20 janvier 2016

Bandes dessinées singulières (au pluriel)

Vincent Hardy, Insolitudes, 1984-1994
S'il est bien une expression aujourd'hui galvaudée jusqu'à l'écœurement, c'est celle de "culte". Et s'il est bien une œuvre de bande dessinée qui mérite cette appellation, c'est celle de Vincent Hardy, le créateur d'Ashe Barrett. Cet artiste de génie est sans doute une des figures les plus mystérieuses du neuvième art. Hardy est mystérieux parce que ses ouvrages sont aujourd'hui épuisés et ne se trouvent qu'à grand peine dans les bacs des vendeurs d'occasions. Il est mystérieux parce qu'il semble avoir complètement disparu de la circulation. Mystérieux enfin parce que trop peu de gens semblent le connaître et parce que la source de son inspiration demeure une merveilleuse inconnue (les substances psychotropes ne peuvent tout expliquer). 

Publié sans grand succès en 1984, Insolitudes connut dix ans plus tard un prolongement encore plus fabuleux avec un deuxième volume cette fois tout en couleurs. Il s'agissait dans les deux cas de concevoir un vaste terrain d'expérimentations dépassant de très loin les frontières de l'absurde, d'édifier avec une patience pathologique un laboratoire qui servirait de théâtre au profit d'un démontage décoiffant des codes du langage et de la narration. La folie du dessinateur, que rien ne semble pouvoir arrêter, s'exprime ici via des architectures démentes, des inventions lexicales éblouissantes et un goût pour les détails proprement inhumain. C'est une toute nouvelle logique qui est donnée au lecteur, une leçon de philosophie franchement déstabilisante et réellement jubilatoire. Et l'on parcourt chaque nouvelle page entre hilarité éclatante et admiration muette. Retrouvez-y les aventures de Jupur Brosbaldo dans son combat contre un bruit étourdissant (au sens propre), instruisez-vous grâce aux textes du Sahib, chef-d'œuvre absolu qui propose une exploration vertigineuse du pourcentage non utilisé du cerveau humain. Courrez, guettez, acquérez. Vous n'en reviendrez pas.




Massimo Mattioli, Superwest, 1986
Il est temps de rendre hommage à un des plus importants représentants de l’idiotie en bande dessinée, genre dans lequel excellait également Charlie Schlingo. Les lecteurs de Pif se souviennent peut-être encore de Pinky le lapin rose, reporter photographe, tandis que les fans des Simpsons se délectent toujours des sanglantes facéties de Itchy et Scratchy ignorant ce que Matt Groening doit à Squeak The Mouse. 

Nourri à la sous-culture occidentale (c’est-à-dire américaine) qu’il régurgite pour mieux en révéler le mauvais goût latent, Massimo Mattioli donne dans la BD punk. Écrivons-le donc : l’âme sensible que nous ne sommes pas sera sans doute révulsée à la lecture de ce Superwest. Les personnages de Mattioli sont des animaux dans le plus pur style cartoon rond et rassurant aux couleurs pop. Mais bien vite, la crudité de leur langage, l’ultra-violence de leurs actes nous amène à réaliser qu'ils s'inscrivent dans un tout autre registre. Et c'est dans un monde où règnent le sexe et le sang, que seul Superwest «the tutti frutti superhero» semble apte à s’opposer avec succès et chasteté à cette décadence. 

Entre autres forces du mal, notre héros devra affronter un savant fou communiste qui fait fondre le macadam, un producteur de porno psychopathe, Riri, Fifi et Loulou en braqueurs de banque, un scanner échappé de chez Cronenberg, ou encore des saucisses-garou. Avec une simplicité de moyens et surtout une totale absence de sérieux, Mattioli finit par convaincre de sa démence en plongeant dans l’expérimentation graphique et narrative la plus débridée (qui culminera dans Joe Galaxy, vrai chef-d’œuvre). En plus de mélanger des techniques de peinture, de collage ou de barbouillage irresponsables, il entend pratiquer l’art de la parodie jusque dans le mimétisme du format à l’italienne des fumetti bon marché pour un résultat digne des meilleurs serials.





Winshluss, Pinocchio, 2008
Une œuvre de fou, adaptation épique du conte de Collodi, ultra trash et poétique, grinçante et drôle, émouvante et déprimante. Bref, une œuvre-somme qui reprend et dépasse tout ce qu'avait produit jusqu'alors l'iconoclaste Winshluss. Ayant dès ses débuts à cœur de pervertir une certaine imagerie populaire dès lors qu'elle s'industrialise, le créateur de Monsieur Ferraille a trouvé dans le personnage de Pinocchio un vecteur idéal. L'auteur s'autorise tout, blinde son bouquin d'idées folles mais qui se révèlent pourtant bien cohérentes, et multiplie à chaque page les rebondissements imprévisibles, tout en osant une variété de techniques graphiques époustouflante.

Chaque planche est ainsi un nouvel ahurissement pour les mirettes, et ce qui est raconté ne cesse de percuter le cerveau du lecteur tellement c'est audacieux. Et on n'est pas pour autant dans un délire gratuit en roue libre, le récit s'avérant au contraire impeccablement construit : il y a en effet une foule de personnages qu'on n'arrête pas de recroiser, qui finissent tous par jouer un rôle dans l'histoire et que l'auteur parvient régulièrement à recaser avec un pur génie de conteur. Bref, une lecture qui retourne.

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