Le Livre de poche, coll. Biblio essais, Paris, 2000
Compagnon de la Libération, François Jacob (1920-2013) a reçu le prix Nobel de médecine et physiologie en 1965, et fut membre de l'Académie française. Ce livre, paru
en 1981, est la reprise et le développement de deux conférences données en Californie et à Paris, publiées d'abord sous forme d’articles, entre autres dans Le Monde.
LE SENS DE
L’EVOLUTION
Quelle est la
part d’arbitraire dans l’évolution du monde et des espèces, les lois physiques,
ou le fonctionnement de la sexualité ? Pourquoi deux sexes chez l’humain ?
Pourquoi pas autrement ? Darwin a fait passer cette question de la genèse des
sexes de la sphère mythologique à la sphère scientifique. La reproduction du
couple, de deux êtres différents, permet la diversité des individus qui, associée
à la sélection naturelle, est garante de l’évolution, donc de la survie de
l’espèce. « C’est une assurance sur l’imprévu. » L’évolution ne répond pas à un plan parfaitement conçu, s’apparentant plutôt à un
travail de “bricolage”, propice aux déchets, mutations et essais. La sélection naturelle se chargera de faire le tri de ce qui survivra.
En fait, il n’y a pas d’arbitraire — qu’on l’appelle Dieu ou hasard — aux formes
qui constituent les espèces, mais un nombre de facteurs très important.
Les sens, par
exemple, sont développés en fonction des besoins vitaux : se nourrir,
interpréter et s’orienter dans l’environnement extérieur. Homme, abeille,
chauve-souris, poisson, bactérie, nous ne vivons pas dans le même monde
sensible. De la perception à son interprétation par le cerveau naît une image
du monde extérieur également propre à chaque espèce, même pour des stimuli
identiques. Cette représentation doit refléter « les aspects de la réalité qui
sont directement liés à son comportement. »
Jacob parle
alors de “réalité biologique”, qui a gagné en qualité et en précision avec le
temps et l’évolution, amenant ainsi à l’encéphalisation progressive de
l’Homo-sapiens. Le langage s’est développé pour symboliser des objets dont on a
gardé la mémoire, des événements passés, qu’on peut recombiner pour évoquer
l’avenir. Il façonne une réalité et permet « la création mentale de mondes
possibles. » Cette conscience de la réalité extérieure va aller de pair avec la
conscience de soi, de la mort, l’anticipation de ce qui n’est pas arrivé. «
L’ “esprit” est un produit de l’organisation du cerveau tout comme la “vie” est
un produit de l’organisation des molécules. »
On le voit, le
temps est le facteur fondamental de l’évolution. « La flèche du temps,
nécessaire là où il y a vie, fait maintenant partie de notre représentation du
monde. » Il existe une mémoire du corps. Quand le système immunitaire témoigne de
l’expérience de l’individu, le système génétique, lui, témoigne du passé de l’espèce.
L’ensemble construit le futur.
PROFESSION DE
FOI DU SAVANT
L’homme, le
savant sont encore ignorants sur nombre de questions. Pourquoi passé un certain
âge, le corps n’est-il plus capable de se maintenir en état ? Comment se
constituent et fonctionnent système nerveux et synapses ? L’histoire la plus
grande, la plus étonnante qui reste à raconter sur cette terre, selon Jacob,
est celle de « la formation d’un être humain ; le processus qui, par la fusion
d’un spermatozoïde et d’un ovule, met en route la division de la cellule-oeuf.
» On sait comment ça marche, sans pouvoir comprendre ou justifier. D’où
la nécessité d’une part de modestie et d’imagination dans l’attitude
scientifique.
Il faut faire
preuve de prudence dans l’analyse de ses expériences. Il faut accepter le
provisoire des avancées scientifiques, abandonner enfin l’idée que la science
expliquera tout. Il faut également se méfier de certains fantasmes. On rêve
d’une fontaine de jouvence alors qu’on ignore toujours les causes de la
vieillesse. Le génie
génétique et ses débouchés (études sur le fœtus, clonage, détérioration du
corps et de l’esprit humain, sélection artificielle) font peur. La manipulation
génétique nous renvoie aux figures mythiques et sacrilèges de Frankenstein et Prométhée.
Et s’il est vrai que la science fait parfois le mal en cherchant le bien — les
engrais polluent, les progrès de la médecine entraînent la surpopulation ou la
résistance aux antibiotiques — c’est bien le fanatisme qui conduit au crime ou à la
guerre, parce qu’il agit au nom d’une vérité unique. « Ce qui tue et asservit,
ce n’est pas la science. Ce sont l’intérêt et l’idéologie. »
C’est ainsi que, pour des raisons politiques, certains ont nié l’interdépendance entre le biologique et le culturel, l’inné et l’acquis. D’un côté les marxistes défendaient le principe du déterminisme social et éducatif (l’individu est une “bande magnétique vierge”). De l’autre, les fascistes revendiquaient la suprématie de l’hérédité et de la programmation génétique (l’individu est un “disque de phonographe”).
