« Mais tu me diras, je pense, que ce
qu'il fait n'a point de réalité ; et pourtant, d'une certaine manière, le
peintre lui aussi fait un lit. Ou bien non ? »
Platon, La République, X
L’art de René Magritte (1898-1967) a ceci de singulier qu’il se plaît à
dénoncer les conventions d’une tradition picturale — entendre : illusionniste —
tout en œuvrant en son sein. Chez lui, l’œuvre fonctionne moins par ce qui
est donné à voir que par ce qui est donné à penser. Elle réside dans cet
entre-deux qui tend à faire oublier et le peintre et le sujet
peint. « J’essaie toujours que la peinture ne se fasse pas remarquer, de
façon à ce que le spectateur ne puisse distinguer autre chose que l’idée que le
peintre a voulu exprimer », disait-il. Ses tableaux ne jouent pas sur
l’émotion mais sur une forme d’indifférence visuelle, de sur-réalisme,
générateur d’un décalage saisissant.
Mettant à mal toute une éducation du
regard, il assume la condamnation platonicienne de l’image-leurre. La peinture
n’est plus une fenêtre ouverte sur le monde mais un monde peint sur une
fenêtre. Lorsque Magritte nous dit « ceci n’est pas une pipe », ce que c’est nous
importe moins que ce que ce n’est pas. Ici, l’image n’a d'autre réalité qu’elle même
: soit la réalité physique de la toile.
« Ce que je peins est scandaleux par rapport à la pensée qui doit son
confort à une habitude qui permet — par exemple — de ne pas voir ce que l’on
regarde », déclarait-il à la fin de sa vie. Ses toiles ont toujours été des
champs de bataille opposant la force de l’évidence à La Force de l’habitude
(il intitulera ainsi une huile de 1960). La peinture n’est plus là pour
l’édification morale ou le ravissement esthétique du spectateur mais pour lui
réapprendre à voir, révéler l’arbitraire de ses réflexes associatifs. Si ces
toiles s’imprègnent en nous à ce point c’est en grande partie par leur aspect
figé, pétrifié dans le temps et par la profonde impression de silence qui s’en
dégage. Chez Magritte, la durée est « poignardée. »
« Il fait un temps de Magritte », disait Max Ernst. On peut
facilement réaliser l’inventaire des objets qui peuplent la planète de Magritte
(planète dans le sens où son oeuvre s’attacherait à en établir la topographie)
: voiles, grelots, chapeaux melons, oiseaux, bords de mer, pipes, pommes,
roches, etc. Par la mise en collusion de ces objets familiers, désormais
signes vides de contenu, Magritte transforme le banal en un insolite que,
seuls, ces objets ne pouvaient susciter (procédé qui n’est pas sans rappeler
les ready-mades de Duchamp). La récurrence quasi obsessionnelle
des mêmes éléments en nombre limité favorise cette remise en cause des
habitudes de perception visée par l'artiste. Ainsi en est-il de son ciel bleu :
« en des lieux étrangers, divers, si peu appropriés, lui, toujours à l’aise,
est là, inchangé, invariant, le même en tout tableau, en toute saison, en tout
lieu — à jamais célèbre, devenu ciel universel... »1
Marcel Broodthaers
Malédiction de Magritte, 1966
Bois peint, verres à confiture, coton et peinture bleue, 78 x 62 x 32 cm
Broodthaers estate, Bruxelles
Une toile comme La Malédiction (1960) est en cela une des plus
étonnantes qu’ait peintes Magritte. Connaissant le fonctionnement de ses œuvres, on se torture l’esprit pour voir ce qu’on imagine qu’il y a à voir
dans ce ciel manifestement vide. On guette l’apparition du sphinx dissimulé par
les voiles cotonneux. Ici comme ailleurs, le sens du tableau est moins dans la
résolution de l’énigme que dans l’exercice mental qu’elle propose au spectateur. Marcel Broodthaers, compatriote de Magritte, en proposera un décryptage
tout à fait iconoclaste en 1966. Le ciel ouvre sur un nouvel hermétisme. De même, si les paysages de Richter provoquent une émotion si puissante, n'est-ce pas parce qu'ils perdent le spectateur dans l'immensité de la toile pour l'amener à y découvrir une nouvelle forme d'abstraction, où le réalisme photographique se heurte à la réalité de l'illusion ? « L’image peinte est plus réelle que la photo parce que la peinture en soi possède un caractère d’objet puisqu’elle est manifestement faite à la main et fabriquée à partir d’un matériau palpable. »2
Dans
l'exemple précis de La Malédiction de Magritte, on devine que le titre encourage le spectateur à de telles
extrapolations. La malédiction, n'est-ce pas celle qui condamne notre regard à
la quête sempiternelle d'un au-delà de la surface ? Duchamp plaidait autrefois
pour une peinture qui ne soit pas une expérience exclusivement “rétinienne” : «
elle doit intéresser aussi la matière grise, notre appétit de compréhension. »
Voyager à travers l'œuvre de Magritte est une source de plaisir sans fin,
analogue à ces livres d’illusions d’optiques ou de devinettes dont chaque page
garde l’esprit du lecteur en éveil.
Gerhard Richer
Marine, 1975
Huile sur toile, 200 x 300 cm
Froehlich collection, Stuttgart
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1. Henri Michaux, En rêvant à partir de peintures énigmatiques (1972),
Fata Morgana, Saint-Clément-la-Rivière, 1984
2. entretien de 1992 avec Doris von Drathen, in Gerhard Richter, Textes, Les Presses du réel, 2012.
2. entretien de 1992 avec Doris von Drathen, in Gerhard Richter, Textes, Les Presses du réel, 2012.
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