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1 mai 2016

R.W.F. teil 3 (1976-1982)

Chinesisches Roulette (Roulette chinoise), 1976
Un film qui par son propos cinglant invite à faire le rapprochement avec Satansbraten tourné la même année. Sauf qu'ici, le réalisateur choisit la distanciation à la place de l'outrance, la froideur du mauvais théâtre d'avant-garde à la place des excès du Living theater. Chaque mouvement de caméra, chaque plan est d'une lourdeur désarmante, Fassbinder abusant en particulier des travellings à travers les meubles transparents que le décorateur Kurt Raab emploiera encore sur Die Dritte Generation. De même, la troupe d'acteurs habituels se meut dans l'espace avec une artificialité assumée, chacun cherchant bien sa marque sur le sol avant d'aller lâcher sa réplique.

Cette exagération prête évidemment au rire, tant les comportements faussement policés de ces honnêtes bourgeois sont pathétiques. Parmi eux, Anna Karina, inattendue mais bienvenue, parvient à se rendre encore lumineuse. Mais au final, l'absence totale d'empathie que ne suggèrent pas les personnages, le peu de variété du dispositif filmique, viennent à bout de la bienveillance du spectateur. Même le propos apparait un peu court pour justifier ce projet-kamikaze. Alors que l'inspiration du cinéaste est rarement en berne, je n'ai pas eu l'impression qu'il avait ici beaucoup de choses à dire. Chinesisches Roulette apparaît presque une parodie de son style aux intentions trop lisibles : on a compris que la jeune fille — véritable Dieu omniscient — manipule son entourage comme elle jouerait à la poupée. On a compris que la mentalité qui a permis le nazisme a subsisté et n'a pas totalement quitté les consciences. Même la conclusion ressemble à une mauvaise blague. Quant à la scène de la roulette, vu qu'on ignore quelle est la personne visée, on est incapable de donner du sens aux réponses faites, souvent contradictoires, et le spectateur reste totalement exclu. Demeure néanmoins toujours cet étonnant travail pratiqué sur la bande sonore, avec de chouettes expérimentations, et des morceaux de Kraftwerk.




Die Ehe der Maria Braun (Le Mariage de Maria Braun), 1979
Véritable œuvre-somme d'une ambition folle, à la fois classique dans ses inspirations mélodramatiques et novatrice dans ses partis-pris artistiques, Die Ehe der Maria Braun est un film à tous égards passionnant. Pour ce film d'époque, Fassbinder bénéfice de moyens conséquents, et si ce n'est pas encore la totale opulence, cela suffit à faire une différence par rapport à ses précédentes productions, tout comme le fera bientôt son autre grande épopée Lili MarleenEt on ne perd pas cette impression plaisante de se retrouver en terrain connu, guettant les apparitions des acteurs fétiches du metteur en scène. Dans le rôle-titre, Hanna Schygulla est véritablement géniale, avec un jeu d'une subtilité admirable. Avec une distanciation très brechtienne, son personnage se révèle progressivement sous nos yeux. Sa volonté jusqu'auboutiste, s'adaptant à la logique de son époque, qu'elle anticipe toujours, est admirable. Par sa façon de rendre fous les hommes (voir le traitement qu'elle réserve à Oswald l'homme d'affaire), elle affiche cette même innocence inconsciemment perverse que la Nana de Zola, ou la Lola-Lola de L'Ange bleu.

Je n'hésite plus à le dire : R.W.F. est un génie. Comment peut-on à ce point offrir un exemple si constant de mise en scène pleine d'audaces, jamais en manque d'idées, et ne sentant jamais l'effort laborieux, la surstylisation trop évidente et facile ? Comment peut-on à ce point brasser des destins dans une écriture ambitieuse et romanesque, tout en disant des choses sur l'Histoire d'un pays ? En fait, ce n'est ni du roman, ni du théâtre — bien que les intérieurs soient majoritaires — mais bien du cinéma. On ne peut détacher le travail des acteurs, leur jeu, leurs dialogues, de celui de la caméra, ses mouvements, la façon dont elle isole un personnage dans le cadre. Il y a une totale, rare et flagrante complémentarité de sens.