Au sein d’un tel débat, même la notion de QI est sans valeur. « Comment peut-on espérer quantifier ce qu’on désigne par intelligence globale — que nous n’arrivons pas même à définir clairement (...) — par un simple paramètre variant linéairement sur une échelle de 50 à 150 ? » Si l’étude du génotype peut dépister des probabilités de contracter certaines maladies, elle ne peut rendre compte directement des performances individuelles. L’être humain est programmé, certes, mais pour apprendre. C’est l’apprentissage et l’interaction avec le milieu qui, ensemble, vont développer et organiser les structures nerveuses qui sous-tendent les performances mentales.
C’est ainsi que, pour des raisons politiques, certains ont nié l’interdépendance entre le biologique et le culturel, l’inné et l’acquis. D’un côté les marxistes défendaient le principe du déterminisme social et éducatif (l’individu est une “bande magnétique vierge”). De l’autre, les fascistes revendiquaient la suprématie de l’hérédité et de la programmation génétique (l’individu est un “disque de phonographe”).
Au sein d’un tel débat, même la notion de QI est sans valeur. « Comment peut-on espérer quantifier ce qu’on désigne par intelligence globale — que nous n’arrivons pas même à définir clairement (...) — par un simple paramètre variant linéairement sur une échelle de 50 à 150 ? » Si l’étude du génotype peut dépister des probabilités de contracter certaines maladies, elle ne peut rendre compte directement des performances individuelles. L’être humain est programmé, certes, mais pour apprendre. C’est l’apprentissage et l’interaction avec le milieu qui, ensemble, vont développer et organiser les structures nerveuses qui sous-tendent les performances mentales.
LE POSSIBLE
EST AFFAIRE DE RÉÉL
Les progrès de
la science occidentale à partir de la Renaissance sont liés à ceux de la
peinture (optique — invention de la perspective, travail sur la lumière — et anatomie), dans une démarche commune de connaissance et de restitution du
monde. Le mythe a précédé la science sur les grandes interrogations liées à
l’origine du monde et de la vie, apportant même des réponses plus
satisfaisantes. Il offre une vision du monde cohérente tandis que la science
s’est attachée à résoudre des questions isolées, locales. On constate cependant
que les théories qui en résultent apportent des réponses de plus en plus
générales. La démarche scientifique consiste à confronter ce qui peut être avec
ce qui est, par l’observation. Mais une observation qui ne peut pas être
objective comme l’a longtemps souhaité la science moderne, parce que le
scientifique appartient au monde qu’il observe.
En anatomie, le scientifique, s’observant lui-même, dissèque des cadavres. « Pour connaître son corps, il faut d’abord le détruire. » D’où la nécessité d’un recul suffisant, une souplesse de la pensée, et donc une implication personnelle. On ne se contente alors pas d’observer, l’imagination doit avoir sa part dans la théorisation, exactement comme pour le mythe. Le regard est guidé par « une certaine idée de ce que peut bien être la “réalité.” »
En anatomie, le scientifique, s’observant lui-même, dissèque des cadavres. « Pour connaître son corps, il faut d’abord le détruire. » D’où la nécessité d’un recul suffisant, une souplesse de la pensée, et donc une implication personnelle. On ne se contente alors pas d’observer, l’imagination doit avoir sa part dans la théorisation, exactement comme pour le mythe. Le regard est guidé par « une certaine idée de ce que peut bien être la “réalité.” »
En science,
les nombreux problèmes qui restent à résoudre (l’origine de la vie, de la
pensée, etc.) peuvent être décrits, nommés mais pas définis. L’imagination
humaine permet de proposer des histoires possibles. Dès son avant-propos, Jacob
évoque les monstres des ouvrages de zoologie du XVIe siècle, êtres hybrides de
créatures existantes, assez proches de la vision que nous donnent des
extra-terrestres certains ouvrages de science-fiction. L’imagination reste
associée à une conscience de la réalité. On reste dans les “limites du
possible”, définies par un « mélange
subtil de croyance, de savoir et d’imagination. » Or, selon Jacob, la science
doit précisément faire dialoguer “possible” et “réel”. Le livre lui-même, par son épigraphe, est placé tout entier sous le signe de Lewis Carroll, qui nous appelle à croire en des choses impossibles.
Au XVIIe
siècle, la raison était considérée comme un outil nécessaire. Au XVIII-XIXe
siècles, elle devient un outil suffisant. Aujourd’hui, la science a besoin de
rêve et de réalité. La diversité des
choix offerts à l’individu permet la diversité des individus. Cette richesse permet
l’évolution. Elle donne ses potentialités à l’espèce. Potentialités
d’adaptation et de mutation. Tandis que l’uniformisation de la société
industrielle guette, des peuples disparaissent ou se transforment. En tant que
recours, l’imagination laisse place à l’espoir. « L’espoir se fonde sur la
perspective de pouvoir un jour transformer le monde présent en un monde
possible qui paraît meilleur. »
Crédits photos : Institut Pasteur 1965 ; Alvaro Canovas
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