paquet de titres très différents les uns des autres, tantôt vraies chansons (voire berceuses), tantôt grosses prises de risques imprévisibles. Pas grand chose à en dire, du quasi-tout bon.

A thousand leaves (1998)
Très grand disque, riche, généreux, se permettant un tas d'expérimentations, explorant des tas de pistes avec bonheur. Le groupe est clairement là pour moi au sommet de ses moyens et propose sans doute son disque le plus équilibré, ne donnant toujours pas l'impression de reproduire une sempiternelle même formule. J'estime n'en avoir toujours pas fait le tour (c'est aussi la qualité de ce groupe que de pondre ainsi des albums qu'une seule dizaine d'écoutes ne suffit pas à épuiser).

NYC ghosts & flowers (2000) 
D'abord partenaire de concert, Jim O'Rourke rejoint le groupe qui entre alors dans une période où je me suis sans vraiment le vouloir un peu éloigné d'eux. NYC ghosts & flowers apparaît comme un album épuré, qui semble a priori en service minimum mais qui révèle de vraies beautés pour peu qu'on ait la patience de s'imposer plusieurs écoutes (Renegade princess).

Le groupe conserve dans les années suivantes un rythme de parution régulier. Je n'ai pas grand chose à défendre de Murray street (2002), ni de Sonic nurse (2004), même si ce dernier m'a davantage séduit. Les titres s'imposent moins, marquent moins. Et c'est au moment où je pensais être passé à autre chose, que la curiosité m'a poussé à écouter sur une borne d'écoute l'album Rather ripped (2006). Et le tout premier titre m'a instantanément enthousiasmé, le groupe donnant l'impression d'avoir retrouvé toute sa fougue, son envie et sa fraîcheur. 





Le groupe a encore produit un autre album en 2009, The Eternal, mais là encore, sans vraiment le vouloir, je n'ai pas vraiment éprouvé de curiosité, préférant finalement me rabattre sur des disques et des morceaux qui sont comme autant de rappels de ma propre "jeunesse sonique". Je citerai encore leurs expérimentations sur le label SYRecords qui me laissent quand même de marbre, tout comme leur bande originale pour le film Made in USA pas vraiment faite pour une écoute isolée. J'aime par contre beaucoup leur reprise de MadonnaInto the groove(y), enregistrée en 1988 sous le nom de Ciccone youth pour le Whitey album.

9 juin 2015

Mike Kelley's dirty youth

« Nous recherchons l’expression, pas la perfection. Le regard, pas l’apparence. »
Lee Ranaldo, guitariste de Sonic Youth




Mike KELLEY

Ahh...! Youth, 1991

Epreuves couleurs sur papier dépliable, 12 x 72 cm

Livret de CD



Ahh...! Youth est une oeuvre commandée par le groupe new-yorkais Sonic Youth pour la pochette de leur album Dirty (Geffen Records, 1992). Le livret se présente sous la forme d’un dépliant horizontal tout à fait standard, composé au recto de 6 photographies couleurs : 5 poupées sur fond bleu, 1 Mike Kelley sur fond jaune. En dehors de ces différences de nature (un humain) et de traitement (le fond), l’ensemble vise à l’homogénéité. Le cadrage type photomaton est neutre, sans rien pour distraire le regard, et semble affirmer : « tout est là. » De gauche à droite, nous voyons : un animal non identifiable, pelucheux, dont un oeil est à moitié arraché (mais ne lui manque-t-il pas aussi une bouche, voire un nez ?) ; un ours jaune dont le museau a été maladroitement recousu ; Mike Kelley adolescent, l’air impassible qui convient aux photos d’identité, le visage bien abîmé par de l’acné juvénile, du poil au menton, les cheveux longs et, semble-t-il, gras, coiffés en arrière, chemise jaune à rayures boutonnée jusqu’au col, un papier blanc plié dans la poche de devant ; un lapin en peluche rose et sale, avec un curieux élément gris greffé sur le dessus du museau (à moins que ce soit le museau, dans ce cas, le point de feutre situé plus bas serait la bouche) ; suivent deux poupées plus du tout figuratives en laine tricotée, l’une bleue, l’autre orange avec des antennes, arborant chacune une sorte d’écharpe autour du cou, qui semble assurer la tenue de l’ensemble.

En optant pour un nombre de portraits pair, Kelley évite d'instaurer un espace central, auquel sa propre photo aurait pu prétendre. La supériorité en nombre des poupées pourrait laisser penser que c’est l’humain qui cherche à se faire passer pour elles. À nous de démasquer l’intrus, comme dans ces films où un personnage se dissimule au milieu de mannequins de cire, prenant leur pose. Même attitude frontale, même expression muette. Cette déclaration de l'artiste pourra nous servir de guide : « L’art doit s’intéresser à la réalité, mais il remet en question toute idée de réalité. Il ne cesse de faire de la réalité une façade, une représentation, une construction de l’esprit, tout en soulevant des questions sur les raisons d’être de cette construction. »1


Ces poupées au rabais ont rendu Mike Kelley (1954-2012) célèbre. Elles s’inscrivent dans la série Half a Man, développée entre 1987 et 1991. Nous sommes donc ici à la fin de ce projet, son apogée sans doute. En introduisant une photo de lui au milieu de ces peluches symptomatiques de son œuvre, Kelley s’inscrit dans une problématique de l’autoportrait typique du XXe siècle, où l'identité de l'artiste se confond avec son œuvre (cf. De Chirico). Si toute œuvre est autoportrait, Kelley aurait pu se contenter d’une seule des photos de peluches  avec la mention “autoportrait”, selon une démarche identique à celles de Malevitch, Haring ou Raynaud (présence de l’absence). Mais il choisit de se mettre en scène au sein de son univers plastique. L’artiste lui-même n’est pas pour autant dans cette troisième photo en partant de la gauche. Il est précisément derrière, hors champ, créateur d’un ensemble qui nous est donné à apprécier (absence de la présence).