À titre d'exemple, il y a cette magnifique scène du retour du mari : d'un côté un homme dans l'entrebâillement de la porte (on imagine que c'est Herman Braun mais on peut aussi en douter vu qu'on ne l'a jamais vu auparavant), de l'autre Maria et le G.I. qui se déshabillent. Le couple se livre à un véritable jeu érotique, d'autant plus troublant que la caméra impitoyablement immobile nous place dans une double position de voyeur puisqu'on voit Herman qui les voit aussi. Le résultat est très dérangeant, à la fois excitant, comique, pathétique et tragique. On est content pour Maria parce qu'elle a l'air enfin de s'amuser, de profiter de la vie, et puis il y a cet homme qu'elle a tant attendu — on a été témoin de ses efforts — et qui va enfin la revoir au moment où elle présente toutes les apparences de l'oubli. Dans cette scène comme dans le reste du film, la photographie est étonnante, donnant constamment l'impression d'être sous-exposée, terne, c'est-à-dire sans couleurs qui se détachent. Le travail sur le son est une nouvelle fois remarquable, les seuls éléments temporels étant donnés par la radio, qui en vient même à couvrir les voix des personnages.




Die Dritte Generation (La Troisième génération), 1979
Un film bizarre, dans lequel on mettra sans doute un certain temps avant de rentrer, mais qui s'avère assez jubilatoire, glissant de la farce la plus absurde à la tragédie humaine la plus glaçante. Ici la vie est un théâtre tragique, et le réalisateur-scénariste tout puissant va jusqu'à habiller en costumes de clowns sa troupe d'acteurs. Plus proche que jamais du cinéma expérimental, Fassbinder se révèle une nouvelle fois narrateur virtuose. La bande son est constamment brouillée par au moins trois niveaux sonores : dialogues, bruit de la radio, bruit de la télévision. Die Dritte Generation prend alors des allures de manifeste punk, tentant de donner un équivalent cinématographique au parfum d'une époque qui bascule : le découpage en chapitres signalés chacun par des extraits de phrases retrouvées dans des chiottes publiques berlinoises, le nombre de personnages, les situations parfois grotesques et excessives dans lesquelles ils sont plongées.

L'engagement politique est ici envisagé uniquement sur le plan de l'action, jamais vraiment de la théorie. On voit un groupe de jeunes gens préparer leur coup sans manifester le moindre émoi, ni sexuel, ni sentimental. Parfois la situation leur échappe, et des personnages qu'on pensait avoir vite catalogués se révèlent émouvants (la junkie, les deux anciens militaires).




Die Sehnsucht der Veronika Voss (Le Secret de Veronika Voss), 1982
Dans cet avant-dernier film (le dernier à être sorti de son vivant), Fassbinder invente un personnage d'actrice déchue, ancienne gloire de la UFA. Le récit est situé dans les années 50, et distille à petite doses des allusions au poids de l'Histoire, bien présente : le passé honteux du cinéma nazi, les survivants des camps de concentration, et autant de victimes condamnées au tourment jusqu'à la fin de leur vie. La photographie en noir et blanc ainsi que la mise en scène sont toutes deux très stylisées, rappellant justement l'esthétique élégante du cinéma de cette époque. Le film est cependant assez lourd et triste et s'achève sur un sentiment plus que désabusé. 

Par sa mise à nu des vieilles gloires du cinéma, on pense inévitablement à Sunset Boulevard mais également à certains films noirs avec ce protagoniste journaliste sportif qui met en danger sa petite amie pour mener à bien son enquête. Le film passe ainsi par plusieurs genres, commençant comme une sorte de mélodrame pour bifurquer soudainement vers le polar, tout en se teignant d'une subtile dimension fantastique. Toutes les scènes de la clinique, éblouissantes de lumière blanche (à tel point que dans la salle des gens râlaient parce qu'ils s'esquintaient les yeux sur les sous-titres), le mystère qui s'y cache, la relation plus que trouble de Voss avec sa doctoresse, tout cela relève un peu de ce cinéma d'angoisse domestique à la Polanski

Le problème est que ce basculement a entraîné chez moi un certain recul, la prometteuse réflexion sur l'art et l'Histoire semblant alors passer au second plan. Tout d'un coup, je cessais d'être ému par les personnages, et me désintéressais un peu de cette histoire de clinique neuropsychiatrique et d'escroquerie, assez confuse il est vrai. Le film est peut-être trop long, son atmosphère très théâtrale verse parfois dans un onirisme pesant, et j'ai fini par en sortir totalement, à regarder ça de loin depuis mon fauteuil, indifférent. Atmosphères, atmosphères, le film est sur ce plan inattaquable mais, malgré un très bon départ (la première demi-heure est fascinante de bout en bout), m'a laissé sans empathie. J'espérais quelque chose de plus mémorable.


