Chinesisches Roulette (Roulette
chinoise), 1976
Un film qui par son propos cinglant
invite à faire le rapprochement avec Satansbraten tourné la même
année. Sauf qu'ici, le réalisateur choisit la distanciation à la place de
l'outrance, la froideur du mauvais théâtre d'avant-garde à la place des excès du Living theater.
Chaque mouvement de caméra, chaque plan est d'une lourdeur désarmante, Fassbinder abusant en particulier des travellings à travers les meubles transparents que le décorateur Kurt
Raab emploiera encore sur Die Dritte Generation. De même, la troupe d'acteurs habituels se
meut dans l'espace avec une artificialité assumée, chacun cherchant bien sa marque sur le sol avant d'aller lâcher sa réplique.
Cette exagération prête évidemment
au rire, tant les comportements faussement policés de ces honnêtes bourgeois
sont pathétiques. Parmi eux, Anna Karina, inattendue mais bienvenue, parvient à se rendre encore lumineuse. Mais au final, l'absence totale d'empathie que ne
suggèrent pas les personnages, le peu de variété du dispositif filmique, viennent à bout de la bienveillance du spectateur. Même le propos apparait un peu court pour justifier ce projet-kamikaze. Alors que l'inspiration du cinéaste est rarement en berne, je n'ai pas eu
l'impression qu'il avait ici beaucoup de choses à dire. Chinesisches Roulette apparaît presque une parodie de son style aux intentions trop lisibles : on a
compris que la jeune fille — véritable Dieu omniscient — manipule son entourage comme
elle jouerait à la poupée. On a compris que la mentalité qui a permis le
nazisme a subsisté et n'a pas totalement quitté les consciences. Même la
conclusion ressemble à une mauvaise blague. Quant à la scène de la roulette, vu
qu'on ignore quelle est la personne visée, on est incapable de donner du sens
aux réponses faites, souvent contradictoires, et le spectateur reste totalement
exclu. Demeure néanmoins toujours cet étonnant travail pratiqué sur la bande sonore, avec de chouettes expérimentations, et des morceaux de Kraftwerk.
Die Ehe der Maria Braun (Le Mariage
de Maria Braun), 1979
Véritable
œuvre-somme d'une ambition folle, à la fois classique dans ses inspirations mélodramatiques et novatrice dans ses
partis-pris artistiques, Die Ehe der Maria Braun est un film à tous égards
passionnant. Pour ce film d'époque, Fassbinder bénéfice de moyens conséquents, et si ce n'est pas encore la totale opulence, cela suffit à faire une différence par rapport à ses précédentes productions, tout comme le fera bientôt son autre grande épopée Lili Marleen. Et on ne perd pas cette impression plaisante de se retrouver en terrain connu, guettant les apparitions des acteurs fétiches du metteur en scène. Dans le rôle-titre, Hanna Schygulla est véritablement géniale, avec un jeu d'une subtilité admirable. Avec une distanciation très brechtienne, son personnage se
révèle progressivement sous nos yeux. Sa volonté jusqu'auboutiste, s'adaptant à
la logique de son époque, qu'elle anticipe toujours, est admirable. Par sa façon de rendre fous les hommes (voir le traitement qu'elle réserve à Oswald l'homme d'affaire), elle
affiche cette même innocence inconsciemment perverse que la Nana de Zola,
ou la Lola-Lola de L'Ange bleu.
Je n'hésite plus à le dire : R.W.F. est
un génie. Comment peut-on à ce point offrir un exemple si constant de mise en
scène pleine d'audaces, jamais en manque d'idées, et ne sentant
jamais l'effort laborieux, la surstylisation trop évidente et facile ? Comment
peut-on à ce point brasser des destins dans une écriture ambitieuse et
romanesque, tout en disant des choses sur l'Histoire d'un pays ? En fait, ce
n'est ni du roman, ni du théâtre — bien que les intérieurs soient majoritaires
— mais bien du cinéma. On ne peut détacher le travail des acteurs, leur jeu,
leurs dialogues, de celui de la caméra, ses mouvements, la façon dont elle
isole un personnage dans le cadre. Il y a une totale, rare et flagrante
complémentarité de sens.
À titre d'exemple, il y a cette
magnifique scène du retour du mari : d'un côté un homme dans l'entrebâillement
de la porte (on imagine que c'est Herman Braun mais on peut aussi en douter vu
qu'on ne l'a jamais vu auparavant), de l'autre Maria et le G.I. qui se
déshabillent. Le couple se livre à un véritable jeu érotique, d'autant plus
troublant que la caméra impitoyablement immobile nous place dans une double position de voyeur
puisqu'on voit Herman qui les voit aussi. Le résultat est très dérangeant, à la
fois excitant, comique, pathétique et tragique. On est content pour Maria parce
qu'elle a l'air enfin de s'amuser, de profiter de la vie, et puis il y a cet
homme qu'elle a tant attendu — on a été témoin de ses efforts — et qui va enfin
la revoir au moment où elle présente toutes les apparences de l'oubli. Dans cette scène comme dans le reste du film, la
photographie est étonnante, donnant constamment l'impression d'être sous-exposée, terne, c'est-à-dire sans
couleurs qui se détachent. Le travail sur le son est une nouvelle fois remarquable, les seuls éléments temporels étant donnés par la radio, qui en vient même à couvrir les voix des personnages.