L'artiste californien a toujours privilégié dans ses œuvres les déplacements, qu’ils soient formels, dialectiques ou métaphoriques. Un tel décalage se situe en fait dans le prolongement du travail de Duchamp et de Warhol, où des objets a priori laids (urinoir, soupe en conserve) tentent d’acquérir leur légitimité en pénétrant avec fracas dans les musées. Kelley n’est pas l’auteur de sa photo. Elle n’est pas un autoportrait, à la base, mais vraisemblablement une authentique photographie d’identité, ready-made donc. De même les poupées, d’origines industrielle ou artisanale. L'artiste récupère son corps par l’intermédiaire de cette photo peu flatteuse, comme il récupère ces peluches qui ont perdu leur valeur d’usage. Dans leur état, nul ne songerait à les acheter, à les offrir, à jouer avec. Ainsi, l’objet est détourné de sa fonction originelle. Il est sale — dirty — cassé. La société l’a jugé inutile et mis au rebut. Avec sa redistribution dans une sphère noble, celle de l’Art, s’invente un nouveau vocabulaire.


Les peluches sont incomplètes, il en manque des bouts, pareilles en cela à l’adolescent qui se construit. Comme l’écrit Malraux : « le seul visage avec lequel le peintre moderne, souvent, “négocie”, c’est le sien, et l’on peut beaucoup rêver devant les autoportraits. »2 Kelley accepte de se montrer à un âge qualifié d’ingrat. Il ne nie pas la vérité du corps et atteint ici quelque chose de bien plus troublant, plus intime, que s’il s’était par exemple montré nu, ce qui serait demeuré une pose. Ses peluches qui affichent leur imperfection, sans recourir à l’anthropomorphisme (certaines sont même loin de renvoyer à un référent animal), inspirent sympathie, pitié, ou amusement. Le spectateur les élève à un plan humain. Une poésie cruelle s’en dégage. Kelley fait remarquer : « si vous étiez amené à voir la poupée comme le modèle exact d’un personnage, comme une statue, il serait impossible de sympathiser avec elle. Imaginez un de ces personnages marchant dans la rue : on le regarderait comme une monstruosité. »3 De son côté, le visage de l’artiste aussi est abîmé, son regard noir, droit dans l’objectif, n’est pas plus vivant que les peluches. Suscite-t-il les mêmes sentiments d’empathie ? Dans cette galerie de portraits, qui est le plus humain ? La question est de savoir jusqu’où on accepte d’humaniser les peluches, objets inanimés, et à partir de quand l’artiste cesse d’être homme pour devenir œuvre, donc objet d’appréciation — qu’elle soit admirative ou répulsive — d’analyse, mais aussi objet marchand. Kelley opère un glissement de catégorie qu’on pourrait qualifier de rimbaldien (Je est un autre).

Le jeu d’échanges entre culture noble et culture populaire, art majeur et art mineur, se poursuit entre spiritualité (la photographie sacralise le sujet) et matérialisme (trivialité de l’apparence, matériaux symptomatiques d’une société décadente). On peut y voir une volonté de réévaluer ces cultures, de les mettre au même niveau, de légitimer l’une par rapport à l’autre. Si les préjugés sont contenus dans la forme, la vérité se trouve peut-être dans l’informe. Kelley montre l’inmontrable, ce qui n’est pas noble, contestant ainsi la norme sociale de l’apparence. Car l’art est une métaphore, et « les métaphores déterminent socialement comment nous vivons. »4 Il propose d’autres formes de représentation qui libèrent un sens nouveau et critique. En effet, cette méditation s’inscrit dans une réflexion plus large sur les faux-semblants sur lesquels repose la civilisation occidentale et les États-Unis en particulier (en gros : psychanalyse, christianisme et capitalisme). L'artiste procède pour cela par une juxtaposition d’éléments hétérogènes. Si le visage acnéique de Kelley dégoûte le spectateur, les peluches le feront autant. Ou peut-être que pour d’autres, les peluches conservent leur capital de sympathie par leur renvoi inconscient à l’innocence et aux plaisirs simples de l’enfance, tandis que l’adolescent qui cherche à obtenir les mêmes faveurs sera impitoyablement rejeté. Qu’est-ce qui est le plus choquant ? Nous infliger le spectacle d’un visage rendu ingrat par l’âge ? Mettre en avant une vision négative de l’adolescence et en ruiner la possibilité nostalgique ? Peut-on dire que l’œuvre est belle si elle use de matériaux jugés laids ? Jugés par qui ? Selon quels critères ? D’ailleurs une œuvre demande-t-elle à être belle ?


L’appréciation esthétique du travail de Mike Kelley doit passer par le retournement de valeurs arbitrairement établies. « J’associe le sublime avec ce que la culture considère comme abject. »5 Le mauvais goût, nous dit-il, est un préjugé. Le spectateur finit par être gêné d’être gêné. Ce ne peut être que salutaire.

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1. Catalogue de l’exposition au Magasin, Grenoble, 1999
2. André Malraux, Le Musée imaginaire, Gallimard, 1965
3. In the image of man, Carnegie Museum of Art, Pittsburgh, 1991
4. Art in America, New-York, juin 1994
5. Entretien Kelley/McCarthy, Beaux Arts Magazine n°186, Paris, novembre 1999