DOSSIER RAINER WERNER FASSBINDER :

27 avril 2016

R.W.F. teil 2 (1973-1976)

Welt am Draht (Le Monde sur le fil), 1973
Une œuvre de science-fiction sur la réalité virtuelle assez étonnante et vraiment très en avance sur son temps, puisqu'elle annonce clairement des thèmes qui seront traités plus tard dans Tron, Abre los ojos, Existenz, The Matrix ou Avalon. Il s'agit d'une mini-série, qui pâtit peut-être un peu de son excessive durée. Pour autant, Fassbinder ne dilue jamais son style, même si sur la longueur sa mise en scène m'a semblé un peu manquer d'idées, tournant finalement à vide à l'image de son protagoniste. Ce qui est donc tout à fait à propos mais rend peut-être le spectacle un peu trop lisible, trop littéral ? 

Si le sérieux semble de mise, la dimension satirique reste discrètement présente, notamment par sa vision du journalisme ou lorsqu'il s'agit de dévoiler les liens entre les gros industriels et l'État, et certaines scènes sont même très drôles dans leur absurdité. Relativement distrayant, le film patine un peu à trop jouer la carte de l'opacité, puisqu'il est question de complot et de manipulation, mais l'inattendue touche de romantisme lui apporte in fine une profondeur assez inespérée. On notera ici encore une utilisation du son, toujours très travaillé chez Rainer Werner, qui brasse musique classique, airs populaires à l'accordéon et électronique parfaitement en accord avec toute l'esthétique profondément ancrée 70's du film (le mobilier et les diverses machines qui ont gagné aujourd'hui leurs galons de kitsch). 




Angst essen Seele auf (Tous les autres s'appellent Ali), 1974
Un conte à la fois d'une tendresse infinie (le bouleversant couple formé par Brigitte Mira et El Hedi ben Salem) et d'une cruauté sans complaisance dans sa démonstration (le racisme et l'hypocrisie de tous les autres personnages). Avec son histoire d'amour contrarié, le film revendique l'héritage des mélos flamboyants de Douglas Sirk. Mais l'époque à changé, et la trivialité domine désormais. Toujours prêt à mettre son spectateur dans l'inconfort, Fassbinder sait aussi faire place au comique, ce dernier surgissant donc toujours mêlé à un certaine tristesse (la scène du restaurant de luxe). Le cinéaste s'autorise également des allusions toujours éloquentes au passé nazi de l'Allemagne dont les traces sont loin d'avoir été effacées. 

Contrairement à ce que voudrait faire croire Jacques Lourcelles dans son Dictionnaire des films, Fassbinder avait beau multiplier les tournages, il n'en accordait pas moins à sa mise en scène le plus grand soin, preuve définitive d'un talent hors du commun. Ce film en particulier est réalisé au cordeau, offrant son lot de plans inoubliables mettant en évidence l'isolement des amants. Avec une économie de moyens admirable, et une inspiration débordante, le réalisateur se révèle maître dans l'art de nous emporter dans des torrents d'émotion insoupçonnée. Tirant vraiment parti de la couleur en se la jouant Technicolor, la photographie est magnifique. C'est l'occasion de louer ici l'impressionnant travail de restauration réalisé par Carlotta Films qui a véritablement ressuscité le cinéma de Fafa au début des années 2000. Les copies sont superbes et permettent aujourd'hui de voir ses films dans des conditions idéales. Une image vieillie et des couleurs délavées auraient en effet vite fait de nous rendre pénible la vision de cette Allemagne des 70's avec ses tables en formica, et ses moquettes au mur, derrière lequel on aurait à peine été surpris de voir surgir l'inspecteur Derrick.




Mutter Küsters fahrt zum Himmel (Maman Kusters s'en va au ciel), 1975
Très démonstrative et néanmoins touchante, cette nouvelle fable sur la perte des valeurs de la société des 70's est un conte cruel mais d'une logique implacable, et un nouveau cadeau du réalisateur au talent de Brigitte Mira. Elle incarne le seul personnage constamment digne du récit, qui permettra au film de basculer du pathétique au bouleversant. Autour de la Muti Küsters, les pantins que sont ses enfants, les médias ou les militants gauchistes révèlent progressivement leur totale inhumanité mais sans jamais vraiment tomber dans la caricature. Ceci est du sans doute à une certaine forme de non-jeu des acteurs et dont Ingrid Caven sort championne. Au fond, le même vide moral règne chez les familles ouvrières et les couples bourgeois sans enfants. La fin est aussi inattendue que géniale.