Die Dritte Generation (La Troisième
génération), 1979
Un film bizarre, dans
lequel on mettra sans doute un certain temps avant de rentrer, mais qui s'avère
assez jubilatoire, glissant de la farce la plus absurde à la tragédie humaine
la plus glaçante. Ici la vie est un théâtre tragique, et le réalisateur-scénariste tout puissant va jusqu'à habiller en costumes de clowns sa troupe d'acteurs. Plus
proche que jamais du cinéma expérimental, Fassbinder se révèle une nouvelle
fois narrateur virtuose. La bande son est constamment brouillée par au moins
trois niveaux sonores : dialogues, bruit de la radio, bruit de la télévision. Die Dritte Generation prend alors des allures de manifeste punk, tentant de donner un équivalent cinématographique au parfum d'une époque qui bascule : le découpage en chapitres signalés chacun par des extraits de phrases
retrouvées dans des chiottes publiques berlinoises, le nombre de personnages,
les situations parfois grotesques et excessives dans lesquelles ils sont
plongées.
L'engagement politique est ici envisagé uniquement sur le plan de l'action, jamais vraiment de la théorie. On voit un groupe de jeunes gens préparer leur coup sans manifester le moindre émoi, ni sexuel, ni sentimental. Parfois la situation leur échappe, et des personnages qu'on pensait avoir vite catalogués se révèlent émouvants (la junkie, les deux anciens militaires).
L'engagement politique est ici envisagé uniquement sur le plan de l'action, jamais vraiment de la théorie. On voit un groupe de jeunes gens préparer leur coup sans manifester le moindre émoi, ni sexuel, ni sentimental. Parfois la situation leur échappe, et des personnages qu'on pensait avoir vite catalogués se révèlent émouvants (la junkie, les deux anciens militaires).
Die Sehnsucht der Veronika Voss (Le
Secret de Veronika Voss), 1982
Dans cet avant-dernier film (le
dernier à être sorti de son vivant), Fassbinder invente un personnage
d'actrice déchue, ancienne gloire de la UFA. Le récit est situé dans les années
50, et distille à petite doses des allusions au poids de l'Histoire, bien
présente : le passé honteux du cinéma nazi, les survivants des camps de
concentration, et autant de victimes condamnées au tourment jusqu'à la fin de
leur vie. La photographie en noir et blanc ainsi que la mise en scène sont
toutes deux très stylisées, rappellant justement l'esthétique élégante du cinéma de
cette époque. Le film est cependant assez lourd et triste et s'achève sur un sentiment
plus que désabusé.
Par sa mise à nu des vieilles gloires du cinéma, on pense inévitablement à Sunset Boulevard mais également à certains films noirs avec ce protagoniste journaliste sportif qui met en danger sa petite amie pour mener à bien son enquête. Le film passe ainsi par plusieurs genres, commençant comme une sorte de mélodrame pour bifurquer soudainement vers le polar, tout en se teignant d'une subtile dimension fantastique. Toutes les scènes de la clinique, éblouissantes de lumière blanche (à tel point que dans la salle des gens râlaient parce qu'ils s'esquintaient les yeux sur les sous-titres), le mystère qui s'y cache, la relation plus que trouble de Voss avec sa doctoresse, tout cela relève un peu de ce cinéma d'angoisse domestique à la Polanski.
Par sa mise à nu des vieilles gloires du cinéma, on pense inévitablement à Sunset Boulevard mais également à certains films noirs avec ce protagoniste journaliste sportif qui met en danger sa petite amie pour mener à bien son enquête. Le film passe ainsi par plusieurs genres, commençant comme une sorte de mélodrame pour bifurquer soudainement vers le polar, tout en se teignant d'une subtile dimension fantastique. Toutes les scènes de la clinique, éblouissantes de lumière blanche (à tel point que dans la salle des gens râlaient parce qu'ils s'esquintaient les yeux sur les sous-titres), le mystère qui s'y cache, la relation plus que trouble de Voss avec sa doctoresse, tout cela relève un peu de ce cinéma d'angoisse domestique à la Polanski.
Le problème est que ce basculement a
entraîné chez moi un certain recul, la prometteuse réflexion sur l'art et l'Histoire semblant alors passer au second plan. Tout d'un coup, je cessais d'être ému par
les personnages, et me désintéressais un peu de cette histoire de clinique
neuropsychiatrique et d'escroquerie, assez confuse il est vrai. Le film est
peut-être trop long, son atmosphère très théâtrale verse parfois dans un onirisme pesant, et j'ai fini par en sortir totalement, à regarder ça de loin depuis mon
fauteuil, indifférent. Atmosphères, atmosphères, le film est sur ce plan
inattaquable mais, malgré un très bon départ (la première demi-heure est
fascinante de bout en bout), m'a laissé sans empathie. J'espérais quelque chose
de plus mémorable.
DOSSIER RAINER WERNER FASSBINDER :
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire