21 octobre 2014

Mémoires, mes belles mémoires... 2

« La vie humaine — ah ! La vie en elle-même — est poésie. Inconscients, nous la vivons, jour après jour, étape par étape, — mais dans son intangible unité, elle vit, elle nous fait poésie. Loin, bien loin de l'ancienne formule : "faire de sa vie une oeuvre d'art", nous ne sommes pas notre oeuvre d'art. »
Lou Andreas-Salomé, Mon remerciement à Freud



Lou Andreas-Salomé, Ma vie
Hélas pour moi, je crois n'avoir rien lu de Lou. Ce qui fait que son autobiographie n'a pas été évidente à aborder. L'auteur s'adonne en effet à l'exercice des mémoires selon une méthode assez peu conventionnelle, car thématique et non chronologique. Elle reconstitue son parcours en creux, laissant nombre de choses dans l'ombre, évoquant des figures du passé qui sont aujourd'hui un peu oubliées. Le fil n'est donc pas toujours aisé à suivre. Cependant, cette approche par le sensible et par l'esprit donne lieu à de très jolies pages, qui ouvrent souvent à la réflexion. On y découvre une femme libre, qui voyage beaucoup, qui s'efforce de rester fidèle à certaines valeurs, à certaines passions, à ce qu'on pourrait appeler la poésie de l'existence. L.A.-S. aborde également avec une grande intelligence des notions aussi essentielles que le sens de la spiritualité, l'amitié et l'amour. Elle évoque bien sûr aussi son attachement à la terre russe, ainsi que les grands noms qu'elle a fait plus que croiser (Nietzsche, Freud). Son témoignage prend parfois la forme d'une analyse critique, qui s'avère d'autant plus précieuse qu'elle vient de quelqu'un qui a assisté au développement des œuvres et des pensées de ces hommes. Autre force de cette construction, Salomé semble laisser à l'arrière-plan son mari, l'évoquant à peine, ce qui n'a pas cessé de m'interroger. Elle garde en fait pour les dernières pages le moment de parler enfin de lui, et le portrait plein de dignité qu'elle en trace alors suscite une émotion inattendue. Mais les plus beaux passages sont sans doute ceux consacrés à Rilke, qui laissent entrevoir une compréhension assez unique entre deux êtres, entre deux âmes, bien au-delà du "simple" rapport amoureux. Une lecture pas indispensable, donc, mais qui donne tout de même matière à puiser.




Paul Auster, Le Diable par la queue, suivi de Pourquoi écrire ?
L'auteur de Leviathan nous livre ici le récit touchant de ses années de galère, marquées par son rapport à l'argent, sujet trivial mais honnête, angle d'attaque assez puissant pour évoquer à la fois son histoire familiale et la quête de soi-même. De façon évidemment très signifiante, le texte s'achève au moment exact où Auster voit publié son premier livre, sa vraie naissance littéraire que sera la très belle Invention de la solitude, qui flirte précisément avec l'autobiographie. 

Le Diable par la queue se révèle ainsi une lecture d'autant plus précieuse qu'elle affirme plus que jamais le jeu troublant et particulièrement poussé chez cet auteur de confusion entre réalité et imaginaire. Une manière de concevoir la création qui me parle bien.




Stephen King, Écriture, mémoires d'un métier
Un essai passionnant, rédigé avec l'aisance coutumière de l'auteur, qui tient à la fois de l'autobiographie et de la méthode. King y raconte ses débuts où il fut également question de tirer le diable par la queue. Il explique aussi et surtout sa façon de travailler, le soin qu'il accorde à ses intrigues, à ses personnages et surtout à son langage. L'écriture est sa passion, et il en livre un exposé plein de sincérité, donne plein de conseils de bon sens aux apprentis écrivains. La rédaction de cette somme a été interrompue par l'accident de la route qui le laissa bien estropié en 2000, et l'ouvrage s'achève par le récit de ce drame. Un épilogue qui se révèle parfaitement opportun puisque King place ainsi l'écriture comme sa principale raison de vivre, sa planche de salut, et c'est ce qu'elle a été depuis toujours.

C'est donc un bouquin pertinent par la compréhension de son métier dont fait preuve l'auteur, et évidemment riche d'enseignement sur son œuvre littéraire. Et qui plus que jamais — il fallait s'y attendre —  donne envie de s'y replonger.






Michel Leiris, Biffures
L'Âge d'homme était un livre fabuleux. Dépassant de loin le strict cadre de l'autobiographie, Michel Leiris y décidait à trente-huit ans de mettre son âme à nu, avec méthode et poésie. Ces Biffures en sont à la fois le prolongement et la naissance d'un projet qui va donner lieu à ce qu'il appellera par la suite sa "Règle du jeu" : le dévoilement rigoureux de tout ce qui a fait de lui ce qu'il est devenu, l'étude obsessionnelle de sa personnalité, son goût des mots, son interrogation du langage, des signes qui l'ont construit. Leiris conduit cette exploration avec une maniaquerie presque décourageante, puisqu'elle va s'appliquer de préférence aux éléments les plus insignifiants, rapportés par une écriture à la limite de la névrose. Phrases construites comme une ouverture infinie de tiroirs où l'on cherche en vain un point final, mots presque trop parfaitement choisis aux sonorités décortiquées jusqu'à l'abstraction, attachement au détail, digressions incessantes. Rédigées pendant l'Occupation, ces lignes n'évoqueront qu'à peine les sombres événements de l'époque. Le sujet, c'est  l'homme intérieur.

Entre le désir d'une rigueur implacable et l'inévitable ouverture permise par les associations d'idées, le texte est souvent fascinant, certes, mais ce qu'en tire l'auteur est trop rarement communicable au lecteur, tant ce qui s'y dit n'appartient la plupart du temps qu'à lui-même, et on a souvent l'impression qu'il n'écrit que pour lui. Il est d'ailleurs symptomatique qu'à la fin, estimant qu'il a échoué dans son projet, Leiris rédige encore des dizaines de pages pour expliquer qu'il ne peut désormais que se réduire au silence en attendant de mûrir davantage.


« C'est en me répétant certains mots, certaines locutions, les combinant, les faisant jouer ensemble, que je parviens à ressusciter les scènes ou tableaux auxquels ces écriteaux, charbonnés grossièrement plus souvent que calligraphiés, se trouvent associés ; c'est en disposant côte à côte (comme si je visais à les rajuster) ces signes épars ou épaves délavées, que je parviens à tirer de leur immatérialité de fantômes (auxquels c'est à peine si je croyais encore) ces souvenirs sans autre caractère commun que leur capacité d'être ainsi ressuscités, tels des morts se levant à l'appel de leur nom ou au seul énoncé d'une formule dépourvue de signification raisonnable mais par le fouet magique de laquelle ils sont revigorés. »
Michel Leiris, Biffures

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