Tout étant ici une question de différence de perception sur des événements donnés, je pense qu'on peut raisonnablement trouver ce film drôle, voire le considérer comme une comédie (noire, certes). Le discours de Karlheinz Böhm en est un bon exemple : je me retenais de pouffer constatant à quel point on avait là une caricature de langue de bois, rendue encore plus risible par le commentaire du type qui le remercie pour la clarté de son exposé ! Les mesquineries des grands enfants sont en comparaison plus dérangeantes parce que montrées sans vernis dramaturgique. C'est presque trop réel, miroir trop juste de nos propres existences. Bref, loin de se la jouer donneur de leçon, Fassbinder trousse ici un film qui bouscule de façon assez salutaire.




Satansbraten (Le Rôti de Satan), 1976
Réalisé avec peu de moyens et certainement en très peu de temps, le film ne cesse d'être drôle. Sa cruauté sans appel n'est jamais étouffante ou claustrophobique. La troupe de Fassbinder a du bien s'amuser sur le plateau, encouragée à aller à fond dans l'outrance. Le personnage de la femme de l'écrivain est le seul à peu près sain dans l'histoire, et parvient même à être émouvant, alors qu'on est plongé dans un monde qui semble nx'exprimer que dégoût et ignobles instincts. 

Du début à la fin du film, on ne quittera jamais le miroir déformant, le grotesque le plus décomplexé, la misanthropie la plus impitoyable, tel un véritable jeu de massacre qui devient réjouissant. Revendiquant ses artifices, le film est volontairement très théâtral  ce qui ne l'empêche pas d'être formellement travaillé, avec de très beaux plans qui mettent bien en valeur les décors, et une musique de Peer Raben qui vient assez subtilement apporter parfois un contrepoint mélancolique aux comportements aberrants des personnages.





DOSSIER RAINER WERNER FASSBINDER. :

23 avril 2016

R.W.F. teil 1 (1966-1971)

Par curiosité, j'ai été lire ce que Jacques Lourcelles disait de Rainer Werner Fassbinder (1945-1982) dans son Dictionnaire des films (Robert Laffont, coll. Bouquins). Et je n'ai pas été déçu, puisqu'il l'apprécie autant que Rohmer. Une seule entrée (Le Droit du plus fort), prétexte pour résumer ainsi la filmographie du Munichois :

« L'œuvre de Fassbinder, abondante, bâclée sous son apparente rigueur, exprimant toutes les idées reçues de l'époque, est comme le "Café du commerce", lugubre et plein de courant d'air, de ce vingtième siècle finissant. Les générations futures y verront peut-être un document sociologique, mais rien n'est moins sûr. »

Rien n'est mois sûr en effet... Acteur, scénariste, dramaturge, metteur en scène, producteur, décédé à 37 ans, il laissera derrière lui vingt-cinq longs-métrages de cinéma tournés sur une douzaine d'années, plus d'une dizaine de téléfilms, sans compter les pièces de théâtre. J'adore son cinéma avec lequel le spectateur finit par se sentir en terrain familier : récurrences des figures de style, goût de la provocation, fidélité d'une troupe d'acteurs et d'une équipe technique. Débordante et faisant souvent avec les moyens du bord, son œuvre ne semble pour autant jamais entraîner d'essoufflement dans l'inspiration. Fassbinder excellait à mélanger les tons et c'est ce qui rend ses films constamment surprenants, mais surtout accessibles.




Der Stadtstreicher (Le Clochard), 1966
Un des tous premiers essais de Fafa, tourné avec trois sous et quelques amis. C'est une histoire quasi muette et ouverte à l'onirisme. On y suit un bonhomme dans une étrange balade à Munich, qui l'amène à se retrouver avec un flingue entre les mains. On apprécie déjà un étonnant travail sur le son, et un superbe noir et blanc joliment nuancé. Déjà prompt à passer de l'autre côté de la caméra, le réalisateur s'y offre une petite apparition.





Das Kleine Chaos (Le Petit chaos), 1967
Autre court-métrage qui cette fois laisse entrer davantage d'idées, sans se soucier de les canaliser. Fassbinder y opère une dévitalisation savoureuse des codes du film noir, avec ce trio de colporteurs qui séquestrent une femme pour lui tirer son fric. On s'y amuse d'autant plus que le réalisateur, interprétant l'un des bad boys de la bande, annonce à la fin qu'il va profiter de cet argent... pour aller au cinéma. Le tout sur fond de musique pop qui achève de donner à l'ensemble des airs de récréation.





Der Amerikanisches Soldat (Le Soldat américain), 1970
Un régal que ce faux film noir, emballé dans un superbe noir et blanc aux ombres particulièrement profondes. « Il ne se passe jamais rien en Allemagne », dit le protagoniste, ex-GI ayant servi au Vietnam et venu faire le tueur à gages à Munich. Alors Fassbinder invente pour lui des histoires, à partir de matériaux ramenés d'Outre-Atlantique : le film noir avec ses femmes-objets tout juste bonnes à se prendre une mandale ou à s'entendre dire « ta gueule ! », des types au chapeau mou, des inserts de Batman ou Clark Gable. D'une liberté totale, expérimentant avec une fraîcheur digne des débuts de la Nouvelle vague française, le film s'autorise à moquer le mélodrame (la serveuse qui se poignarde d'amour et tout le monde s'en fout), et fait porter aux personnages allemands les noms de Lang ou Murnau.

Persistant dans son goût presque potache de la provocation, Fafa s'amuse à titiller les censeurs, filmant des cartes de poker porno ou la nudité totale des personnages lors d’une scène intime. Scène dont je cherche encore la raison d'être, qui nous montre la serveuse, face caméra au coin du lit, raconter pour elle seule — et le spectateur avec elle — l'histoire d'Emmi et Ali, sujet d'un film à venir quatre ans plus tard, Tous les autres s'appellent Ali. Constater la présence de toute la bande de l'Antiteater, pour des apparitions aussi brèves qu’énigmatiques (savoureuse composition d'Ulli Lommel grimé en gitan), participe également au plaisir pris face à ce film plein de jeunesse. Enfin, génial dernier plan-séquence avec son ralenti tout à fait inattendu (l'homme qui roule au sol avec le cadavre de son frère, la mère déjà en deuil qui contemple la scène, et Franz l'ami d'enfance rattrapé par la nuit du bitume). Et Peer Raben, le compositeur attitré de Fafa, compose une très belle ballade pop qui vient rythmer le film et distiller au cœur du récit une mélancolie latente sans laquelle je ne pense pas que l'émotion passerait.




Rio das mortes, 1971
Clairement fauché et à coup sûr faisant partie de ses films tournés en une poignée de jours, il s’agit ici de son premier en couleurs. Un conte moral qui parle de la jeunesse allemande des 70’s, du monde du travail, du désir d’utopie (symbolisé ici par le Pérou, que veulent rejoindre à tout prix deux potes d’enfance), le tiraillement entre le confort bourgeois et la revendication de ses droits (notamment ceux des femmes). Conte moral mais aussi cruel, car l’ironie est de tous les plans, l’artificialité des situations et du jeu des acteurs étant ici poussée assez loin. 

Il faut quand même que ceux qui ont des a priori concernant le cinéma de Fafa le sachent : ce regard caméra plein d’ironie sur ses personnages fait qu’on s’amuse beaucoup devant ses films. Le cinéaste a le sens de l’humour et en même temps qu'il nous déroule sa fable au fond assez triste, il s’amuse avec les clichés du drame et de l’amour, ce qui donne parfois de très belles scènes amoureuses entre Hanna Shygulla et son Jules, où le summum du drame est atteint lorsque ce dernier renverse par maladresse une salière... La dernière bobine témoigne à ce titre d'une vraie volonté de sabotage, avec un monologue volontairement inintéressant qui dure incroyablement longtemps alors que l’émotion du spectateur est à son comble et qu’il guette le dénouement. La toute fin elle-même, déjouant une nouvelle fois l’attente, n’en est alors que plus forte, et on se rend alors compte que les personnages qu’on a suivi depuis le début, loin d'être des pantins, ne manquaient pas d’âme.


DOSSIER RAINER WERNER FASSBINDER :