20 novembre 2014

Due Leone

Après avoir évoqué les rejetons plus ou moins légitimes de Sergio Leone dans ma revue personnelle du western spaghetti, je souhaitais m'arrêter sur deux œuvres qui représentent une nouvelle charnière dans la filmographie du maître. Deux films qui parviennent à nouveau à transcender un genre avant qu'il ne se sclérose, et qu'on pourrait qualifier de "sur-western"...




C'era una volta il West (Il était une fois dans l'Ouest), 1968
Leone opère pour sa cinquième réalisation un détricotage en règle de la recette mise au point dans sa trilogie dite des dollars (Pour une poignée de dollars, Et pour quelques dollars de plus, Le Bon la brute et le truand). Il parfait son ouvrage et s'efforce de distancer ses suiveurs. En rejouant dans sa scène d'ouverture le style outrancier d'un genre qu'il a contribué à imposer, en en épuisant tous les excès, Leone l'enterre un peu aussi. Il met à mort des archétypes pour mieux aller voir ailleurs. La suite du film, dans ses personnages — la présence d'une femme forte, enfin — comme dans son ton, a en effet peu de choses en commun avec le pittoresque de ses films précédents. Ceci dit sans aucun jugement de valeur. Le temps y est quinze fois plus étiré, aboutissant à autre chose. Et cet autre chose, c'est un film tout simplement parfait, chaque scène donnant l'impression de pouvoir fonctionner de façon autonome, tout en s'agençant progressivement comme autant de pièces d'un puzzle d'une totale cohérence. Une véritable magie de cinéma qui existe pleinement grâce à la musique de Morricone qui sait comme personne faire soudain monter la tension et filer la chair de poule au spectateur. Le qualificatif d'opéra n'est certainement pas usurpé, chaque personnage apparaissant accompagné de son leitmotiv. Et j'aime cette anecdote selon laquelle Leone serrait méchamment la gorge du joueur d'harmonica lors de la séance d'enregistrement.

Comment peut-on à ce point travailler sur l'épure (peu de dialogues, actions réduites à leur essence) et offrir une réflexion aussi riche sur le mythe américain ? L'histoire se mêle à la légende, le lyrisme des situations au réalisme des détails. Le cinéaste profite de la richesse de ses superbes décors, les directeurs artistiques italiens ne sont pas pour rien considérés comme faisant partie des meilleurs au monde.

Mais cette machine resterait une coquille vide s'il n'avait pas placé à son sommet une troupe d'acteurs tous plus fascinants les uns que les autres. Claudia Cardinale n'est pas seulement mémorable par sa beauté renversante, son personnage lui-même rayonne au sein de paysages aux dimensions mythologiques. Le choix d'Henry Fonda pour incarner un salaud riche de complexité est d'une audace réjouissante. Et après la paire Eastwood Wallach, celle constituée ici par le magistral Jason Robards et Charles Bronson semble vraiment annoncer le duo Coburn Steiger du film suivant...




Giù la testa (Il était une fois la révolution), 1971
Mon chouchou dans la filmo de Sergio, dont je garde intacte l'impression de choc ressentie à sa découverte. Le premier quart d'heure, entre un jet de pisse et un gros plan de fesses, est désarmant, c'est peu de le dire. Le film ne va cesser de fonctionner sur des ruptures de tons, qui ont pour but d'embarquer, avec violence s'il le faut, le spectateur dans le flux de l'histoire, avec des personnages qui évoluent vraiment au cours du film. Rod Steiger est promu du rang de péon mexicain à celui de héros de la révolution malgré lui. James Coburn, habité par un passé tragique, cherche à expier sa culpabilité et explose tout sur son passage, au sens propre. L'un et l'autre très opposés, puis complémentaires, se toisant et s'encourageant alternativement tout au long du film, traçant le portrait d'une amitié naissante, virile, touchante. Car Giù la testa est aussi un buddy movieLe bouffon et le héros tragique déteindront l'un sur l'autre, composant certainement un des plus beaux couples de bandits que le cinéma nous ait donnés. 

À la revoyure de ce grand film, c'est sur la composition savante du cadre et sur la science du montage de Leone que je me suis surtout arrêté. Il y a notamment une utilisation de la profondeur de champ assez impressionnante, ainsi qu'une mise en scène de l'espace plus que jamais précise et inspirée. On n'en doutait évidemment pas (voir l'éblouissant duel final d'Il était une fois dans l'Ouest), et on ne profitera jamais mieux de ces films que projetés sur grand écran. Leone sait comme personne faire durer des scènes et les rendre passionnantes. Qui d'autre que lui sait à ce point faire en sorte que la musique fasse corps avec le film ? Morricone tutoie une nouvelle fois les cîmes. J'adore le thème si poignant de Sean qui accompagne des flashbacks plein de douleurs. Ces flash-backs eux-mêmes sont tout simplement sublimes, d'une pureté et d'une simplicité rare, car tout passe par la musique et l'image.

Cette vision à la fois romantique et désenchantée de la révolution bouleverse, mais n'empêche pas pour autant le réalisateur de se lâcher complètement dans l'humour et la paillardise. Mélange de spectacle et de réflexion politique, ce cocktail volontairement perturbant exprime finalement assez justement tout le paradoxe de l'engagement révolutionnaire, entre idéal et désillusion, nihilisme et imposture. L'ironie est constante, à la fois cinématographiquement (le western rend ici définitivement l'âme) et politiquement (les théories et les idéaux sont finalement peu de choses face aux faiblesses humaines et aux hasards de nos destinées). Le film me laisse à chaque fois complètement anéanti par sa puissance émotive et sa réussite artistique... Une phrase que je pourrais en fait reprendre mot pour mot à propos du testament cinématographique de Leone que sera treize ans plus tard Once upon a time in America.

1 commentaire:

Iss'n'kor a dit…

Et voilà, j'ai envie de les revoir, pour la trentième fois ! :P